Sortir de l'histoire officielle

    


G. Orwell, S. Weil et A. Camus ou l’altruisme

George Orwell, Eric Blair de son vrai nom (1903-1950), Simone Weil la philosophe (1909-1943) et Albert Camus (1913-1960).




Par des lectures anciennes et récentes j’ai découvert des points communs à ces 3 auteurs. Par jeu et empathie, pour ne pas dire par amour, j’ai essayé d’en préciser quelques uns.

Je ne comprenais pas pourquoi certains journaux me mettent mal à l’aise.
Par mes trois compères maintenant je sais !
Je sens dans ces journaux de la condescendance pour ceux qui n’ont pas les moyens ou l’ambition de fréquenter une certaine coterie, et du mépris pour qui se sentirait solidaire corps et âme au monde des sans grade.
Par conséquent je me sens distant des lecteurs réguliers de ces quotidiens.
Je ne retrouve pas ce mépris ou cette condescendance dans la lecture de mes 3 modèles du jour. Leur lecture devrait nous rapprocher, les lecteurs de ces quotidiens et moi.

Il faut dans sa vie des penseurs qui, par leur lecture, nous procurent stimulations intellectuelles et ouvertures vers de nouveaux horizons.
George Orwell, Albert Camus et Simone Weil m’apportent des textes vivifiants qui donnent du sens à mes réactions passées devant les évènements.
N’ayant pas complètement saisi leur pensée, j’en suis frustré, et n’ayant pas encore parcouru tous leurs textes je vais certainement vous présenter des interprétations erronées, des contradictions, omettre des informations primordiales.

Mes altruistes, même morts, doivent toujours résister aux spoliateurs qui, étymologiquement, les dépouillent de leurs idées et résister aux opportunistes, qui adaptent leurs pensées aux courants dominants.
C’est un long combat pour qu’ils ne soient pas réduits à une œuvre, à une action, à une phrase.

Les biographies, les anecdotes, témoignages et la compréhension de certains textes « Hommage à la Catalogne », « Le premier homme » et le documentaire « Simone Weil – L’irrégulière » me rapprochent d’eux et m’ouvrent un champ immense de pensées.
Mon but n’est pas de canoniser, de lire une hagiographie de ce coureur de jupons, de ce pécheur à la ligne et de cette vierge anorexique. Leurs pas de côté ne les rendent que plus attachants. L’engagement de ces êtres m’élève dans ce monde du chacun pour soi.

Un dicton, comme un dessin, peu résumer, sans grande explication, une situation. Mais ces dictons deviennent avec le temps nébuleux.
1984 nous permet de comprendre le dicton « Un arbre cache la forêt ». Ce roman nous cache la multitude des textes qui nous transmettent la pensée complexe et évolutive de George Orwell. C’est assez pratique ça permet de cantonner un penseur dans un domaine favorable aux prosélytes, ici les conservateurs.
Pour Camus ce seraient ses propos pour la défense de sa mère plutôt que l’Algérie indépendante, qui nous limiteraient dans sa vision complexe de la décolonisation.
Ou si c’est une œuvre ce serait peut-être « La Peste ». Ou « L’homme révolté » pour les intellectuels.
Pour Simone Weil, c’est plus complexe. Elle n’a rien publié de son vivant.
On va dire que c’est son mysticisme qui permet confortablement de la ranger dans un coin.
L’église voudrait bien en faire une sainte mais Simone a refusé le baptême, ne se sentant pas attirée par les clergés.

Leurs pensées, leurs vies, leurs chemins se sont croisés mais ne se sont pas rencontrés.
Deux nantis par leurs origines, deux momentanément communistes et deux hommes, mais chaque paire est différente
Tous les trois seraient viscéralement humanistes, philanthropes. Altruistes est plus juste. Ce dernier mot n’étant pas rattaché à une école de pensée ou à la générosité philanthropique d’une banque ou autres sociétés.
Tous les trois refusant de laisser au bord du chemin les victimes collatérales de luttes pour des lendemains qui chantent.

En 1936 en Espagne par souci de justice Simone et George ne pouvaient éviter un engagement. Ils s’engagèrent dans la défense d’une république en lutte contre les tenants de la rente foncière et les gardiens armés et moraux que sont le clergé espagnol et l’armée de Franco.
Je me permets un clin d’œil, ou plutôt une grimace de l’histoire. George Orwell de retour de Barcelone par un article « Les pieds dans le plat espagnol » contredit les manipulations en Angleterre qui faisaient les louanges du front populaire et occultaient la répression envers les anarchistes et le POUM. Et Simone Weil rentra d’Espagne après s’être blessée en mettant un pied dans une bassine d’huile bouillante. Le pied dans le plat espagnol.
L’Espagne est la deuxième patrie d’Albert Camus, pays d’origine de ses grands-parents maternels. Par de nombreux articles et sa présence dans des meetings il s’est toujours montré solidaire des victimes de la répression franquiste.
Deux combattants dans la colonne Durruti pour l'une et dans la milice du POUM pour l'autre. Le troisième solidaire des syndicalistes condamnés à mort par la justice de Franco.
Simone a peut-être croisé George pourchassé par les communistes pro-Moscou, dans Barcelone en proie à la chasse aux anarchistes et militants du POUM.
En 1948 Albert a placé en Espagne l’action de sa pièce L’état de siège dénonçant clairement la dictature franquiste et le soutien que l’église lui a apporté.
Tous les trois attirés par l’efficacité que représente un mouvement révolutionnaire tout en rejetant le totalitarisme, même s’il s’enveloppe d’un drapeau rouge.

On se demande quand on réfléchit à leurs engagements quels chemins auraient-ils pris devant les évènements de la fin du 20ème siècle ?
On pourrait penser qu’ils se serraient réfugiés dans le ventre mou du centrisme … ou pire.
George et Albert rejetant le totalitarisme soviétique et Simone se réfugiant dans la foi ... des penseurs conservateurs auraient pu se les accaparer.
Il y a bien eu une tentative, qu’il a repoussée, de récupérer George Orwell par un meeting de soutien à la République espagnole organisé par des personnes éloignées de ses idéaux socialistes.

Ce qui est certain c’est que leur empathie pour les humbles les aurait opposé au marché libre sans moral, aux coups d’état télécommandés par ces marchés en Afrique, au Chili et Argentine entre autres, se seraient opposés aux capitalismes d'état se nourrissant des esclavagismes industriels.
Jusque dans leurs tripes chacun se sentait fondamentalement l’égal de tout homme, de toute femme.
Il n’y a que le carriérisme opportuniste qui les aurait éloignés de leurs convictions mais ils se seraient coupés une partie d’eux même.
Pourquoi avaient-ils autant d’empathie pour l’autre ?
Je n’ai pas toute la réponse.
Leur parcours peut nous aider.
Deux quittant leur confort, Simone et George, pour fusionner avec le labeur des petites gens et l’autre lié par sa jeunesse parmi ceux-ci.

Simone Weil agrégée de philosophie, pas seulement par simple curiosité mais pour penser l’ensemble de l’univers, fit l’expérience de la condition ouvrière et du travail à la tâche.
Le 4 décembre 1934 à 25 ans elle travailla comme ouvrière sur presse dans une usine d'Alsthom. Elle y resta 4 mois, non sans difficulté (maladie, mise à pied...). Elle fit une autre expérience difficile à Carnaud et Forges de Basse-Indre et une troisième chez Renault comme fraiseuse.
De la condition ouvrière elle en retira le sentiment qu’elle ne consentira jamais à juger convenable pour un de ses semblables, quel qu'il soit, ce qu’elle juge moralement intolérable pour soi-même.
Weil raconte : « Étant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. … j'avais réellement oublié mon passé et je n'attendais aucun avenir, pouvant difficilement imaginer la possibilité de survivre à ces fatigues. Ce que j'ai subi là m'a marquée d'une manière si durable, qu'aujourd'hui encore, lorsqu'un être humain, … me parle sans brutalité, je ne peux m'empêcher d'avoir l'impression qu'il doit y avoir erreur et que l'erreur va sans doute malheureusement se dissiper. Un jour, je me suis rendue compte que quelques semaines de cette existence avait presque suffi à me transformer en bête de somme docile, et que le dimanche seulement, je reprenais un peu conscience de moi-même. Je me suis alors demandée avec effroi ce que je deviendrai, si jamais les hasards de la vie me mettaient dans le cas de travailler de la sorte sans repos hebdomadaire. Je me suis jurée de ne pas sortir de cette condition d'ouvrière avant d'avoir appris à la supporter de manière à y conserver intact le sentiment de ma dignité d'être humain. …
Compter sou par sou. Pendant 8 heures de travail, on compte sou par sou, combien de sous rapporteront cette pièce ? Qu'est-ce que j'ai gagné cette heure ci … ? En sortant de l'usine, on compte encore sou par sou. On a un tel besoin de détente que toutes les boutiques attirent. Est-ce que je peux prendre un café ? Mais ça coûte 10 sous ; j'en ai déjà pris un hier. On fait son marché Combien coûtent les pommes de terre ici ? 200 mètres plus loin, elles coûtent 2 sous de moins. Il faut imposer ces 200 mètres à un corps qui se refuse à marcher. Les sous deviennent une obsession, jamais à cause d'eux, on ne peut oublier la contrainte de l'usine.»

Comme Simone Weil, George Orwell pour comprendre descend dans les marges de la société d’avant guerre. Un peu comme Jaurès par le contact avec le peuple travailleur il prit conscience de l’existence de groupes humains (pour ne pas parler de classes) parasités par d’autres groupes. Orwell se sentant l’égal de tout humain, et n’y voyant plus une action du destin, il ressentit un sentiment d’injustice. L’auteur de « 1984 » nous dit : « Je fis l’expérience en Birmanie de la pauvreté et de l’échec. Ceci augmenta ma haine naturelle de toute autorité, et me rendit pleinement conscient, pour la première fois, de l’existence de classes travailleuses. Mon travail en Birmanie m’avait déjà permis d’acquérir une certaine expérience de la nature de l’impérialisme … Le guerre d’Espagne eut un effet décisif … Depuis 1936, chaque ligne de mes travaux sérieux n’a plus eu qu’un objet : lutter directement ou indirectement contre le totalitarisme pour le socialisme démocratique tel que je le comprends ».
Ce cheminement, je rajoute, il l’avait déjà initié en 1933 « Dans la dèche à Paris et à Londres »
Les rencontres se font dans les cuisines des palaces parisiens ou sur les routes avec les SDF de l’Angleterre d’avant guerre.
Pour Jean-Jacques Rosat dans le magasine littéraire de décembre 2009 « C’est après 2 mois en 1936 … partageant la vie quotidienne des mineurs et des ouvriers du nord de l’Angleterre ravagé par la grande dépression, qu’il s’estimera délivré de ses préjugés, capable de traiter réellement les exploités et les miséreux comme des égaux, sans commisération ni paternalisme … »
Sentiment confirmé par ce texte sur un échange de regard « le train m’emportait à travers un monstrueux paysage de terrils … de canaux putrides. Comme nous traversions lentement les faubourgs de la ville, nous longeâmes d’interminables rangées parallèles de petits taudis grisâtres … Derrières une de ces cahutes, une jeune femme était agenouillée sur les pavés, enfonçant un bâton dans un tuyau de plomb … qui, sans doute, s’était bouché. J’eus le temps de la détailler, avec son tablier qui pendait comme un sac, ses bras rouge de froid. Elle leva la tête au passage du train. J’entrevis l’expression la plus désolée, la plus dénouée d’espérance … Je saisis combien nous nous trompons quand nous disons : « Pour eux ce n’est pas la même chose, ce n’est pas comme pour nous » comme si les gens qui ont grandi dans les taudis ne pouvaient rien imaginer d’autre que des taudis … »

Camus le journaliste, l’écrivain reconnu porte en lui ses jeunes années vécues parmi la population pauvre, laborieuse algéroise. Il a le souvenir du plaisir dans l’effort de son oncle tonnelier. Il écrit dans le premier homme : « un long effort musculaire, une suite de gestes adroits et précis, des mains durs et légères, et on voyait apparaître le résultat de ses efforts : un baril neuf, bien fini, sans une fissure, et que l’ouvrier pouvait contempler ». Ailleurs pour justifier ses engagements pour les taiseux, les exploités il précise qu’il n’a pas écrit pour que « le monde se couvre de statues grecques et de chefs-d’œuvre ».

Je complète ce texte ou le contredit avec les propos de Simone Weil bien d’aujourd’hui :
«On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place.»

Pour finir quelques regards croisés :
Pour Albert Camus « Simone Weil est le plus grand esprit de notre temps et je souhaite que ceux qui le reconnaissent en reçoivent assez de modestie pour ne pas essayer d’annexer ce témoignage bouleversant ».
Albert Camus, qui a publié les livres de la philosophe dans la collection Espoir, à la nouvelle de sa nobellisation est allé se recueillir discrètement dans la chambre que Simone avait occupée à Paris.

Pour Olivier Todd écrivain et journaliste « Camus n'est pas un philosophe au sens classique et français. Ça ne veut pas dire que ce n'est pas un penseur politique important … Il n'y en a qu'un auquel on peut le comparer, c'est George Orwell. Des gens essaient de faire de Camus une sorte de centriste mou, mais c'est totalement faux. Il a toujours réagi quand il y avait la répression, il a dit des choses simples sur la violence ou le terrorisme. Sur l'Algérie, il a fait un blocage idéologique et tripal. C'est quand même un écrivain dangereux, il nous oblige à remettre en question beaucoup de nos convictions. »

Comme écrivain dangereux, je rajoute, George se place là aussi. En commentant Kipling voici ce qu’il nous dit : « Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous des coolies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devaient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. »

Et pour lier les 3, Éric Dior, journaliste et essayiste, dans la Magasine Littéraire consacré à Orwell : « Outre Camus, c’est à la philosophe Simone Weil que cet anglican athée nous fait constamment penser. Même révolte devant l’écrasement de l’âme engendré par la condition ouvrière. Même passion de l’ascèse poussée jusqu’à la mortification pour expier ses origines sociales. Même certitude, enfin, que la justice – si on ne veille au grain – déserte le camp des vainqueurs. »


Ce qui manque ici c’est ce qui sépare George, Albert et Simone ou ce qui les unit dans le domaine spirituel, mystique par exemple.
Eric Blair se sentait en harmonie avec le rituel anglican. Il y recherchait ses racines et on rejoint l’enracinement de Weil la mystique. Dans sa vision absurde de l’existence Camus avait trouvé cette solution au doute sidéral, mais il entendait la pensée de Weil.

Dans tous les cas continuons à les lire, pour nous en nourrir, pour se donner l'énergie de résister.

J’espère qu’Agnès Spiquel présidente de la « société des études camusiennes » ne pourrait pas dire de mon texte comme elle l'a écrit pour certains théoriciens : "Ils ne lisent pas Camus, ils s'en servent"

Avril 2015

Un autre rapprochement : Avec Simone Weil et George Orwell, pour un socialisme vraiment populaire
En pdf :  Avec Simone Weil et George Orwell, pour un socialisme vraiment populaire