Sortir de l'histoire officielle

    


Aux croisements des chemins anarchistes
Entretiens avec Philippe Corcuff et Francis Dupuis-Déri réalisés par Mimmo Pucciarelli


Quatrième de couverture et site «Si l’anarchisme aujourd’hui n’a pas en soi une force capable d’infléchir le cours de l’Histoire, on peut néanmoins constater que celles et ceux qui partagent cet imaginaire libertaire, qui s’engagent dans les nombreuses et diverses luttes toujours à l’ordre du jour, non seulement en France et au Canada, mais dans presque toutes les régions du monde, contribuent individuellement ou bien collectivement à proposer des chemins antiautoritaires, un regard critique sur le devenir des luttes elles-mêmes, et donc de nos sociétés.»

Philippe Corcuff
Un anarchisme pragmatique porteur d'un individualisme solidaire

D'abord un article Une-individualite-sociale-contre-l-individualisme-marchand
En pdf sur un prolospecule «Une individualité sociale contre l’individualisme marchand»

L'introduction de son livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte

L'individualité : page 14«...aujourd'hui, dans le mouvement anarchiste, le défends clairement un individuaisme solidaire. ...Au départ, dans les courants des débuts du mouvement ouvrier au XIXe siècle et au début du XXe siècle, parmi les libertaires, chez les syndicalistes révolutionnaires, mais aussi dans le socialisme républicain comme celui de Jean-Jaurès ou même chez Marx, il y a une forte présence de la question de l'individu. Je fais ainsi de Marx un auteur individualiste, plus individualiste d'ailleurs que Proudhon et Bakounine ...»
15«Pour le cas de la France, la rupture intervient autour de la guerre de 1914-1918. À partir de là, la dimension individuelle va devenir secondaire, voire marginale, dans les courants sociaux-démocrates, communistes, comme dans les grands courants syndicaux, et va être plus ou moins préservée dans les courants libertaires. Toutefois les courants communistes libertaires tendent eux aussi à être quelque peu contaminés par les schémas marxistes - eux-mêmes fort éloignés de l'individualisme relationnaliste de Marx ...»
16«... le plus intéressant de ce point de vue pour moi, c'est un philosophe qui ne se réclame pas de ]'anarchisme, mais qui s'inscrit dans un double cadre, la phénoménologie du XXE siècle dans le sillage de Husserl et la tradition juive : il s'agit d'Emmanuel Levinas (1906-1995). Levinas est un grand penseur de l'individualité, mais à travers l'individualité d'autrui, donc une individualité saisie de manière relationnelle, dans des relations intersubjectives. C'est le thème chez Levinas du visage, le visage d'autrui en tant que singularité incommensurable et dont la détresse interpelle ma responsabilité. En même temps, Levinas a pris en compte le fait qu'une société a besoin du commun et d'institutions pour l'étayer, permettant une comparaison afin de répartir les ressources de manière plus juste.»
17 «...il faut comparer, créer un espace commun de solidarité, de comparabilité entre les individus pour répartir d'une manière plus juste les biens, les contributions de chacun et les ressources créées.»
18 «... tout en me référant à la tradition du mouvement ouvrier, au sein duquel les mouvements libertaires ont mieux posé que d'autres le nécessaire rapport entre le plan individuel et le plan collectif, il me semble que l'auteur contemporain qui donne les pistes les plus intéressantes à ce sujet est Lévinas, un quasi-inconnu parmi les anarchistes.» Note : Un des rares penseurs (mais non strictement anarchiste) est Michel Abensour - «Emmanuel Levinas, l'intrigue de l'humain Entre métapolitique et politique. Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas - Éditions Hermann 2012»
24 Face à une pente anti-intellectualisme ils ont créé le groupe ETAPE hébergé sur le site grand-angle-libertaire grand-angle-libertaire.net/etape-explorations-theoriques-anarchistes-pragmatistes-pour-lemancipation/
25 «... le mouvement anarchiste est un de ceux qui a le mieux retenu l'exigence d'émancipation individuelle comme un des éléments importants de 68. Alors que cela n'a pas été le cas du langage des organisations dominantes marxisantes, qui ont souvent maintenu la chape de plomb d'un « logiciel collectiviste ». C'était pourtant significativement présent dans le mouvement, chez les étudiants ou chez les ouvriers, mais cela tendait à disparaître des discours des organisations marxistes qui parlaient au nom du mouvement.»
26 «...face au néolibéralisme,le mouvement anarchiste a quelque peu reculé quant à la question de l'individu, suivant en cela les discours des nouvelles gauches radicales dites « antilibérales ». En effet. comme le néolibéralisme a porté la figure de l'individu marchand contre les services publics, et d'un management valorisant l'individu contre les collectifs syndicaux, les discours au nom du «collectif » et du « commun » ont été davantage en vogue, ... cet aspect individuel a donc régressé, y compris chez les anarchistes, à cause de la confrontation avec le néolibéralisme.»
Auto-marginalisation 31 à 33 «Puisque, face au néolibéralisme, les institutions et l'état sont souvent vus comme une protection que, justement, le néolibéralisme remet en cause. D'où une plus grande difficulté pour les anarchistes à faire reconnaître la logique antiétatiste de l'alternative politique qu'ils incarnent historiquement. C'est pour cela que, dans mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, j'ai essayé de faire la distinction entre institutions et État pour expliquer qu'il y a une nécessité des institutions, fournissant notamment des repères partagés et des protections, sans nécessité d'un État. L'État, ou plutôt l'étatisme (car il n'a pas que la logique étatiste dans des États concrets plus composites), constituerait dans cette perspective une tendance à l'intégration verticale de l'ensemble des institutions, qui devrait pouvoir disparaître pour le bien des Individualités et du commun, alors que des institutions transformées, déverticalisées, démocratisées, assouplies, non reliées entre elles par un canal unique, auraient un avenir devant elles.
... il y a, dans le milieu libertaire, une participation à sa propre automarginalisation. ... et peu de défi politique posé à la société dans son ensemble.
... des grandes raisons ... du fait que l'anarchisme n'est pas pris au sérieux comme alternative politique.»
34-35 «...contrairement à ce que croient nombre de secteurs de la gauche radicale et d'anarchistes, les gens ne sont pas tous « complètement aliénés » à l'État, au capitalisme et à « la propagande médiatique ...
... cette critique est souvent exprimée à partir d'attentes individuelles et d'expériences intimes, niveaux qui ne sont guère reconnus par les organisations qui luttent contre le capitalisme et contre l'État.
... une des contradictions principales du capitalisme aujourd'hui se situerait entre l'individualité et la marchandisation capitaliste. Parce que le capitalisme prétend développer l'individualité de chacun, son autonomie, sa créativité. Et, en même temps, comme il ne peut le taire que dans son cadre marchand pour produire du profit, il engrange des frustrations et des blessures de l'intimité. Il y aurait donc une énorme réserve de blessures et de frustrations, c'est-à-dire d'attentes de reconnaissance et de réalisation de soi à la fois stimulées et déçues par le capitalisme, justement susceptibles d'être politisées à partir d'un projet alternatif. ...
C'est assez logique pour les organisations de la gauche radicale baignant dans le « logiciel collectiviste », mais les anarchistes ne politisent guère plus cette question explosive. La notion d'individualisme solidaire constitue une des façons possibles de remplir l'écart entre l'anarchisme politique et certaines contradictions de la société.»
38 à 40 «...revivifier une dialectique trop souvent hégélianisée. même quand les chercheurs en sciences sociales n'ont pas lu Hegel, en substituant au primat du dépassement des contradictions celui de l'antinomie et de l'équilibration des contraires puisés chez Proudhon.
... il y en a aussi d'autres aspects, dans la géographie, par exemple, avec les travaux de Philippe Pelletier [entre autre]. (Philippe Pelletier. Géographie et anarchie. Élïsée Reclus, Pierre Kropotkine, Lion Metchnikoff et d'autres, Paris Saint-Georges-d'Oléron, Éditions du Monde libertaire-éditions libertaires, 2013)
...
Souvent les anarchistes, quand ils ont à traiter la question des médias, se référent plus ou moins à deux grandes catégories de critique, soit Guy Debord et sa critique situationniste de « la société du spectacle », avec une idée d'aliénation des spectateurs par le spectacle médiatique - même si, chez Debord, le spectacle renvoie à une question beaucoup plus large que celle des seuls médias -, soit Noam Chomsky et la critique de « la propagande médiatique».
C'est que, du côté de la diffusion des messages médiatiques, il y a plus de contradictions que l'on croit ... différences entre la rubrique culture, plus critique, et la rubrique économique, plus conformiste.»
41 «...les gens qui reçoivent les médias ne sont pas si aliénés que ça, et qu'ils filtrent en fonction de leurs expériences sociales, de leurs milieux sociaux d'appartenance, de leur genre, de leur génération, d'éléments de leur biographie, etc.
...
Les anarchistes ne sont d'ailleurs pas les seuls à se localiser ainsi sur les médias, il y en a beaucoup dans la gauche radicale à ainsi être obsédés par la prétendue toute-puissance des médias, en se détournant alors fréquemment de la vie quotidienne qui devrait constituer un des principaux lieux de politisation critique et émancipatrice.»
43 La France Insoumise, Mélenchon et les prises de décisions : Groupes locaux autonomes mais mouvement national aux aux mains de Mélenchon et ses proches dont les 17 parlementaires. Présenté «comme une rénovation de la politique à gauche et qui constitue en même temps une régression...».
47-48 Pour Philippe Corcuff quatre axes importants pour une boussole libertaire renouvelée :
premier : réévaluer la place de l'individualité ;
deuxième : réfléchir à la confiscation du pouvoir par la professionnalisation politique ;
troisièmement : dissocier institutions et état ;
quatrièmement : l'anarchisme pragmatique en rompant avec l'identitarisme anarchiste.

Francis Dupuis-Déri
Un chemin libertaire entre militantisme et enseignement
Page 76-77 «J'ai évidemment lu Murray Bookchin, mais Je reste plutôt sceptique par rapport à son approche, par rapport au personnage aussi, qui n'avait pas l'air très sympathique. Surtout à la fin de sa vie. il était très égocentrique et plutôt autoritaire quant à sa doctrine. Bookchin considérait le municipalisme libertaire comme son modèle, et proposait une véritable recette politique, avec en son centre une assemblée générale citoyenne de la municipalité. Ce n'est pas inintéressant, mais je me sens plus proche d'un de ses « renégats », John Clark, un spécialiste d'Élysée Reclus vivant à la Nouvelle-Orléans et avec qui l'ai eu plusieurs échanges. Il est resté engagé dans le mouvement anarchiste aux États-Unis, et donc plus sensible au fonctionnement  par groupes d'affinité, au féminisme, etc. John reproche au modèle de Bookchin d'être trop contraignant et de laminer la diversité et même le conflit au sujet de différents intérêts selon des catégories sociales. John a une conception d'une politique autonome municipale beaucoup plus décentralisée. S'il peut bien y avoir une assemblée générale, il faut aussi accepter l'activité d'une pluralité de comités ou de groupes d'affinité autonomes. John soulève un autre problème en soulignant que Bookchin reste ancré dans une logique propre aux petites villes de la Nouvelle-Angleterre, aux États-Unis (Maine, New Hampshire, Vermont, etc. - même si on a vu dernièrement que les Kurdes s'inspiraient de ces principes au Rojava).»
78-79 «Je me souviens de Marcel Sévigny, qui a été élu au conseil municipal et qui a toujours été proche des écologistes, des libertaires  : Oui, Marcel a participé à la réappropriation collective et populaire du Bâtiment 7, dans le quartier de Pointe-Saint-Chartes, avec d'autres anarchistes du collectif la Pointe libertaire, auquel a aussi participé l'anarchaféministe Anna Kruzynski, dont les écrits sont malheureusement peu connus en Europe, et Pascal Lebrun, qui a signé le livre "l'Économie participaliste" (qui présente les thèses de Michael Aubert). Il s'agit d'une expérience très importante pour les anarchistes de Montréal et dans le contexte nord-américain, où il n'y a pratiquement pas de squats politiques et où le mouvement n'a historiquement presque pas de locaux militants (comme des centres sociaux). De plus la ville de Montréal est maintenant dirigée par la mairesse Valérie Plante, élue en 2017 et qui vient du mouvement anarchaféministe. A la fin des années quatre-vingt-dix, elle militait dans un groupe d'affinité contre le Sommet des Amériques et le néolibéralisme (avec Anna Kruzynski, d'ailleurs)... Dix-huit ans plus tard, elle est la première femme élue à la tête de la ville, mais évidemment elle n'est plus anarchiste.»
81 «Il y a à Montréal une influence, qui nous vient de France, de ce qu'on appelle «appelistes», les insurrectionnalistes adeptes du Comité invisible, mais aussi, et là les italiens vont être contents, de philosophes comme Giorgio Agamben
86 «...l'innovation conceptuelle que j'ai proposée au sujet de la peur et de l'amour de la démocratie directe, ce que j'ai nommé respectivement l'agoraphobie politique et l'agoraphilie politique, est fortement inspirée de la tradition et de l'actualité de l'anarchisme.»
87 «... j'entends réaliser un livre pour cette collection en présentant deux anarcha-féministes pour qui j'ai beaucoup de respect, Anna Kruzynski et Irène Pereira...»

Avril 2021