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Jürgen Habermas «La philosophie cesserait d’être elle-même si elle perdait des yeux le tout» Philosophie magazine de décembre 2021 Page 68 «La mondialisation du trafic et de la production, la numérisation des rapports de travail et de communication, les conséquences brutales de la crise climatique ne prêtent pas précisément à éveiller l’espoir. L’écologie montre justement que les accès analytiques changent en même temps que les phénomènes. D’un autre côté, le vieux problème consistant à savoir comment une régulation étatique peut gérer les crises engendrées par le capitalisme, ainsi que les inégalités sociales croissantes, n’a pas disparu ; il s’est même aggravé dans le sillage de la mondialisation économique et de la crise climatique. Alors qu’il n’est toujours pas maîtrisé, ce problème est simultanément perçu comme trivial dans une société devenue, en moyenne, plus riche, et on le renvoie à l’arrière-plan. Et la politique renonce à l’orientation, à la volonté créative et à la perspective, elle s’adapte, par opportunisme, à la complexité croissante des situations inquiétantes – sans avoir encore quelque volonté discernable que ce soit.» «Les sciences progressent en se spécialisant de plus en plus ; mais elles ne perdent pas pour autant leur caractère scientifique, elles ont plutôt tendance à le renforcer. La philosophie doit elle aussi continuer à se spécialiser sans cesse, dans la mesure où elle réfléchit à ces progrès de la connaissance. Mais elle cesserait d’être une philosophie si, ce faisant, elle perdait des yeux « le tout ». Je n’entends pas par là « le monde dans son ensemble » mais l’arrière-plan donné de manière seulement implicite, celui du monde de la vie, face auquel nous nous demandons ce que signifient, pour nous, les progrès scientifiques. Cette référence à nos personnes, comme individus contemporains et êtres humains en général, fait la distinction entre la compréhension philosophique de soi et les sciences, orientées méthodiquement vers leurs domaines d’objets respectifs. Avec mon dernier livre, j’ai aussi voulu montrer comment, avec Hume et Kant, se ramifient deux lignes de pensée qui s’éloignent l’une de l’autre comme deux continents à la dérive. L’une conçoit la philosophie comme une discipline scientifique parmi d’autres et qui se spécialise – ce qui n’est pas faux – sur la reconstitution rationnelle d’un « su » déterminé et seulement intuitif – sur le savoir de la manière dont on perçoit ou ressent quelque chose, dont on agit ou dont on parle, dont on pratique la science ou dont on dit le droit. L’autre direction utilise ce savoir reconstitué pour apporter, avec un regard sur les problèmes pressants du moment, une contribution à la compréhension rationnelle du monde et de soi-même par les générations contemporaines. Ces directions contraires sont du reste exposées à des risques complémentaires, ceux du scientisme et de l’amateurisme.» 69 Il parle d'État de droit démocratique, est-ce possible ? Dans ce passage il est en contradiction avec le regard de Simone Weil sur l'État. J'ai l'impression qu'il rêve.«Le débat sur le bon cap à suivre dans la lutte contre la pandémie a été jusqu’à une date récente dominé par la controverse entre les défenseurs de mesures de prévention rigoureuses et les partisans d’une ligne d’ouverture libertaire. On a un point aveugle intéressant avec la question de philosophie du droit consistant à savoir si l’État de droit démocratique peut suivre des politiques avec lesquelles il s’accommode de chiffres de contaminations et de décès que l’on pourrait éviter sur le principe. Dans la crise, l’État est tributaire d’une coopération inhabituelle de la population, ce qui impose à tous les citoyens de fortes restrictions et exige même d’eux des prestations personnelles remarquables, y compris de la part de différents groupes soumis à des charges inégales. Et ne serait-ce que pour des raisons fonctionnelles, il est contraint d’imposer par la voie légale ces prestations de solidarité. L’aporie entre la contrainte juridique et la solidarité résulte du fait que, dans la pandémie, éclate une tension, inhérente à notre Constitution elle-même, entre les deux principes porteurs – celle qui existe entre, d’une part, le pouvoir démocratique dont s’emparent les citoyens de l’État dans le but de poursuivre ensemble des objectifs collectifs, et, d’autre part, la garantie assurée par l’État aux libertés subjectives. Les deux éléments se complètent tant qu’il s’agit, dans une situation normale, de la reproduction interne de la société. Mais ils perdent l’équilibre dès que l’effort collectif extraordinaire visant à repousser un risque naturel menaçant « de l’extérieur » la vie des citoyens exige des citoyens des actes de solidarité outrepassant le modeste niveau d’orientation vers le bien commun que l’on attend d’eux d’ordinaire. Je pense que cette sollicitation asymétrique de la solidarité des citoyens aux dépens des libertés subjectives également garanties se justifie par les défis que lance une situation exceptionnelle. Mais elle n’est, bien entendu, jamais légitime que pour une durée limitée.» Comme écrit SW dans l'Enracinement «L'État n'est pas particulièrement qualifié pour prendre la défense des malheureux. Il en est même à peu près incapable, s'il n'y est pas contraint par une nécessité de salut public urgente, évidente, et par une poussée de l'opinion. » 70 «À la faveur de la crise sanitaire, un nouveau type de contestation populaire s’affirme sur la scène politique. Comment la qualifieriez-vous ? Quand on se penche sur l’état de conscience de ces gens, on est en effet frappé par un curieux contraste. D’une part, ils utilisent les théories du complot pour projeter leurs angoisses refoulées sur des puissances obscures censées utiliser à leur profit l’autorité des institutions existantes. L’élément autoritaire de ces conceptions du monde fermées et le plus souvent frappées d’antisémitisme révèle les racines d’extrême droite de ce potentiel. D’autre part, la dénonciation de l’ordre établi permet aux coronasceptiques de se présenter avec les habits de l’antiautoritarisme : leurs cortèges se donnent l’apparence libertaire des mouvements contestataires de la jeunesse. Les manifestants peuvent ainsi se faire passer pour les « vrais » défenseurs démocratiques d’une Constitution violée par un gouvernement prétendument autoritaire. En réalité, la seule chose qui se reflète dans cette pose libertaire, c’est la pure défense d’intérêts personnels que l’on s’attendrait plutôt à trouver d’ordinaire chez les représentants d’un libéralisme économique radical. Mais en l’occurrence, c’est l’égocentrisme des faibles et des marginalisés, pas celui des robustes. Si je me fie à mon impression, ce potentiel de contestation va nous occuper encore longtemps, de manière tout à fait indépendante du déclencheur qu’a été la pandémie.» Sur Bertrand Russel et Kant : «En 1959, Bertrand Russell donnait deux conseils pour les générations futures : l’un intellectuel, l’autre moral. L’indication intellectuelle était qu’on doit toujours se concentrer sur les seuls faits et sur les vérités qu’ils recèlent. L’indication morale était que nous vivons dans un monde de plus en plus globalisé et qu’il faut donc une formation collective de l’empathie et de la tolérance. Lesquels donneriez-vous ? J’approuve Russell sur les deux points, mais j’appuierais aussi son indication morale sur des faits : des faits historiques, comme l’abolition de l’esclavage, le dépassement de la domination coloniale, la condamnation de la torture, l’abolition de la peine de mort, la garantie de la tolérance religieuse, de la liberté d’opinion ou de l’égalité de droits en matière sexuelle, sont manifestement salués comme des progrès dans l’institutionnalisation des libertés, et pas seulement dans notre perspective occidentale limitée. Nul ne doute des progrès de la science. Mais on accomplit également des progrès dans l’usage de la raison pratique. Ceux-ci ne peuvent certes pas nous apporter l’assurance que nous allons résoudre les problèmes actuels, qui paraissent purement et simplement insurmontables. Mais ils peuvent au moins nous encourager, dans le sens d’une docta spes, d’un « docte espoir », à faire usage de notre raison pratique pour améliorer le monde, au moins un tout petit peu. Aujourd’hui encore, la philosophie peut apporter de bons outils à l’appui de cet esprit qui s’exprime dans l’œuvre de Kant plus que dans aucune autre.» Des visites régulières de
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