Sortir de l'histoire officielle

    


Les Juifs allemands ou la bourgeoisie quand même
Tentative d’analyse d’une démarche socio-historique
Par Daniel Azuélos


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Extraits
«...l’entrée en bourgeoisie des Juifs allemands a précédé leur pleine accession aux droits liés à la citoyenneté, mais il s’est trouvé aussi que la bourgeoisie allemande, au contraire des bourgeoisies anglaise ou française, n’a jamais véritablement touché les dividendes politiques qu’elle était en droit d’attendre compte tenu de ses succès économiques. Ainsi l’obstacle qui se dressait devant les Juifs d’Allemagne en quête d’émancipation était-il particulièrement difficile à franchir. La bourgeoisie qui leur a fourni ses principaux modèles de socialisation était elle-même dans une situation de grande fragilité politique. Elle n’avait pas réussi, au contraire de ce qui arriva en France ou en Angleterre, à faire en sorte qu’on l’identifiât non seulement à la liberté, mais aussi à la nation, thème autrefois révolutionnaire dont le Reich conservateur wilhelminien * s’était emparé. Ainsi en est-on arrivé au paradoxe suivant : au xixe siècle, siècle par excellence du triomphe de la bourgeoisie, la minorité juive la plus active et la plus prospère d’Europe occidentale s’appliquait à modeler son comportement sur la bourgeoisie la plus dynamique du continent, qui avait dû abandonner au pouvoir réactionnaire incarné par Bismarck, puis par le régime personnel de Guillaume II, une grande part de ses prérogatives dans le domaine politique. On peut dire finalement qu’il n’y a jamais eu en Allemagne de déficit en culture bourgeoise. Il faudrait plutôt parler de trop plein. La bourgeoisie allemande a donné naissance à un mode d’être et de pensée qui a essaimé dans toutes les couches de la société. Ces valeurs étaient censées être incarnées de façon idéal‑typique par une classe aux contours assez flous, baptisée « Bildungsbürgertum » [classe moyenne instruite ], et dont on ne trouve nulle part ailleurs en Europe l’équivalent. Et c’est peut-être autour de cette anomalie allemande que s’est noué le sort d’autant plus précaire de la minorité juive qu’elle s’est adossée à une bourgeoisie allemande extrêmement fragilisée, politiquement et socialement.

L’assimilation des Juifs allemands a été avant tout une assimilation aux valeurs de la bourgeoisie allemande. Or, il était impossible pour la minorité juive d’adhérer en bloc à l’idéologie allemande telle qu’elle se présentait à l’époque wilhelminienne. Nous en avons une preuve indirecte dans le fait que l’antisémitisme se développa et s’amplifia parallèlement au processus d’assimilation. Les Juifs se trouvaient confrontés au dilemme suivant : ils devaient tout de même se plier un tant soit peu à l’idéologie majoritaire, ou tout au moins composer avec elle, car cela conditionnait malgré tout l’acceptation de la majorité ou sa relative tolérance.

ils n’avaient d’autre choix que de l’inscrire dans une conception plus large, plus respectueuse de leur différence. Le dilemme était insurmontable. Jouer complètement le jeu des valeurs occidentales était suicidaire, car la communauté juive se plaçait alors délibérément dans le camp de l’adversaire, à une époque d’exacerbation des passions nationales.

Les Juifs allemands n’échappèrent pas tout à fait à la tentation nationaliste : les exemples ne manquèrent pas, à l’instar du philosophe Hermann Cohen qui, à l’aube de la première guerre mondiale, esquissa la thèse d’une proximité profonde entre judaïsme et germanité. Pour autant, le judaïsme allemand renoua très vite, à quelques exceptions près, avec un courant de pensée libéral et démocratique qui l’avait toujours irrigué souterrainement, s’identifiant plus que tout autre groupe en Allemagne avec la nouvelle République issue de la défaite, s’isolant de plus en plus et se coupant du courant majoritaire au fur et à mesure que la crise radicalisait les partis de la droite traditionnelle et une gauche à laquelle les Juifs n’adhérèrent bien souvent que par raccroc et sans conviction.

La minorité juive faisait sienne une culture bourgeoise qui était tout juste en train d’inventer son propre canon et ses propres normes. On ne comprendrait pas autrement la facilité avec laquelle ces normes et ces valeurs ont été intériorisées, s’il avait fallu qu’elles passent par la médiation d’une classe déjà constituée. C’est dans la mesure même où elles étaient immédiatement universalisables qu’elles trouvèrent un terreau pour prospérer.

la bourgeoisie ne peut qu’être piégée par le caractère utopique de son message universaliste. Car au moment même où elle le prend au sérieux, elle a tendance à se refermer, dans la mesure où le principe d’individualisme et d’autonomie qui fonde son idéologie conduit ses membres à se livrer une concurrence acharnée pour survivre.

La bourgeoisie, qui a incarné au plus haut point la modernité avec ses espoirs et ses désillusions, s’est trouvée tout naturellement au centre de toutes les polémiques et est devenue l’objet des rancœurs les plus contradictoires, qu’on l’accuse d’avoir freiné le processus de démocratisation ou à l’inverse d’avoir ouvert trop tôt la boîte de Pandore des illusions démocratiques. Il n’est pas étonnant de trouver au carrefour de toutes ces contradictions des membres de la minorité juive, tant l’identification avec la tradition la plus authentique des vertus bourgeoises était forte chez la plupart d’entre eux et tant le déclin des valeurs bourgeoises pouvait constituer une menace non seulement pour les libertés en général, mais singulièrement pour la poursuite du processus d’assimilation qui les concernait au premier chef.
Les Juifs allemands ne pouvaient qu’exceptionnellement et seulement au prix de la conversion se couler dans le modèle bourgeois allemand tel qu’il s’était développé sous le Reich wilhelminien. Il ne leur était guère possible d’élargir leur champ d’action social en développant des stratégies d’alliance au-delà de leur propre communauté, ni d’avoir l’ambition de coordonner les différentes branches de la bourgeoisie. Ils ne représenteraient en effet jamais qu’un seul courant de la bourgeoisie : celui qui resterait toujours adossé à l’utopie primitive et qui serait le moins enclin aux compromis idéologiques, alors que la bourgeoisie non juive pouvait se déployer dans toutes les directions. Au fond, les Juifs allemands restèrent plus longtemps fidèles, pour des raisons historiques et idéologiques, à un mode d’être bourgeois qui s’était mis en place tout au long du xixe siècle et qu’ils avaient contribué à façonner, mais qui était voué au déclin dans la population générale. Cela a été leur chance pendant un siècle et demi, mais cela précipita aussi leur chute. »
* Le terme wilhelminisme désigne une conception de société liée au règne de l'empereur Guillaume II (en allemand : Wilhelm II) sur le Reich allemand

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