Sortir de l'histoire officielle

    


Voici la suite d’un florilège de citations montrant la complexité et la richesse du livre L’enracinement – Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain de Simone Weil la philosophe, texte écrit en 1943.

Cette deuxième volée de citations concerne le dernier chapitre titré L’enracinement. Ici les citations sont plus longues car il m'était difficile pour certains passages d'en extraire que quelques phrases.

Cette dernière partie est moins évidente que le reste du livre. On y trouve toujours des perles pour comprendre aujourd’hui mais la pensée de Simone Weil est plus difficile à suivre. Et j’ai du mal à y voire des solutions pour reconstruire une société. Peut-être que sa fin prématurée l’a empêchée d’apporter plus de précisions ?

Pour l’immédiat ce que je comprends c’est qu’elle envisage l’enracinement par la spiritualité présente dans le nouveau testament, qu’elle compare au stoïcisme. Cette spiritualité, présente chez les druides, la Grèce antique …, aurait disparu par l’emprise de l’empire romain.

La « Force » est souvent présente dans ce texte. Qui est cette force ?

Les numéros de pages sont ceux du Folio Essais 141, puis du texte en pdf trouvé sur le site de l’UQAC http://classiques.uqac.ca/classiques/ avec d'autres textes passés dans le domaine public.
Plus complet Champ-classiques de Flammarion a réédité l’Enracinement en ajoutant une présentation du texte et de Simone Weil, et en ajoutant des pages qui n’avaient pas été retenues dans la première édition.

239 - 124 « le mot Logos, … veut dire relation plus encore que parole »

244 – 127 « La haine de l'État, qui existe d'une manière latente, sourde et très profonde en France depuis Charles VI, empêche que des paroles émanant directement d'un gouvernement puissent être accueillies par chaque Français comme la voix d'un ami. »

245 – 128 « ... Autant ce serait inconvenant pour des paroles émanant d'un gouvernement, souillé par nécessité de toutes les bassesses liées à l'exercice d'un pouvoir … »

247 – 129 « La guerre de 1870 a montré ce qu'était la France aux yeux du monde. Dans cette guerre, les Français étaient les agresseurs, malgré la ruse de la dépêche d'Ems ; cette ruse même est la preuve que l'agression est venue du côté français. Les Allemands, désunis entre eux, frémissants encore du souvenir de Napoléon, s'attendaient à être envahis. Ils furent très surpris d'entrer dans la France comme dans du beurre. Mais ils furent bien plus surpris encore de se trouver un objet d'horreur aux yeux de l'Europe, alors que leur seule faute était de s'être défendus victorieusement. Mais la vaincue était la France ; et, malgré Napoléon, à cause de 1789, c'était assez pour que les vainqueurs fissent horreur. »

248 – 129 « à partir de ce moment, dans la conscience européenne, le Prussien se substitua à ce qui jusqu'alors avait semblé le type de l'Allemand, c'est-à-dire le musicien rêveur aux yeux bleus, « gutmütig », fumeur de pipe et buveur de bière, totalement inoffensif, qu'on trouve encore dans Balzac. »

248 – 129 « On admire son relèvement après 1871. Mais on ne voit pas à quel prix il a été acheté. La France était devenue réaliste. Elle avait cessé de croire en elle-même. Le massacre de la Commune, tellement surprenant par la quantité et par la férocité, mit d'une manière permanente chez les ouvriers le sentiment d'être des parias exclus de la nation, et chez les bourgeois, par l'effet d'une mauvaise conscience, une espèce de peur physique des ouvriers. »

280 – 147 « Il en est ainsi pour l'histoire. Les vaincus y échappent à l'attention. Elle est le siège d'un processus darwinien plus impitoyable encore que celui qui gouverne la vie animale et végétale. Les vaincus disparaissent. Ils sont néant. »

286 – 150 « On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c'est d'être dans l'histoire. Qu'on le tue, qu'on le torture, qu'on l'enferme, qu'on l'humilie, l'histoire sera toujours là pour protéger son âme contre toute atteinte de la souffrance et de la mort. Ce qu'on lui infligera, ce sera inévitablement de la mort historique, de la souffrance historique ; de l'histoire. … Quoi qu'on inflige à Hitler, cela ne l'empêchera pas de se sentir un être grandiose. Surtout cela n'empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser qu'Hitler a été un être grandiose… Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c'est une transformation si totale du sens de la grandeur qu'il en soit exclu. … en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. C'est loin d'être facile, car une pression sociale aussi lourde et enveloppante que celle de l'atmosphère s'y oppose. Il faut, pour y parvenir, s'exclure spirituellement de la société. … Rien ne nous y force [admirer Alexandre et César], excepté l'influence souveraine de la force. Peut-on admirer sans aimer ? Et si l'admiration est un amour, comment ose-t-on aimer autre chose que le bien ? (Il serait simple de faire avec soi-même le pacte de n'admirer dans l'histoire que les actions et les vies au travers desquelles rayonne l'esprit de vérité, de justice et d'amour ; et, loin au-dessous, celles à l'intérieur desquelles on peut discerner à l'œuvre un pressentiment réel de cet esprit. Cela exclut, par exemple, saint Louis lui-même, à cause du fâcheux conseil donné à ses amis, de plonger leur épée au ventre de quiconque tiendrait en leur présence des propos entachés d'hérésie ou d'incrédulité. On dira, il est vrai, pour l'excuser, que c'était l'esprit de son temps, lequel, étant situé sept siècles avant le nôtre, était obnubilé en proportion. C'est un mensonge. Peu avant saint Louis, les catholiques de Béziers (1), loin de plonger leur épée dans le corps des hérétiques de leur ville, sont tous morts plutôt que de consentir à les livrer. L'Église a oublié de les mettre au rang des martyrs, rang qu'elle accorde à des inquisiteurs punis de mort par leurs victimes. Les amateurs de la tolérance, des lumières et de la laïcité, au cours des trois derniers siècles, n'ont guère commémoré ce souvenir non plus ; une forme aussi héroïque de la vertu qu'ils nomment platement tolérance aurait été gênante pour eux.) … 289 La superstition moderne du progrès est un sous-produit du mensonge par lequel on a fait du christianisme la religion romaine officielle ; elle est liée à la destruction des trésors spirituels … La pensée du progrès a été plus tard laïcisée ; elle est maintenant le poison de notre époque… Le dogme du progrès déshonore le bien en en faisant une affaire de mode. …un lecteur de Tite-Live, … se dit : « C'étaient les mœurs de l'époque. » Or on sent à l'évidence dans les historiens grecs que la brutalité des Romains a horrifié et paralysé leurs contemporains exactement comme fait aujourd'hui celle des Allemands. … Sauf erreur, parmi tous les faits relatifs à des Romains qu'on trouve dans l'histoire ancienne, il n'y a qu'un exemple de bien parfaitement pur. Sous le triumvirat, pendant les proscriptions, les personnages consulaires, les consuls, les préteurs dont les noms étaient sur la liste embrassaient les genoux de leurs propres esclaves et imploraient leur secours en les nommant leurs maîtres et leurs sauveurs ; car la fierté romaine ne résistait pas au malheur. Les esclaves, avec raison, les repoussaient. Il y eut très peu d'exceptions. Mais un Romain, sans avoir eu à s'abaisser, fut caché par ses esclaves dans sa propre maison. Des soldats, qui l'avaient vu entrer, mirent les esclaves à la torture pour les forcer à livrer leur maître. Les esclaves souffrirent tout sans plier. Mais le maître, de sa cachette, voyait la torture. Il ne put en supporter le spectacle, vint se livrer aux soldats et fut immédiatement tué.

291 – 153 Quiconque a le cœur bien placé, s'il avait à choisir entre plusieurs destinées, choisirait d'être indifféremment ce maître ou l'un de ces esclaves, plutôt que l'un des Scipions, ou César, ou Cicéron, ou Auguste, ou Virgile, ou même l'un des Gracques. Il y a dans l'histoire peu de choses parfaitement pures. La plupart concernent des êtres dont le nom a disparu, comme ce Romain, comme les habitants de Béziers au début du XIIIe siècle. Si l'on cherche des noms qui évoquent de la pureté, on en trouverait peu. Dans l'histoire grecque, on ne pourrait peut-être nommer qu'Aristide, Dion, l'ami de Platon, et Agis, le petit roi socialiste de Sparte, tué à vingt ans. Dans l'histoire de France, trouverait on un autre nom que Jeanne d'Arc ? Ce n'est pas sûr. »

294 – 154 « le talent n'a rien à voir avec la moralité. Or on ne propose à l'admiration des enfants et des hommes que le talent dans tous les domaines. Dans toutes les manifestations du talent, quelles qu'elles soient, ils voient s'étaler avec impudence l'absence des vertus qu'on leur recommande de pratiquer. Que peut-on en conclure, sinon que la vertu est le propre de la médiocrité ? Cette persuasion a pénétré si avant que le mot même de vertu est maintenant ridicule, lui qui était autrefois si plein de sens, comme aussi ceux d'honnêteté et de bonté.»

295 – 155 « Il est vrai que le talent n'a pas de lien avec la moralité ; mais c'est qu'il n'y a pas de grandeur dans le talent. Il est faux qu'il n'y ait pas de liens entre la parfaite beauté, la parfaite vérité, la parfaite justice ; il y a plus que des liens, il y a une unité mystérieuse, car le bien est un. »

298 – 156 « Jamais l'amour du bien ne s'allumera dans les cœurs à travers toute la population, comme il est nécessaire au salut du pays, tant qu'on croira que dans n'importe quel domaine la grandeur peut être l'effet d'autre chose que du bien.
C'est pourquoi le Christ a dit : « Un bon arbre produit de beaux fruits, un mauvais arbre produit des fruits pourris. » Ou une œuvre d'art parfaitement belle est un fruit pourri, ou l'inspiration qui la produit est proche de la sainteté. »» Comment sélectionner le bon arbre ? Elle est limite Simone !

303 – 159 « Il n'est pas concevable que tout dans l'univers soit absolument soumis à l'empire de la force et que l'homme puisse y être soustrait, alors qu'il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. »

304 – 159 « L'utilitarisme a été le fruit d'une de ces tentatives. C'est la supposition d'un merveilleux petit mécanisme au moyen duquel la force, en entrant dans la sphère des relations humaines, devient productrice automatique de justice.

Le libéralisme économique des bourgeois du XIXe siècle repose entièrement sur la croyance en un tel mécanisme. La seule restriction était que, pour avoir la propriété d'être productrice automatique de justice, la force doit avoir la forme de l'argent, à l'exclusion de tout usage soit des armes soit du pouvoir politique. Le marxisme n'est que la croyance en un mécanisme de ce genre. Là, la force est baptisée histoire ; elle a pour forme la lutte des classes ; la justice est rejetée dans un avenir qui doit être précédé d'une espèce de catastrophe apocalyptique. »

306 – 160 « Saint Thomas, bien qu'il n'approuvât pas l'esclavage, regardait Aristote comme la plus grande autorité pour tous les sujets d'étude accessibles à la raison humaine, au nombre desquels la justice. Par suite, l'existence dans le christianisme contemporain d'un courant thomiste constitue un lien de complicité – parmi beaucoup d'autres, malheureusement – entre le camp nazi et le camp adverse. Car, bien que nous repoussions cette pensée d'Aristote, nous sommes forcément amenés dans notre ignorance à en accueillir d'autres qui ont été en lui la racine de celle-là. Un homme qui prend la peine d'élaborer une apologie de l'esclavage n'aime pas la justice. Le siècle où il vit n'y fait rien. Accepter comme ayant autorité la pensée d'un homme qui n'aime pas la justice, cela constitue une offense à la justice, inévitablement punie par la diminution du discernement. Si saint Thomas a commis cette offense, rien ne nous contraint à la répéter. »

315 – 164 En parlant de Pascal « Il n'a jamais reçu la foi, et cela parce qu'il avait cherché à se la procurer. »

317 – 165 Pour ceux qui veulent joindre vérité, amour et bien avec dieu et foi : « Il y a là un critère dont l'application est universelle et sûre ; il consiste, pour apprécier une chose quelconque, à tenter de discerner la proportion de bien contenue, non dans la chose elle-même, mais dans les mobiles de l'effort qui l'a produite. Car autant il y a de bien dans le mobile, autant il y en a dans la chose elle-même, et non davantage. La parole du Christ sur les arbres et les fruits le garantit.

Dieu seul, il est vrai, discerne les mobiles dans le secret des cœurs. Mais la conception qui domine une activité, conception qui généralement n'est pas secrète, est compatible avec certains mobiles et non avec d'autres ; il en est qu'elle exclut par nécessité, par la nature des choses.

Il s'agit donc d'une analyse qui mène à apprécier le produit d'une activité humaine particulière par l'examen des mobiles compatibles avec la conception qui y préside.

De cette analyse découle une méthode pour améliorer les hommes – peuples et individus, et soi-même pour commencer – en modifiant les conceptions de manière à faire jouer les mobiles les plus purs.

La certitude que toute conception incompatible avec des mobiles vraiment purs est elle-même entachée d'erreur est le premier des articles de foi. La foi est avant tout la certitude que le bien est un. Croire qu'il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme vérité, beauté, moralité, c'est cela qui constitue le péché de polythéisme, et non pas laisser l'imagination jouer avec Apollon et Diane.

En appliquant cette méthode à l'analyse de la science des trois ou quatre derniers siècles, on doit reconnaître que le beau nom de vérité est infiniment au-dessus d'elle. Les savants, dans l'effort qu'ils fournissent jour après jour tout le long de leur vie, ne peuvent pas être poussés par le désir de posséder de la vérité. Car ce qu'ils acquièrent, ce sont simplement des connaissances, et les connaissances ne sont pas par elles mêmes un objet de désir.

… L'acquisition des connaissances fait approcher de la vérité quand il s'agit de la connaissance de ce qu'on aime, et en aucun autre cas.

Amour de la vérité est une expression impropre. La vérité n'est pas un objet d'amour. Elle n'est pas un objet. Ce qu'on aime, c'est quelque chose qui existe, que l'on pense, et qui par là peut être occasion de vérité ou d'erreur. Une vérité est toujours la vérité de quelque chose. La vérité est l'éclat de la réalité. L'objet de l'amour n'est pas la vérité, mais la réalité. Désirer la vérité, c'est désirer un contact direct avec de la réalité. Désirer un contact avec une réalité, c'est l'aimer. On ne désire la vérité que pour aimer dans la vérité. On désire connaître la vérité de ce qu'on aime. Au lieu de parler d'amour de la vérité, il vaut mieux parler d'un esprit de vérité dans l'amour.

L'amour réel et pur désire toujours avant tout demeurer tout entier dans la vérité, quelle qu'elle puisse être, inconditionnellement. Toute autre espèce d'amour désire avant tout des satisfactions, et de ce fait est principe d'erreur et de mensonge. L'amour réel et pur est par lui-même esprit de vérité. C'est le Saint-Esprit. Le mot grec qu'on traduit par esprit signifie littéralement souffle igné, souffle mélangé à du feu, et il désignait, dans l'Antiquité, la notion que la science désigne aujourd'hui par le mot d'énergie. Ce que nous traduisons « esprit de vérité » signifie l'énergie de la vérité, la vérité comme force agissante. L'amour pur est cette force agissante, l'amour qui ne veut à aucun prix, en aucun cas, ni du mensonge ni de l'erreur. »

328 – 171 « L'esprit de vérité est aujourd'hui presque absent et de la religion et de la science et de toute la pensée. Les maux atroces au milieu desquels nous nous débattons, sans parvenir même à en éprouver tout le tragique, viennent entièrement de là. …

Le remède est de faire redescendre l'esprit de vérité parmi nous ; et d'abord dans la religion et la science ; ce qui implique qu'elles se réconcilient.

L'esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l'amour de l'objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c'est l'univers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c'est qu'elle est l'étude de la beauté du monde.

Dès qu'on y pense, c'est évident. La matière, la force aveugle ne sont pas l'objet de la science. La pensée ne peut les atteindre ; elles fuient devant elle. La pensée du savant n'atteint jamais que des relations qui saisissent matière et force dans un réseau invisible, impalpable et inaltérable d'ordre et d'harmonie. « Le filet du ciel est vaste, dit Lao-Tseu ; ses mailles sont larges ; pourtant rien ne passe au travers. »

Comment la pensée humaine aurait-elle pour objet autre chose que de la pensée ? C'est là une difficulté tellement connue dans la théorie de la connaissance qu'on renonce à la considérer, on la laisse de côté comme un lieu commun. Mais il y a une réponse. C'est que l'objet de la pensée humaine est, lui aussi, de la pensée. Le savant a pour fin l'union de son propre esprit avec la sagesse mystérieuse éternellement inscrite dans l'univers. Dès lors comment y aurait-il opposition ou même séparation entre l'esprit de la science et celui de la religion ? L'investigation scientifique n'est qu'une forme de la contemplation religieuse.

C'était bien le cas en Grèce. Que s'est-il donc passé de-puis ? … Quel événement était survenu dans l'intervalle ?

Il s'était produit une transformation dans la religion. Il ne s'agit pas de l'avènement du christianisme. Le christianisme originel, tel qu'il se, trouve encore présent pour nous dans le Nouveau Testament, et surtout dans les Évangiles, était, comme la religion antique des Mystères, parfaitement apte à être l'inspiration centrale d'une science parfaitement rigoureuse. Mais le christianisme a subi une transformation, probablement liée à son passage au rang de religion romaine officielle.

Après cette transformation, la pensée chrétienne, excepté quelques rares mystiques toujours exposés au danger d'être condamnés, n'admit plus d'autre notion de la Providence divine que celle d'une Providence personnelle. …

Ainsi c'est l'impartialité aveugle de la matière inerte, c'est cette régularité impitoyable de l'ordre du monde, absolument indifférente à la qualité des hommes, et de ce fait si souvent accusée d'injustice – c'est cela qui est proposé comme modèle de perfection à l'âme humaine. C'est une pensée d'une profondeur telle que nous ne sommes pas même aujourd'hui capables de la saisir ; le christianisme contemporain l'a tout à fait perdue. … »

347 – 180 « L'autre exception était relative à la vie spirituelle. Les Romains ne pouvaient rien tolérer qui fût riche en contenu spirituel. L'amour de Dieu est un feu dangereux dont le contact pouvait être funeste à leur misérable divinisation de l'esclavage. Aussi ont ils impitoyablement détruit la vie spirituelle sous toutes ses formes. Ils ont très cruellement persécuté les Pythagoriciens et tous les philosophes affiliés à des traditions authentiques. Soit dit en passant, il est extrêmement mystérieux qu'une éclaircie ait permis une fois à un stoïcien véritable, d'inspiration grecque et non romaine, de monter sur le trône ; et le mystère est redoublé par le fait qu'il a maltraité les chrétiens. Ils ont exterminé tous les Druides de Gaule; anéanti les cultes égyptiens ; noyé dans le sang et déshonoré par d'ingénieuses calomnies l'adoration de Dionysos On sait ce qu'ils ont fait des chrétiens au début.

Pourtant ils se sentaient mal à l'aise dans leur idolâtrie trop grossière. Comme Hitler, ils connaissaient le prix d'une enveloppe illusoire de spiritualité. Ils auraient voulu prendre l'écorce extérieure d'une tradition religieuse authentique pour l'appliquer sur leur athéisme trop visible. Hitler aussi aimerait bien trouver ou fonder une religion.

Auguste fit une tentative auprès du clergé d'Éleusis. L'institution des mystères d'Éleusis se trouvait déjà dégradée presque jusqu'au néant, on ignore à la suite de quoi, au temps des successeurs d'Alexandre. Les massacres de Sylla, qui firent monter le sang dans les rues d'Athènes comme l'eau monte dans une inondation, ne durent leur faire aucun bien. Il est très douteux qu'au temps de l'Empire il subsistât aucune trace de la tradition authentique. Néanmoins les gens d'Éleusis se refusèrent à l'opération.

Les chrétiens y consentirent quand ils furent par trop las d'être massacrés, par trop malheureux de ne pas voir arriver la fin triomphale du monde. C'est ainsi que le Père du Christ, accommodé à la mode romaine, devint un maître et un propriétaire d'esclaves. Jéhovah fournissait la transition. Il n'y avait plus aucun inconvénient à l'accueillir. Il n'y avait plus contestation de propriété entre l'empereur romain et lui, depuis la destruction de Jérusalem.

L'Évangile, il est vrai, est plein de comparaisons tirées de l'esclavage. Mais dans la bouche du Christ ce mot est une ruse de l'amour. Les esclaves, ce sont les hommes qui ont voulu de tout leur cœur se donner à Dieu comme esclaves. Et, quoique ce soit là un don accompli en un instant et une fois pour toutes, dans la suite ces esclaves ne cessent pas une seconde de supplier Dieu de consentir à les maintenir dans l'esclavage.

Cela est incompatible avec la conception romaine. Si nous étions la propriété de Dieu, comment pourrions-nous nous donner à lui comme esclaves ? Il nous a affranchis du fait qu'il nous a créés. Nous sommes hors de son royaume. Notre consentement seul peut, avec le temps, accomplir l'opération inverse, et faire de nous mêmes quelque chose d'inerte, quelque chose d'analogue au néant, où Dieu soit maître absolu.

L'inspiration vraiment chrétienne a été heureusement conservée par la mystique. Mais en dehors de la mystique pure, l'idolâtrie romaine a tout souillé. Idolâtrie, car c'est le mode de l'adoration, non pas le nom attribué à l'objet, qui sépare l'idolâtrie de la religion. Si un chrétien adore Dieu avec un cœur disposé comme le cœur d'un païen de Rome dans l'hommage rendu à l'empereur, ce chrétien aussi est idolâtre. »

349 – 181 « La conception romaine de Dieu subsiste encore aujourd'hui, jusque dans des esprits tels que Maritain.

Il a écrit : « La notion de droit est même plus profonde que celle d'obligation morale, car Dieu a un droit souverain sur les créatures et il n'a pas d'obligation morale envers elles (encore qu'il se doive à lui-même de leur donner ce qui est requis par leur nature). »

Ni la notion d'obligation ni celle de droit ne sauraient convenir à Dieu, mais celle de droit infiniment moins. Car la notion de droit est infiniment plus éloignée du bien possibilité d'en faire soit un bon, soit un mauvais usage. Au contraire l'accomplissement d'une obligation est toujours, inconditionnellement, un bien à tous égards. C'est pourquoi les gens de 1789 ont commis une erreur si désastreuse en choisissant comme principe de leur inspiration la notion de droit.

Un droit souverain, c'est le droit de propriété selon la conception romaine ou toute autre qui lui soit essentiellement identique. Attribuer à Dieu un droit souverain sans obligation, c'est en faire l'équivalent infini d'un propriétaire d'esclaves à Rome. Cela ne permet qu'un dévouement servile. Le dévouement d'un esclave pour l'homme qui le regarde comme sa propriété est chose basse. L'amour qui pousse un homme libre à abandonner son corps et son âme en servitude à ce qui constitue le bien parfait, c'est le contraire d'un amour servile. »

350 – 182 « Mais le rayonnement des mystiques a été impuissant à anéantir cette conception dans l'Église comme elle était anéantie dans leur âme, parce que l'Église avait besoin d'elle comme l'Empire en avait eu besoin. Elle en avait besoin pour sa domination temporelle. »

364 – 189 « Bien entendu, quand les Romains crurent devoir déshonorer le stoïcisme en l'adoptant, ils remplacèrent l'amour par une insensibilité à base d'orgueil. De là le préjugé, commun encore aujourd'hui, d'une opposition entre le stoïcisme et le christianisme, alors que ce sont deux pensées jumelles. Les noms mêmes des personnes de la Trinité, Logos, Pneuma, sont empruntés au vocabulaire stoïcien. La connaissance de certaines théories stoïciennes jette une vive lumière sur plusieurs passages énigmatiques du Nouveau Testament. Il y avait échange entre les deux pensées à cause de leurs affinités. Au centre de l'une et de l'autre se trouvent l'humilité, l'obéissance et l'amour. »

365 – 190 « Ce qui dans l'âme humaine est soumis à la force, c'est ce qui se trouve sous l'empire des besoins. Il faut oublier tout besoin pour concevoir les relations dans leur pureté immatérielle. Si l'on y parvient, on se rend compte du jeu des forces par lesquelles la satisfaction est accordée ou refusée aux besoins. »

366 – 190 « Tant que l'homme tolère d'avoir l'âme emplie de ses propres pensées, de ses pensées personnelles, il est entièrement soumis jusqu'au plus intime de ses pensées à la contrainte des besoins et au jeu mécanique de la force. S'il croit qu'il en est autrement, il est dans l'erreur. Mais tout change quand, par la vertu d'une véritable attention, il vide son âme pour y laisser pénétrer les pensées de la sagesse éternelle. Il porte alors en lui les pensées mêmes auxquelles la force est soumise. »

367 – 191 « La géométrie est ainsi un double langage, qui en même temps donne des renseignements sur les forces qui sont en action dans la matière et parle des relations surnaturelles entre Dieu et les créatures. Elle est comme ces lettres chiffrées qui paraissent également cohérentes avant et après le déchiffrage. »

367 - 191 « Le souci du symbole a complètement disparu de notre science. Néanmoins il suffirait de s'en donner la peine pour lire facilement, dans certaines parties au moins de la mathématique moderne, comme la théorie des ensembles ou le calcul intégral, des symboles aussi clairs, aussi beaux, aussi pleins de signification spirituelle que celui du cercle et de la médiation. »

368 – 191 « De la pensée moderne à la sagesse antique le chemin serait court et direct, si l'on voulait le prendre.

Dans la philosophie moderne sont apparues un peu partout, sous différentes formes, des analyses susceptibles de préparer une théorie complète de la perception sensible. La vérité fondamentale que révélerait une telle théorie, c'est que la réalité des objets perçus par les sens ne réside pas dans les impressions sensibles, mais uniquement dans les nécessités dont les impressions constituent les signes. »

371 – 193 « Aujourd'hui, la science, l'histoire, la politique, l'organisation du travail, la religion même pour autant qu'elle est marquée de la souillure romaine, n'offrent à la pensée des hommes que la force brutale. Telle est notre civilisation. Cet arbre porte les fruits qu'il mérite.
Le retour à la vérité ferait apparaître entre autres choses la vérité du travail physique. »

372 – 194 « Le travail physique consenti est, après la mort consentie, la forme la plus parfaite de la vertu d'obéissance. »

378 – 197 « La mort et le travail sont choses de nécessité et non de choix. L'univers ne se donne à l'homme dans la nourriture et la chaleur que si l'homme se donne à l'univers dans le travail. Mais la mort et le travail peuvent être subis avec révolte ou consentement. Ils peuvent être subis dans leur vérité nue ou enrobés de mensonge. »

379 – 198 « Immédiatement après le consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l'acte le plus parfait d'obéissance qu'il soit donné à l'homme d'accomplir.

Dès lors les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans techniques, art, science, philosophie, et ainsi de suite, sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle.

Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel. »

(1) 1209, massacre après la prise de Béziers pendant la croisade dite des albigeois.

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