Sortir de l'histoire officielle

    


Pierre Hadot (1922 - 2010)

Mots, idées, concepts, personnalités repérés : Ajustage des métaux et des concepts, Marc Aurèle, Henri Bergson, beuverie, citations hors contexte, Formes de dialogues philosophiques, Les quatre écoles de philosophie, Goethe, Honte de son corps et de ses excréments, incohérences doctrinales, Idée et Forme proches, influences des écrits passés, intentions par le choix littéraire de l'auteur antique, confusion entre intuition et imagination, Kant un chrétien, Lucrèce, Mani et manichéisme, Le philosophe est un médiateur, néoplatonisme, Nietzsche, la philologie, la philosophie une perception du monde, les prètres ouvriers, les écrits philosophiques de l'Antiquité sont un jeu de questions et de réponses, religion, Rilke, sophiê sophia habileté ignorance, exercice spirituel, Unité corps-esprit, tripatouillage à l'Université, L'usine, valeurs du beau, du juste, Wittgenstein

Qu'est-ce que la philosophie antique ?

Plotin ou la simplicité du regard

La philosophie comme manière de vivre

Face au ciel étoilé, j’ai vraiment éprouvé le sentiment brut de mon existence
Entretien avec Martin Legros pour Philosophiemagazine


Qu'est-ce que la philosophie antique ?

4ème de couverture et du site de l'éditeur «Qu'est-ce que la philosophie antique ?
À cette question, la tradition universitaire répond par une histoire des doctrines et des systèmes - réponse d'ailleurs très tôt induite par la volonté du christianisme de s'arroger la sagesse comme l'ascèse.
À cette question, Pierre Hadot apporte une réponse tout à fait nouvelle : depuis Socrate et Platon, peut-être même depuis les présocratiques, jusqu'au début du christianisme, la philosophie procède toujours d'un choix initial pour un mode de vie, d'une vision globale de l'univers, d'une décision volontaire de vivre le monde avec d'autres, en communauté ou en école. De cette conversion de l'individu découle le discours philosophique qui dira l'option d'existence comme la représentation du monde.
La philosophie antique n'est donc pas un système, elle est un exercice préparatoire à la sagesse, elle est un exercice spirituel. »

Sophia - évolution du sens :
Page 40 au VIIe siècle Solon homme d'État sophiê est employé pour marquer l'activité poétique résultat d'un long apprentissage et l'inspiration des muses.
42 Sophiê peut aussi au VIe siècle désigner l'habileté avec laquelle l'on se conduit avec autrui utilisant aussi la ruse.
36 Au Ve siècle en Grèce (qui s'étend jusqu'à la rive de la Turquie actuelle), époque des pré-socratique, un désir de connaître les hommes et leurs mœurs par les voyages, et donc de se connaître soi-même.
À cette époque philo indique l'intérêt, le plaisir que l'on éprouve pour une activité, exemple philo-posia pour la boisson, philo-timia pour le gout des honneurs.
Donc pas encore de différence entre savoir et sagesse. P39
40 Homère parle d'un charpentier qui s'y connait en toute sophia dans son savoir faire.
Où l’apprentissage du métier et le concours d'un dieu aident dans l'exercice du maître.
Donc sophia pour l'habileté dans le métier et le discours.
Pour les sophistes sophia désigne un savoir-faire dans la culture en général dont la vie politique.
70 Socrate s'il a utilisé ce mot c'est dans le sens courant à l'époque pour désigner la culture générale.
71 Dans le banquet de Platon Socrate, progressivement confondu avec Éros, est présenté comme le modèle du philosophe, mais c'est celui qui tient le coup après une grande beuverie ! Est-ce une métaphore ?
Dans ce dialogue il y a deux catégories d'être qui ne philosophent pas  : la première catégorie sont les dieux et les sages car ils sont sages et la deuxième sont les insensés car ils se croient sages. Ceux qui philosophent sont entre les deux comme Socrate qui se considère ignorant et ne demande qu'à apprendre.
81 Donc pour Pierre Hadot «...le philosophe n'atteindra jamais la sagesse, mais il peut progresser dans sa direction. La philosophie selon le Banquet, n'est pas la sagesse, mais un mode de vie et un discours déterminés par l'idée de sagesse. Par le Banquet l'étymologie du mot philosophia «l'amour, le désir de la sagesse», devient le programme même de la philosophie.»
La philosophie prend une tonalité ironique et tragique. Car torturé le vrai philosophe saura qu'il ne saura jamais. Ni sage ni non-sage il n'a pas sa place parmi les encensés et les sages donc ne trouve pas sa place parmi les hommes (mais paradoxalement, page 84, il n'y a pas de différence entre le philosophe et les hommes.)
82 Le philosophe est un intermédiaire et de fait un médiateur avec le monde de la sagesse.
​Les limites des dialogues de Platon :
117-118 Présence d'un Socrate ironique et souvent ludique déroutante pour trouver le système théorique de Platon. Nombreuses incohérences doctrinales entre les dialogues qui révèlent imparfaitement la doctrine éventuelle de Platon et donnent une image restreinte de Platon dans son Académie.
Formes et valeurs :
120 Par le dialogue le Parménide (mort au milieu du Ve siècle) Idée et Forme sont proches. Pour discuter pour Parménide il faut une Idée ou Forme définie par catégorie d'objet pour tout dialogue.
121 Le savoir platonicien comme le savoir socratique est avant tout un savoir des valeurs : ce qui est beau, ce qui est juste, ce qui est bien.
Tout au long de la philosophie antique nous allons retrouver deux pôles de l'activité philosophique : le choix et la pratique d'un mode de vie, ainsi qu'un discours philosophique partie intégrante de ce mode de vie et qui explicite les présupposés théoriques impliqués dans ce mode de vie dont on ne peut qu'expérimenter par le désir et le dialogue. Discourt incapable d'exprimer l'essentiel, les Formes et le Bien pour Platon.
Les quatre écoles de philosophie à Athènes du IVe au Ie siècle :
156 et suivantes : l'Académie de Platon, le Lycée d'Aristote, le Jardin d'Épicure et la Stoa de Zénon. Il faut rajouter deux autres courants le scepticisme (ou pyrrhonisme) et le Cynisme page 160).
Choix de mode de vie dans ces écoles :
161 à 163 D'abord la recherche de la tranquillité de l'âme. La philosophie apparaît comme une thérapeutique des soucis, des angoisses et de la misère humaine.
Misère qui est provoquée par les conventions et les contraintes sociales pour les cyniques, par la recherche des faux plaisir pour les épicuriens, par  la recherche du plaisir et de l'intérêt égoïste pour les stoïciens, et par les fausses opinions selon les sceptiques.
Elles admettent avec Socrate même si elles ne s'en revendiquent pas que les hommes étant dans l’ignorance, sont plongés dans la misère, l'angoisse et le mal. Ces philosophies se veulent thérapeutiques en changeant les jugements de valeur des hommes, donc changer manières de penser et manière d'être.
Malgré ces similitudes ce qui, entre autre, les différencie est l'acceptation des plaisirs pour l'épicurisme et l'amour du bien pour le platonisme, l'aristotélisme et le stoïcisme.

​​Transformation du christianisme en philosophie par Kant :
409 La philosophie de Descartes, de Malebranche et de Leibniz se situent dans la problématique chrétienne. Et Kant transforme le christianisme en philosophie. Encore Kant

Lecture début 2020
À lire chapitres X Le christianisme comme philosophie révélée, et XI Disparitions et réapparitions de la philo antique.

Plotin ou la simplicité du regard
Unité corps-esprit
4ème de couverture et du site de l'éditeur ««Seul ce qui est personnel est éternellement irréfutable», disait Nietzsche. Cet ouvrage s'efforce de présenter non pas le système, mais l'expérience personnelle de Plotin, en donnant le plus possible la parole au maître spirituel et au directeur de conscience. Il y est évidemment question de l'union mystique, événement indicible, surgissant en des moments privilégiés, qui bouleverse toute la conscience du moi, en lui faisant éprouver un sentiment de présence inexprimable. Plotin la décrit en des pages lyriques et frémissantes qui comptent parmi les plus belles de la littérature mystique universelle. Mais il y est aussi question de la douceur sereine d'un philosophe qui, tout en vivant de la vie de l'esprit, peut être «tout à la fois présent à lui-même et aux autres», et assumer les soucis et les responsabilités de la vie quotidienne.»

Pages 25 à 27 Honte de son corps et de ses excréments. ««Plotin avait honte d'avoir un corps.» C'est ainsi que Porphyre commence le récit de la vie de son maître.» C'est à remettre dans le contexte de cette époque et de milieux spirituels et littéraires. «Dans les trois premiers siècles de l'ère chrétienne s'épanouissent les gnoses et les religions à mystères.»
Honte de ce corps tombé du ciel que je rapproche du manichéisme religion créée par Mani aussi appelé Manès en Iran à la même époque. Corps que le christianisme a l'air de réabiliter par cette naissance d'un dieu dans cette outre de sang et d'excréments (dans l'esprit du texte rapportant la pensée de cette époque).
29 à 32 Unité corps-esprit avec cette âme en partie dans le sensible et en partie dans le spirituel, que je rapproche de la pensée de Spinoza.
39-40 Conscience, dédoublement, souvenirs ; confusion entre intuition et imagination.

Encore Plotin chez Hadot

Lecture fin 2023

La philosophie comme manière de vivre


Du site de l'éditeur et 4e de couverture «Il est des livres dont on sort changé. C’est le cas de tous les ouvrages de Pierre Hadot, qu’ils traitent de Marc Aurèle ou de Plotin, du stoïcisme ou de la mystique ; avec une érudition toujours limpide, ils montrent que, pour les Anciens, la philosophie n’est pas construction de système, mais choix de vie, expérience vécue visant à produire un « effet de formation », bref un exercice sur le chemin de la sagesse. Dans ces entretiens, nous découvrons un savant admirable, dont l’œuvre a nourri de très nombreux penseurs, mais aussi un homme secret, pudique, sobre dans ses jugements, parfois ironique, jamais sentencieux. En suivant Pierre Hadot, nous comprenons comment lire et interpréter la sagesse antique, en quoi les philosophies des Anciens, et la pensée de Marc Aurèle en particulier, peuvent nous aider à mieux vivre. Et si « philosopher, c’est apprendre à mourir », il faut aussi apprendre à « vivre dans le moment présent, vivre comme si l’on voyait le monde pour la dernière fois, mais aussi pour la première fois ».»

Recension de Gwenaëlle Aubry - Février 2002
«...C’est cette pratique et cette attitude spirituelle, à la fois écho et méditation de son expérience fondatrice, que les entretiens de Pierre Hadot cherchent avant tout, selon le modèle, qui lui est cher, de la communication indirecte, à transmettre et à susciter. En même temps qu’ils l’éclairent, ils illustrent la notion d’exercices spirituels et ils doivent donc se lire, eux aussi, comme un texte qui forme autant qu’il informe. Les modalités mêmes de l’entretien – ici, un dialogue à trois voix – participent de ce dessein, qui, par les redites, les reprises, le jeu de l’échange, contribuent au mouvement d’imprégnation des vérités et des intuitions principielles. Le seul reproche que l’on puisse adresser à l’ouvrage, le seul regret, plutôt, tient sans doute à ce souci : la bibliographie, sélective, ne mentionne qu’un choix restreint d’ouvrages et d’articles, et passe sous silence certains de ceux dont il est question dans le cours du texte et qui auront pu, pourtant, éveiller la curiosité et l’appétit du lecteur, même non spécialiste – les articles consacrés à Wittgenstein, par exemple, ou à Goethe. On reconnaît là un trait de modestie de l’auteur en même temps qu’un indice de la préoccupation qui l’a guidé : concevoir ces entretiens moins comme une mise au point théorique ou comme une introduction à son œuvre, que comme une introduction à la philosophie– un protreptique, en somme, qui ouvre la voie d’une sagesse moderne en même temps qu’il trace le portrait d’un sage, d’un homme qui, comme Porphyre le disait de Plotin, a toujours su « être présent à lui-même et aux autres ».»

Page 21 À l'école primaire des frères dans les leçons de morale sont décrites des apparitions du diable dans les séances des loges maçonniques.
24 « … j’ai toujours considéré la philosophie comme une transformation de la perception du monde»
27-28 « ... le « sentiment océanique », ... ainsi que l'appelle Romain Rolland, ... peut-être « sentiment cosmique », ... vous dites que ce « sentiment » est tout fait étranger au christianisme. Effectivement, à part dans l'Ancien Testament (le Ciel et la Terre racontent la gloire de Dieu), dans tous les textes chrétiens ... ce sentiment n'apparaît pas beaucoup, alors que dans l'Antiquité, le sentiment d'émerveillement devant la nature se répète avec un lyrisme extraordinaire, pas seulement chez des poètes comme Lucrèce,. mais même chez le plus sec des philosophes comme Épictète. N'est ce pas une forte rupture finalement ?
Je défendrai l'expression « sentiment océanique » employée par Romain Rolland, et par là même je distinguerai cette expérience de celle de l'émerveillement devant la nature, que j'ai éprouvée aussi. En parlant de « sentiment océanique », Romain Rolland a voulu exprimer une nuance très particulière, l'impression d'être une vague dans un océan sans limites, d'être une partie d'une réalité mystérieuse et infinie. Michel Hulin, dans son admirable livre « La mystique sauvage » (et pour lui la mystique sauvage n'est rien d'autre que le sentiment océanique), caractérise cette expérience par « le sentiment d'être présent ici et maintenant au milieu d'un monde lui-même intensément existant », il parle aussi d’un « sentiment d’une co-appartenance ». … l’impression d’immersion, de dilatation du moi dans un Autre auquel le moi n’est pas étranger, puisqu’il en est une partie. »
30 « …1939 dissertation … phrase de Bergson : « La philosophie n’est pas une construction de système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi. » Bergson suite
31-32 « Dans les livres de mystiques que nous lisions, le directeur de conscience jouait un grand rôle : il guidait ses dirigés dans la voie purgative, ou dans la voie illuminative, ou dans la voie unitive, trois étapes héritées d’ailleurs du néoplatonisme. »
34 à 37 « L'un de mes frères aînés, qui était processeur au grand séminaire de Versailles, connaissait une filière qui permettait de faire le STO en France. Elle était destinée aux élèves des grandes écoles (Centrale. Etc.). Il s'agissait officiellement de spécialistes en métaux, qui étaient dispensés d'aller en Allemagne, parce qu'ils étaient indispensables à l'industrie française. Je suis venu à Paris pour faire des démarches administratives dont je ne me rappelle plus les détails, mais qui ont eu pour résultat de me faire affecter à la SNCF. Je me suis donc retrouvé à l'usine de réparation des locomotives de Vitry-sur-Seine, ... Parce que, lors de notre accueil, j'avais fait une réflexion naïve, qui avait fait rire tous mes compagnons pseudo-pécialistes en métaux, j'ai été placé, par le directeur de l'usine, dans l'atelier le plus pénible, où s'effectuait le démontage des locomotives. Nous travaillions au-dessous des machines pour démonter les différentes pièces, terriblement lourdes, en recevant toute la boue sur la tête. Je faisais ce que je pouvais, mais j'étais un boulet pour l'équipe dont ma maladresse faisait chuter les primes de rendement. Les ouvriers ne me le reprochaient pas. En même temps,on m'a fait faire l'apprentissage pour le brevet d'ajusteur, que l'on m'a accordé bien que j'aie dû ajuster mes pièces à coups de marteau, ayant scié tout de travers.
J. C. : Vous n'êtes pas te premier philosophe à avoir travaillé de ses mains : Cléanthe était portefaix, je crois. Mais ajusteur, quel symbole ! [il oublie Simone Weil]
J'ai appris alors au moins une chose importante. Jusque-là, dans mes dissertations, littéraires ou philosophiques ou théologiques, j'avais ajusté, non pas du métal, mais des idées. Dans ce cas, on arrivait toujours, d'une manière ou d'une autre, à s'en tirer. Les concepts sont facilement malléables. Mais avec la matière les choses deviennent sérieuses. Pas de jeu, pas d'à-peu-près, pas d'arrangements plus ou moins artificiels. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de rigueur possible dans les œuvres de l'esprit. Mais elle est très rare, et il est très facile de faire illusion, aussi bien à soi-même qu'aux autres.»
puis à la réparation des soufflets de wagon.
« L'expérience que je venais de vivre, et qui fut faite par un certain nombre de séminaristes, a été, je crois, une des causes qui ont provoqué à cette époque le développement du mouvement des prêtres-ouvriers. Ils avaient pu constater qu'il y avait un abîme presque infranchissable entre le monde ouvrier et le monde ecclésiastique, ce dernier étant beaucoup trop lié aux préjugés et aux valeurs de la bourgeoisie. »
62 « J'ai découvert aussi à ce moment-là la méthode historique. Auparavant, je traitais les textes philosophiques, qu'ils soient d'Aristote, ou de saint Thomas, ou de Bergson, comme s'ils étaient intemporels, comme si les mots avaient toujours le même sens à n'importe quelle époque. J'ai compris qu'il fallait tenir compte de l'évolution des pensées et des mentalités à travers les siècles. Henri-Irénée Marlou m'a dédié un jour un tiré à part en écrivant : « Au philosophe devenu historien, un historien devenu philosophe. » La discipline philologique est pénible, mais elle donne souvent un certain plaisir, quand on s'aperçoit, par exemple, que le texte qui est reçu par tout le monde est évidemment erroné et que, grâce à l'examen des manuscrits ou du contexte ou de la grammaire, on retrouve la bonne leçon, ce qui m'est arrivé quelquefois avec Marc Aurèle, et aussi avec Ambroise. C'est une discipline utile au philosophe, elle lui apprend l'humilité : les textes sont très souvent problématiques et il faut être très prudent quand on prétend les interpréter. »
mais « C'est aussi une discipline qui peut être dangereuse pour lui, dans la mesure où elle risque de se suffire à elle-même, et de retarder l'effort de la véritable réflexion philosophique. Je pense que, pour Paul Henry lui-même, c'était un moyen de ne pas se poser les graves questions de la théologie. » Remettre le texte dans son contexte mais ne pas refuser les questions nées de celui-ci.
70-71 « C'est parce qu'il y a des exercices spirituels chrétiens que l'on croit que les exercices spirituels sont d'ordre religieux. Mais précisément les exercices spirituels chrétien ne sont apparus dans le christianisme qu'à cause de la volonté du christianisme, à partir du IIe siècle, de se présenter comme une philosophie sur le modèle de la philosophie grecque, c'est-à-dire comme un mode de vie, comportant des exercices spirituels, empruntés à la philosophie grecque. Les religions grecques et romaines, qui n'impliquaient pas un engagement intérieur de l'individu, mais étaient surtout des phénomènes sociaux, ignoraient totalement la notion d'exercices spirituels. Cependant, beaucoup de religions comme le bouddhisme ou le taoïsme imposent à leurs adeptes un mode de vie philosophique qui comporte des exercices spirituels. »
71-72 « … il tout employer le mot « religion » pour désigner un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux. Ce qui n'existe absolument pas dans la philosophe. On me dira : Mais alors que faites-vous de la religion en esprit et en vérité, la religion libérée des aspects sociologiques et rituels et réduite à un exercice de la présence de Dieu ? Je répondrai : elle est de l'ordre de la sagesse ou de la philosophie.
C'est pour cela aussi que je considère que les phénomènes mystiques, même s'il arrive qu'on puisse les observer dans différentes religions, ne sont pas spécifiquement religieux. Ils ne comportent pas ces aspects sociaux que j'ai énumérés, et ils se situent, par exemple chez Plotin, dans une perspective purement philosophique. Il peut arriver qu'on les observe chez des philosophes qui sont totalement athées, comme Georges Bataille. »
75 « … chez les stoïciens et dans la tradition platonicienne, la religion a une place précise dans la philosophie. Elle se situe exactement dans la théorie des « devoirs ». Les devoirs envers les dieux, comme on peut le voir dans le Manuel d'Épictète, impliquent à la fois que l'on accepte, en philosophe, leur volonté sans chercher à les fléchir, mais aussi que, en citoyen pratiquant la religion de la cité, l'on accomplisse les libations et les sacrifices selon la coutume des ancêtres. Purification de la notion de Dieu et conformisme social coexistent de cette manière. C'est pourquoi certains philosophes, comme Cicéron par exemple, tout en critiquant la religion, peuvent très bien admettre, comme un élément de la réalité sociale qui les entoure, la légitimité des pratiques religieuses, des sacrifices, de la divination et d'autres choses encore. »
76 « Chez tous les philosophes, aussi bien chez Spinoza que chez Kant par exemple, il y a toujours une tendance de la philosophie à purifier l'idée de Dieu et à la détacher des représentations proprement religieuses. Ce que l'on a appelé religion naturelle n'est, me semble-t-il, qu'une philosophie théiste, il lui manque l'essentiel de la religion, les rites. Je reconnais d'ailleurs qu'en définissant ainsi la religion, je vais à l'encontre d'un usage assez général, qui consiste à employer le mot religion dès que l'on parle de Dieu ou de transcendance ou de mystère. »
82 « Dès 1841, Balzac, dans Le Curé de village, faisait magistralement le procès de notre système de concours, qui existait déjà à son époque (la réussite d'un jeune homme à un concours, disait-il, ne donne aucune certitude au sujet de la valeur de l'homme mûr qu'il deviendra). En 1900, René Haussoulier, dans sa préface au recueil d'inscriptions grecques de Chartes Michel, parlait
des « examens avilissants », des « horizons bornés par la licence ou par l'agrégation », des étudiants français « qui n'ont ni le loisir ni le courage d'entreprendre de pareilles tâches ». En 1961-1962, dans le compte rendu de ses cours, donné à l'Annuaire de la Ve section de l'École pratique des hautes études, le père Festugière déclarait à son tour : « C'est une chose attristante que l'étudiant français soit totalement dénué de curiosité. On sombre dans la routine la plus vide et l'on voit disparaître ce qui fait l'essentiel des humanités, qui est de former des esprits. » En ce début de XXIe siècle, les choses ont-elles vraiment changé ? »
83-84 « Dans ce système, la politique joue trop souvent un grand rôle, j'entends par « politique » surtout [a politique locale. Dans ]es Universités, l'avantage est donné aux candidats qui sont déjà sur place, ce qui d'ailleurs peut se comprendre jusqu'à un certain point, mais qui élimine souvent totalement la considération des mérites des autres candidats. Par ailleurs, beaucoup de professeurs, près de la retraite, pensent surtout à leur succession et empêchent d'être élus des candidats qui, par leurs compétences, pourraient compromettre et rendre inutile l'élection future de leurs petits poulains. Politique aussi que le désir légitime de tel ou tel professeur d'être élu dans telle ou telle Académie. Mais, pour cela, il faut se rendre utile. On acceptera parfois avec complaisance les conseils insistants de tel ou tel académicien, qui voudrait bien faire élire l'un de ses protégés,et dont la voix serait précieuse. Par ailleurs, il arrivera aussi que, sous l'influence de puissantes personnalités, telle ou telle Académie, qui a le droit de donner son avis sur les élections de l'École pratique des hautes études et du Collège de France, refuse d'accepter le vote de l'Assemblée de l'une de ces institutions,afin d'empêcher, pour des raisons qui paraissent plus politiques ou parfois même religieuses que scientifiques, la nomination par le Ministère de tel ou tel candidat. »
89-90 « Rilke a été mon bréviaire, surtout pendant les ànnées 1945-1960. Je l'ai découvert en 1944, grâce au livre de Gabriel Marcel, Homo Viator, qui contient un très beau chapitre : Rilke, témoin du spirituel. ... je voulais faire avec Jean Wahl une thèse sur Rilke et Heidegger, parce que Heidegger avait dit que les Élégie… Je ne sais si Heidegger aurait approuvé le vers de la septième Elégie : «  Être est ici une splendeur », mais je me le redisais souvent. J'ai lu aussi Les Lettres à un jeune poète, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Le Livre d'heures. On y beaucoup de Dieu, mais d'une tout autre manière dans le christianisme ; on y pelait d'un Dieu qui viendra, d'un Dieu que nous commençons à faire par notre existence, d'un Dieu qui vit toutes les vies, même plus humbles. Par sa critique de la civilisation industrielle et technique, Rilke m'a fait ressentir aussi fortement la déchirure qui s'est réalisée entre l’homme et la terre, entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'unité cosmique. »
90-91 « Je me suis intéressé à Goethe, surtout à partir de 1968 ma communication à Ascona sur la philosophie de la nature m'y avait poussé ; j'ai été séduit par sa compréhension esthétique de la science de la nature, qui finalement n'a pas grande valeur scientifique, mais qui annonce déjà, me semble-t-il, la philosophie de la perception de Bergson et de Merleau-Ponty. J'ai beaucoup aimé sa critique du bavardage humain, oiseux et fat, qu'il oppose au silence et à la gravité de la nature, s'exprimant en d'éloquents dessins. ...j'ai lu et relu les Affinités électives, Wilhelm Meister, Faust, surtout le Faust II, où j'ai retrouvé l'héritage de l'idée épicurienne et stoïcienne de la valeur de l'instant présent. C'est une œuvre inépuisable. À force de lire Goethe et des livres sur Goethe, je me suis d'ailleurs rendu compte qu'il n'était pas l'Olympien qu'on imagine habituellement. C'était un personnage humainement un peu décevant, manquant souvent de courage, un peu porté sur la bouteille, avec des idées bizarres comme celle d'offrir à son fils comme jouet une guillotine. Surtout, il n'y a pas de sérénité goethéenne, mais au contraire, comme j'espère le montrer dans un prochain ouvrage, un homme partagé entre la terreur et l'émerveillement »
91-92 « Nietzsche, ... Je l'ai découvert tout d'abord à travers un livre d'Ernst Betram, Nietzsche. Essai de mythologie, qui m'a enchanté en premier lieu par sa forme : le livre a l'originalité de regrouper toutes sortes de détails significatifs de l'œuvre de Nietzsche autour de thèmes, de symboles unificateurs, par exemple, le tableau de Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable, ou bien la figure de Socrate, ou des paysages, comme Portofino, Venise. Je crois que cette méthode est féconde, parce qu'elle relie l'œuvre d'un auteur aux expériences variées qu'il a faites, aux visions qu'il a eues. Indépendamment de cette forme inusitée, le livre m'a révélé Nietzsche lui-même dans l'extraordinaire richesse de sa vie intérieure. Ce livre de Bertram, que Thomas Mann admirait, a été très contestépar les spécialistes de la pensée nietzschéenne, notamment par Chartes Andler, parce qu'il néglige trop la doctrine de Nietzsche. Mais personnellement, je trouve que l'homme Nietzsche se révèle bien dans le livre avec toutes ses contradictions. Grâce à Bernard Condominas, j'ai eu la chance de faire rééditer la traduction de l'ouvrage (qui était parue en 1932) en la faisant précéder d'une préface, dans laquelle j'ai surtout parlé de Betram et du cercle de Stefan George, auquel il appartenait ; un Bertram dont, il est vrai, on peut critiquer la vie et les idées. Quant à Nietzsche lui-même, je le lis comme on lit des aphorismes, en me délectant toujours de sa perspicacité et de sa lucidité »
De la page Wikipédia allemande (dommage) - Nietsche apporta bien post-mortem par ses écrits une confusion dans sa pensée. « Bertram a salué la « prise du pouvoir » par les nationaux-socialistes avec son discours « Le Réveil allemand » prononcé au début du semestre d'été le 3 mai 1933 dans le cadre de sa conférence. Il a tenté d'intervenir dans le processus d'autodafé de Cologne et semble y avoir participé le 17 mai 1933. Lors de l'incendie de Bonn le 10 mai 1933, le folkloriste Hans Naumann (médiateur) a cité le poème « À la jeunesse » du cycle de Bertram de la Wartburg avec les vers : « Rejetez ce qui vous trouble, / Interdisez ce qui vous séduit ! / Ce qui n'est pas né d'une volonté pure / Dans les flammes avec ce qui vous menace. " Il n’est pas possible d’évaluer de manière concluante dans quelle mesure Bertram s’est distancié du national-socialisme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, au cours des douze années suivantes. En septembre 1945, une commission municipale de dénazification arriva à la conclusion que Bertram « était identifié comme un homme qui était l’un des soutiens de famille du national-socialisme ». En 1946, Ernst Bertram fut démis de ses fonctions d'enseignant ; en 1950, une révision du processus de dénazification conduisit à sa réhabilitation et à sa retraite. »
93 à 95 « Les textes de la philosophie antique sont extrêmement différents des textes de la philosophie moderne. La première des différences, c'est que les textes de la philosophie antique ont toujours un rapport avec l'oralité, avec le style oral. Par exemple, les dialogues de Platon étaient destinés à être présentés dans des lectures publiques. Et même les textes très austères des commentateurs d'Aristote avaient d'abord été présentés aux élèves oralement. Souvent, ils nous sont parvenus grâce aux notes que les élèves avaient prises pendant le cours. On peut supposer aussi que les textes des Présocratiques étaient d'abord lus en public. Ce n'était d'ailleurs pas un phénomène particulier à la philosophie, car, comme le dit le linguiste Antoine Meillet, toutes les œuvres littéraires de l'Antiquité avaient un rapport avec l'oralité : et c'est cela qui explique notamment « l'impression de lenteur qu'elles donnent ». Quoi qu'en pensent certains historiens, je suis persuadé que la civilisation antique et même celle du Moyen Age ont été dominées par l'oralité. Il en résulte que les textes philosophiques de l'Antiquité étaient destinés toujours à un public restreint : à la différence du livre moderne, qui peut être lu dans le monde entier, à n'importe quel moment et par n'importe qui, dans des milliers d'exemplaires, les textes antiques avaient des destinataires bien précis, soit le groupe des élèves, soit un disciple particulier, à qui on écrivait ; et on écrivait toujours aussi dans des circonstances particulières, précises : soit que l'on mette par écrit les leçons qu'on avait données, soit que l'on écrive à un correspondant qui avait posé une question. Et précisément, ce qui caractérise aussi la grande majorité des écrits philosophiques de l'Antiquité, c'est qu'ils correspondent à un jeu de questions et de réponses, parce que l'enseignement de la philosophie, pendant presque trois siècles, c'est-à-dire depuis Socrate jusqu'au premier siècle av. J.-C., s'est presque toujours présenté selon le schéma question-réponse. Il s'agissait toujours de répondre à une question, question posée par un élève, ou au contraire posée par le maître, Socrate par exemple, pour obliger l'élève à comprendre toutes les implications de sa propre pensée. Cette culture de la « question » a encore subsisté dans la scolastique du Moyen Age. ... l'enseignement était pratiqué en grande partie sous la forme de dialogues.
… après le premier siècle de notre ère, il est vrai, quelque chose de moderne, pourrait-on dire, s'est introduit : on a commencé à expliquer les textes de Platon, d'Aristote, de Chrysippe, des autres stoïciens, des épicuriens, et à les commenter. Mais, comme l'a remarqué Hans Georg Gadamer ', ces commentaires sont, eux aussi, des questions posées au texte ; et, pour une bonne part, l'exégèse consistait encore à répondre à une question on traitait les questions philosophiques par l'intermédiaire de l'exégèse. La question : « Platon a-t-il pensé que le monde est éternel », par exemple, servait à traiter la question : « Le monde est-il étemel ? » Donc, finalement, d'un bout à l'autre de l'histoire de la philosophie antique, on a presque toujours la même situation : les écrits philosophiques répondent à des questions. Par exemple, dans sa Vie de Plotin, Porphyre dit que Plotin avait composé ses écrits en réponse aux questions qui se posaient dans le cours. »
98-99 « Les consolations et les correspondances sont des genres littéraires dans lesquels le philosophe exhorte ses disciples ou ses amis dans des circonstances précises, un événement fâcheux dans le cas des consolations, les différentes circonstances de la vie dans le cas des correspondances, comme les Lettres d'Épicure et de Sénèque. Ce sont finalement d'autres formes de dialogue. Ces formes littéraires dialogue, consolations, correspondance ont continué à exister au Moyen Age, à la Renaissance et encore au XVIIe siècle, mais précisément sous forme littéraire, sans que l'enseignement de la philosophie ait lui-même une forme dialogique. Nous avons ainsi des dialogues de Berkeley, de Hume et d'autres philosophes. Les Lettres de Descartes à la princesse Elisabeth de Palatinat prennent parfois l'allure de lettres de direction spirituelle, dignes de l'Antiquité. Je crois que les traités systématiques, écrits avec l'intention de proposer un système pour lui-même, sont à dater des XVIIe et XVIIIe siècles (Descartes, Leibniz, Wolff). Les genres littéraires antiques disparaissent alors de plus en plus. ... il y a ... la perte, partielle d'ailleurs, mais bien réelle, de la conception de la philosophie comme mode de vie, comme choix de vie, aussi comme thérapeutique. On a perdu l'aspect personnel et communautaire de la philosophie. ... la philosophie s'est de plus en plus enfoncée dans cette voie purement formelle, dans la recherche, à tout prix, de la nouveauté pour elle-même : il s'agit pour le philosophe d'être le plus original possible, sinon en créant un système nouveau, mais tout au moins en produisant un discours qui, pour être original, se veut très compliqué. La construction plus ou moins habile d'un édifice conceptuel va devenir une fin en soi. La philosophie s'est donc éloignée de plus en plus de la vie concrète des hommes.
Il faut reconnaître d'ailleurs que cette évolution s'explique par des facteurs historiques et institutionnels. Dans la perspective étroite des Universités, comme il s'agit de préparer les élèves à l'étude d'un programme scolaire qui leur permettra d'obtenir un diplôme de fonctionnaire et leur ouvrira une carrière, le rapport personnel et communautaire doit nécessairement disparaître, pour faire place à un enseignement qui s'adresse à tous, c'est-à-dire à personne. Malheureusement, je pense qu'il est extrêmement difficile de ressusciter de nos jours le caractère dialogique de la philosophie antique. Il me semble que cette forme dialogique de l'enseignement n'est réalisable que dans des communautés du type des écoles antiques, organisées pour vive en commun la philosophie ... Peut-être cela est-il possible dans des communautés qui seraient de type monastique ? »
102 à 105 « Les Recherches philosophiques de Wittgenstein … on dit, comme on le fait parfois ... que c'est plein d'incohérences, mal rédigé - les mêmes critiques qu'on a adressées à l'écrit de Marc Aurèle -, alors que, en fait, comme l'ont bien montré par exemple Stantey Cavett et d 'autres, c’est un type de dialogue : beaucoup de petits dialogues renouvelés chaque fois, car chaque fois on doit dépasser une tentation, opérer une vraie thérapeutique pour changer ta vie et pas seulement l'opinion de l'interlocuteur, qui est aussi Wittgenstein lui-même, qui doit se changer lui-même. Il n'est donc
pas indifférent que vous ayez été le premier Français à avoir découvert Wittgenstein : dans un texte de 1959 ou 1960 « Jeux de tangage et philosophie », vous avez employé peut-être pour la première fois l’expression « exercices spirituels » pour parler de Wittgenstein, et vous avez insisté sur le fait que chez Wittgenstein il y a toute une thérapeutique, qu'il n'y a pas le systématicité de type moderne. Cela suggère qu'on peut retrouver même aujourd'hui le genre littéraire et le type de philosophie de l'Antiquité : à chaque moment dans l'histoire de la philosophie, on peut ainsi trouver un auteur qui essaie de les renouveler. Pourquoi pensez-vous que ce modèle - la philosophie comme choix de vie, comme nécessité de se transformer reste si vivant, même s'il est un peu occulté par toutes les choses que vous avez indiquées, l’Université, etc. ?
… J'ai toujours été frappé du fait que les historiens disaient : « Aristote est incohérent », « saint Augustin compose mal ». Et c’est cela qui m'a conduit à l'idée que les œuvres philosophiques de l'Antiquité n'étaient pas composées pour exposer un système, mais pour produire un effet de formation : le philosophe voulait faire travailler les esprits de ses lecteurs ou auditeurs, pour qu'ils se mettent dans une certaine disposition. C'est un point assez important je crois : je ne suis pas parti de considérations plus ou moins édifiantes sur la philosophie comme thérapeutique,etc., comme concurrente du bouddhisme par exemple... Non, c'était vraiment un problème strictement littéraire qui était le suivant pour quelle raison les écrits philosophiques donnent-ils en général cette impression d'incohérence ? Pourquoi est- il si difficile d'en reconnaître le plan ?
… la civilisation antique de l'oralité a disparu définitivement à partir de l'invention de l'imprimerie, qui, elle-même, sera bientôt dépassée par l'internet, et j 'ai dit tout à l'heure que je doutais de la possibilité de faire revivre le caractère dialogique de l'enseignement philosophique. Mais vous avez raison de remarquer que, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, il y a eu des auteurs qui ont essayé de renouveler, dans leurs écrits, des genres littéraires antiques. On peut énumérer par exemple les Essais de Montaigne, qui rappellent tout à fait le genre des traités de Plutarque, les Méditations de Descartes, qui sont des exercices spirituels prenant en compte le temps qu'il faudra au lecteur pour arriver à changer sa mentalité et à transformer sa manière de voir, les Exercices de Shaftesbury, inspirés par Marc Aurèle et Épictète, les aphorismes de Schopenhauer, de Nietzsche, ou du Tractatus de Wittgenstein.
… on pourrait dire qu'il y a toujours eu deux conceptions opposées de la philosophie, l'une mettant l'accent sur le pôle du discours, l'autre sur le pôle du choix de vie. Dans l'Antiquité déjà sophistes et philosophes s'affrontaient. Les premiers cherchaient à briller par les subtilités de la dialectique ou la magie des mots, les seconds demandaient à leurs disciples un engagement concret dans un certain mode de vie. [Discours pour la frime ou expliquer les recherches de la liberté ?]
… les philosophes n'arriveront jamais à se débarrasser de l'autosatisfaction qu'ils éprouvent dans le « plaisir de parler ». Quoi qu'il en soit, pour rester fidèle à l'inspiration profonde – socratique, - pourrait-on dire de la philosophie, il faudrait proposer une nouvelle éthique du discours philosophique, grâce à laquelle il renoncerait à se prendre lui-même comme fin en soi, ou, pis encore, comme moyen de faire étalage de l'éloquence du philosophe, mais deviendrait un moyen de se dépasser soi-même et d'accéder au plan de la raison universelle et de l'ouverture aux autres. »
108 à 110 « On peut reconnaître dans les aphorismes du livre du Marc Aurèle [pensées] un schéma ternaire : la distinction entre trois disciplines ou trois ascèses, la discipline de désirs, la discipline de l'action, et la discipline du jugement, qui consistent respectivement à conformer ses désirs, ses actions et ses jugements à la Raison. La présence de ce schéma, facilement reconnaissable tout au long des pages de ce livre. nous montre qu'il répond à une intention de l'auteur : ces répétitions ne sont pas destinées, par exemple, à informer des lecteurs au sujet d'une doctrine stoïcienne. ... Il s'agit, pour Marc Aurèle, de réactualiser, de réveiller pour lui-même, les dogmes qui doivent conduire la vie. Les manuscrits appellent le livre de Marc Aurèle : « Pour lui-même », et cela correspond parfaitement à l'intention de l'auteur. Ce ne sont pas des « Pensées » destinées à d'autres, ou des effusions de la sensibilité de l'auteur. Il ne s'agit pas là d'une découverte psychologique ou biographique. L'intention de l'auteur est inscrite clairement dans le contenu et la forme de l'œuvre. ... pour un interprète moderne, il est très difficile de saisir le sens voulu par un auteur et son intention. Il est très facile de tomber dans l'anachronisme parce que nous ignorons beaucoup des conditions historiques dans lesquelles il a écrit : qui il vise, qui il recopie peut-être. C'est ainsi qu'on a cru que Marc Aurèle nous livrait, dans son livre, ses états d'âme quotidiens, ou qu'Augustin, comme Rousseau, se confessait dans ses Confessions,ou que Platon exposait méthodiquement son système dans ses Dialogues. En fait, le titre d'Augustin, Confessionnes, veut dire « Louanges de Dieu » ,comme le montrent clairement les premières lignes de l'ouvrage. Louanges pour ce que Dieu a fait pour Augustin, mais aussi pour l'homme en général ; car Augustin a tendance à considérer les événements de sa vie comme des symboles de l'histoire du salut. Par exemple, en décrivant le fameux vol de poires commis dans sa jeunesse, il veut décrire en fait la faute d'Adam prenant le fruit défendu au jardin d'Eden. Les allusions aux textes bibliques qui apparaissent dans ce texte le montrent clairement. Quant aux dialogues de Platon, sans entrer dans la querelle sur l'enseignement oral de Platon, il me semble que tout le monde s'accordera pour dire, avec Victor Goldschmidt, que Platon les a écrits, non pas pour informer, mais pour former. Quoi qu'il en soit,
comme l'a bien remarqué kirsch, le premier moyen pour reconnaître l'intention de l' auteur est de rechercher le genre littéraire auquel appartient l'ouvrage. D'une manière générale, en effet, dans le cas des auteurs antiques, les règles du discours sont rigoureusement codifiées. Il faut tenir compte du fait qu'ils écrivent dans un système traditionnel qui obéit à des exigences propres à chaque genre littéraire ; on n'écrit pas de la même manière quand on exhorte quelqu'un, quand on le console, quand on expose une doctrine ou quand on dialogue. Pour comprendre exactement la portée d'une affirmation, à plus forte raison le sens général d'une œuvre, il faut soigneusement distinguer, premièrement, ce que l'auteur doit dire, par exemple, parce qu'il est platonicien ou stoïcien, ou parce qu'il utilise tel ou tel genre littéraire, ou parce qu'il s'adresse à tel ou tel auditoire plus ou moins formé ; ensuite, ce que l'auteur .peut dire : il peut, par exemple, exagérer la présentation d'une doctrine, pour mieux frapper les esprits, ou être infidèle aux dogmes de son école, parce qu'il veut s'adapter à un certain destinataire ; enfin, ce que l'auteur veut dire, son intention profonde,par exemple,dans le cas de Marc Aurèle, l'exhortation à soi-même, dans le cas des Confessions d'Augustin, non pas se confesser, mais chanter l'œuvre de Dieu dans le monde et dans l'homme. »
110-111 « … se demander si les auteurs archaïques, ou les fondateurs d'école sont, eux aussi, conditionnés par une tradition ou des genres littéraires préexistants.
... Les premiers penseurs de la Grège ont été influencés par des modèles orientaux. ...importance dans les écrits des Présocratiques d'un schéma ternaire : genèse des dieux, genèse de l'homme, genèse de la cité, hérité des mythes cosmogoniques babyloniens, genre littéraire dans lequel se situe la Genèse biblique. On retrouve ce schéma dans le Timée, qui est, lui aussi, une Genèse, une histoire des générations. Ces auteurs se rattachent ainsi à une tradition qui leur est antérieure. Les fondateurs d'école sont tributaires de traditions multiples Platon, par exemple, est à situer dans des traditions socratique, pythagoricienne et sophistique. ... tout philosophe pense en réaction contre un autre penseur. Mais cette situation aussi le conditionne ... »
112 « … Lucrèce, en bon épicurien, cherchait à délivrer les hommes de l'angoisse, cela ne veut pas dire qu'il était lui-même un anxieux. Parler de l'« anxiété de Lucrèce » est très hasardeux.
les Pères latins et les Pères grecs ont voulu parfois illustrer leurs sermons par de belles pensées empruntées aux païens. Ainsi citent-ils du Plotin, mais sans le dire et souvent pour une seule phrase ; on voit bien le rapport qu'il y a entre cette phrase et le sens général du sermon. Donc ils veulent citer ce passage de Plotin à cause d'une phrase. Ils citent le contexte de cette phrase, bien que le contexte parle d'autre chose que cette phase qui leur importe. Alors beaucoup d'interprètes disent : Ambroise ou Grégoire de Nysse ont été plotiniens. Mais on ne peut pas faire endosser à ...»
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Lecture février 2024

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