Sortir de l'histoire officielle

     


Lucien Jerphagnon (1921-2011)
Portraits de l'antiquité


Platon
Page 38 «L'extraction aristocratique de Platon le destinait à un grand premier rôle politique. Les malheurs d'Athènes, la mise à mort de son maître Socrate, de cuisants échecs, l'orientèrent impérieusement vers la philosophie, en laquelle il transposa sa vocation politique manquée
40 «La philosophie a pour objet les Idées, les Formes, ou, dirait-on, les structures. A ce propos observons que le mot Idea veut dire « forme visible» : les Grecs étaient des visuels, et Platon, ...»
43 «Pour Platon, la réalité absolue, l'Essence, n'est pas à chercher parmi les éléments (eau, air, feu, terre...) à la façon des présocratiques. La vraie Essence -- et la Valeur , c'est l'Idée, et l'âme humaine peut y accéder parce qu'elle en est parente. C'est cette connaturalité de l'âme et de l'Idée qui permettra la maie connaissance, qui atteint à l'immuable.»
44 «...à ce compte-là, si la Chevalité prime n'importe quel cheval, ne faudra-t-il pas dire que la Chevalité seule est, et que le cheval sensible n'est pas, ou est «moins»? C'est bien là le «platonisme de manuel» qu'on ne connaît que trop. En poussant dans cette direction, on aboutirait à un monisme de type parménidien, l'Idée congédiant la multiplicité sensible comme illusoire,...»
48 «Dans son état idéal, la Cité - qui est construite sur le même modèle que l'âme - devra obéir en son tout comme en chacune de ses parties, à la loi du Bien, et celle-ci se réalisera dans la mesure où chacun tiendra et gardera sa place : artisans, guerriers: philosophes-gouvernants.»
49«L'académie s'éteignit en 529, après neuf siècle. Au IIIe siècle après J.-C., le platonisme retrouvera un second souffle avec le mouvement philosophico-mystique connu sous le nom de néoplatonisme.»
Le Parménide de Platon
27 «Vraie ou restituée, la pensée d'Héraclite devait hanter la philosophie grecque postérieure, spécialement en tant qu'expression absolue de l'universel devenir. Platon la synthétisera avec le fixisme hiératique et initiatique de Parménide.»
39 «... Platon s'inscrit dans un cadastre mental disposé par les philosophes de l'âge précédent et les goûts de la génération présente. Il affrontera donc la pensée d'Héraclite d'Éphèse (540-480), telle, du moins, qu'il la voit : comme une philosophie du mouvement perpétuel, comme un mobilisme qui rend à la limite toute science impossible ... A l'opposé, Platon rencontrera l'immobilisme ontologique de Parménide dont le monisme exercera sur lui une fascination qu'il aura peine à exorciser.»
44-45 «...c'est dans le terrible Parménide qu'apparaît le plus nettement  le caractère insoluble, aporétique, du réalisme des Intelligibles. On y voit Socrate comprendre «que la doctrine des Idées n'est pas une solution, mais un problème» (M. Alexandre). ...
...si l'Idée est une entité, elle devra se dédoubler à l'infini et jamais ne pourra servir à la connaissance (Parménide, 131 a-b). Enfin, définies comme séparées, les Essences ne sont même pas connaissables (Parménide, 133 b).»
86 «...tout me porte, décidément, à rejoindre l'avis des platoniciens qui, en dépit des ruptures dans la tradition, savaient reconnaître dans le Parménide, d'ailleurs inséparable de la République - au moins des livres VI et Vll -, une « théologie », autrement dit un exposé métaphysique, une vision du monde tel qu'il procède de ses principes.»
Plotin
118 «...Plotin avait trouvé auprès d'Ammonios, c'était sans doute le courant le plus orthodoxe, suivi par toute une tradition que je ne puis détailler ici. Il prenait sa source dans la synthèse de deux textes majeurs le passage du Parménide analysant toutes les hypothèses sur l'Un et le Multiple, et l'analogie de la ligne en République, VI, précisant les degrés de l'être et du connaître.»
124 à 136 «... ce principe supérieur d'unité, Plotin était tenté de la trouver chez Aristote. En effet, dans le monde éternel aristotélicien, chaque être reçoit son essence et son degré d'unité de sa morphè, de sa forme. C'est un principe immuable d'organisation que la matière multiplie à l'infini. C'est la forme qui donne à tout être d'être ce qu'il est, et aussi ce qui le rend pensable, car elle devient noûs - idée - si nous l'abstrayons de la matière. Ainsi subsiste, éternellement, à travers les générations et les corruptions, le monde sublunaire - le nôtre -, et au-dessus, le monde incorruptible des formes pures, immuables, chacune étant unique, car aucune matière ne vient la multiplier : c'est le monde des astres. Et ce cosmos tout entier est attiré, aimanté, par ce qu'on pourrait appeler la Forme des formes, et qu'Aristote appelle l'Acte pur. C'est à cet Intellect absolu, à ce Noûs par excellence, absolument transcendant, qu'est suspendu le monde de toute éternité, dans son être et dans son mouvement. Cet Intellect suprême ne fabrique rien ; il ne crée pas le monde ; il le meut, l'attire en tant qu'objet d'amour, d'éros ; ... (Méta. , L 7, 1072 b). ... L'hylémorphisme d'Aristote [hylè = matière], cette cosmobiologie suspendue à un Intellect transcendant, surpassait l'hylozoïsme des stoïciens [matière est douée de vie], en ce sens que le Noûs d'Aristote donnait à la psychè des stoïciens de quoi se poser comme unité immanente et transcendante, organisatrice de l'éternelle harmonie des choses. Attirée par le Noûs, la psychè en
rayonnait elle-même l'attrait jusqu'aux confins de l'être. »
«...c'était comme si une dimension lui manquait encore. Il ne serait pas aristotélicien : quelque chose l'en retenait. Aristote, en effet, définissait l'Intellect souverain comme une pensée qui fait de soi et de soi seul son objet de contemplation. Ainsi, pour Aristote, le Noûs avait un objet : en se dédoublant, l'unité supérieure s'exilait de l'absolu d'unité. Cela indiquait que le Noûs aristotélicien, pour transcendant qu'il fût, ne pouvait pas être le premier : il avait lui-même une source, et il la fallait chercher au-delà. Au-delà du dieu d'Aristote et de tous les dieux, dans la direction de l'Un comme tel, de l'Un absolu, bref, de l'absolue simplicité, source d'où émanerait tout ce qui, à partir d'elle, se pose et se multiplie à l'infini pour faire un monde. Et cela, ce n'était pas chez les stoïciens, ce n'était pas chez Aristote que Plotin pouvait le trouver, mais dans une certaine lecture de Platon,...»
127-128 «...à côté de l'Académie, une autre tradition subsistait, discrète, peut-être secrète. Elle tenait certains des Dialogues, ou morceaux de Dialogues, pour le foyer du vrai platonisme. On sait aujourd'hui que ces morceaux-là sont précisément de la même époque.
Quels sont ces textes ? Il y a d'abord République, VI, 509 b et s. On y expose les quatre degrés d'être, et parallèlement, de connaissance, schématisés par l'analogie de la ligne, avec ses segments : ombres et mirages, choses sensibles, objets mathématiques, Idées, le tout sous la mouvance de l'Un, qui est aussi le Bien. Et puis, il y a le Parménide, 137 b et s. On y fait défiler neuf hypothèses, positives et négatives, qui envisagent pour l'Un différents statuts ontologiques est-ce qu'il est ? est-ce qu'il n'est pas ? est-ce qu'il est et n'est pas ? , et on note dans chaque cas ce qui en résulte, pour l'Un et pour le reste, la multiplicité. Bon, en très gros : 1. Si l'Un est l'Un, on s'aperçoit que poser l'unité la divise et la jette dans le multiple ; si Un il y a, il échappe à l'être, et il est impensable. 2. Maintenant, si l'Un est, s'il entre dans le régime des essences, il devient l'unité d'une pluralité, et il devient pensable. Mais si l'on joint ces deux hypothèses, on a 3. Si l'Un est et n'est pas. Il y a là une contradiction, qui ne peut se soutenir que si l'on fait intervenir le temps, qui introduit des points de vue, qui concilie selon les moments affirmation et négation, unité et multiplicité, mouvement et immobilité, etc. Nous sommes sous le régime de la raison discursive.
Maintenant, 4. Si l'Un est un être (2' hypothèse), qu'advient-il des autres ? Ils seront les parties d'un tout organique, chacune ayant son unité propre. Mais, 5. S'il y a Un échappant à l'être (Ier hypothèse), tout le reste choit dans la pure multiplicité, puisqu'il n'y a plus de facteur de totalité, de pluralité unifiée. Il y en a quatre autres comme ça, mais elles n'apportent rien de plus, sinon une vérification. Vous avez deviné que ces hypothèses sont un tout, et qu'elles sont interdépendantes. On voit donc que selon cette tradition, le centre de la réflexion de Platon aurait été le fameux problème antique de l'un et du multiple, et que si cette tradition s'attache à ces deux morceaux-là, c'est qu'ils examinent le problème sous deux angles, cosmologique et

dialectique. J.-P. Dumont en a fait ressortir la correspondance dans un article génial. » Où cet auteur est souvent cité https://www.persee.fr/...6139.pdf (cliquer sur le lien sous le titre)
129-130 «... s'écarter du sensible pour s'entretenir avec le Bien seul à seul -- expression que reprendra Plotin en parlant de sa quête de l'Un. Ce serai cette tradition, indéniablement pythagorisante, qu'Ammonios Sakkas aurait transmise à Plotin, changeant ainsi sa vie. Voilà, en quelque sorte, à partir de quoi Plotin a pu devenir Plotin.
C'est donc à l'intérieur de cette tradition platoni
cienne - où l'intellectualisme vire au spiritualisme, et prend une dimension mystique -, c'est à l'intérieur de ce platonisme-là que Plotin va déployer sa pensée.»
130-131 «Considérant les cinq hypothèses du Parménide que nous avons vues tout à l'heure, et qui font bloc avec l'analogie de la ligne de République, VI, schématisant les quatre degrés de l'être et du connaître sous la mouvance de l'Un, Plotin découvre là la structure du réel et de la pensée qui lui est sous-jacente.
- En premier, l'Un (En), absolue simplicité au-delà de l'être, de la pensée, au-delà de tout, ... (Enn., V, 4.2). De l'Un émane de toute éternité ce qu'il faut d'unité aux êtres, du  plus haut au plus infime, pour se poser comme être. Autrement dit, l'Un donne ce qu'il n'a pas ; le faire-être n'est pas.
-- La première émanation de l'Un, la plus haute par son degré de simplicité, c'est l'Intelligence subsistante, le Noûs, l'Un qui est, car nous voilà dans le régime de l'être. C'est dans la pure intellectualité du Second Un que résident les Idées selon Platon, les Formes selon Aristote, principes d'unité du cosmos. C'est à ce niveau-là qu'il faudrait situer les dieux (il ne «pratique» pas).
-- Mais procédant du Noûs, donc de l'Un, il y a l'Âme du Monde, la psyché, le Troisième Un. Elle rayonne et diffuse l'unité qui est son essence dans le cosmos tout entier, et jusqu'au plus infime élément matériel, dès lors qu'il est suffisamment un pour qu'on puisse en parler comme de quelque chose. Après, c'est la multiplicité sans unité, la matière. C'est donc au niveau de l'Âme, dont nous sommes partie prenante, que l'Un nous est présent.
»
131-132 «Marqués comme nous le sommes par le créationnisme judéo-chrétien, nous serions tentés de dire que l'Un engendre l'Intellect, qui engendre l'Âme du Monde. Mais ce n'est pas la perspective de Plotin sur un monde éternel. Il n'y a pas chez lui de création ex nihilo. Disons que la générosité absolue de l'Un donne au Noûs, à l'Intellect, de se poser lui-même ; que la générosité surabondante du Noûs donne à l'Âme du Monde, à la psyché, de quoi devenir elle-même ; que cette Âme du Monde diffuse sa propre générosité dans toutes les parties qu'elle anime, et qui du coup se posent chacune comme telle. En somme, et c'est là l'originalité puissante du système, chaque hypostase - chaque existant procède de soi-même en même temps que de ses principes. Le néoplatonisme est, de ce fait, une métaphysique de la liberté, qui de soi congédie toute possibilité d'aliénation, puisque l'Un offre à chacun de quoi s'autoposer. »
132 «Le cosmos est tout entier retravaillé de l'intérieur par une éternelle aspiration à l'unité, qui le ferait coïncider avec sa source, et la source de sa source, et ainsi jusqu'à l'Un au-delà de tout. Ainsi, l'Âme du Monde aspire au Noûs dont elle se voit et se veut procédant, et le Noûs lui-même aspire à l'Un absolu dont il se sait et se veut émanant. Tels sont les deux mouvements qui n'en font qu'un - ...»
Saint Augustin
135-136 «... le P. Trouillard et moi étions bien d'accord. Dommage : si Augustin avait su proprement le grec et suivi un stage à Athènes ou Alexandrie, l'Occident aurait hérité d'un bon Dieu moins anthropomorphique et moins juriste ...»
225-226 «...pour Augustin, Dieu n'est pas une abstraction, un concept. On imagine mal Platon discutant avec l'Idée du bien, ou Aristote bavardant avec le Premier moteur immobile, et pas davantage Plotin conversant avec l'Un au-delà de l'Être, ... Non, le Dieu d'Augustin est, comme dit Pascal, le Dieu d'Abraham, d'lsaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ.»

Octobre 2021

Haut de page   Page en amont

Des visites régulières de ces pages mais peu de commentaires.
Y avez-vous trouvé ou proposez-vous de l'information, des idées de lectures, de recherches ... ?
Y avez-vous trouvé des erreurs historiques, des fautes d'orthographes, d'accords ... ?
Ce site n'est pas un blog, vous ne pouvez pas laisser de commentaires alors envoyez un mail par cette adresse robertsamuli@orange.fr
Au plaisir de vous lire.