Sortir de l'histoire officielle

     


Lordon Frédéric

Mots, idées, concepts, personnalités repérés : le concept de chien n'aboie pas, déterminisme - liberté - nécessité, l'Histoire, structuralisme, Un nouveau tyran par la révolution

Les affects de la politique

2016 - Éditions Seuil
Du site de l'éditeur et de la 4e de couverture « Que la politique soit en proie aux « passions », tout le monde l’accordera sans la moindre difficulté. Autrement malaisé serait de faire entendre qu’elle ne connaît que cela, que les affects sont son étoffe même. La politique n’est-elle pas aussi affaire d’idées et d’arguments, protestera-t-on, et les « passions » ne sont-elles pas finalement que distorsion de cet idéal d’une politique discursive rationnelle ?
Le point de vue spinoziste bouscule ces fausses évidences, en soustrayant la catégorie d’« affect » à ses usages de sens commun – les « émotions » – pour en faire le concept le plus général de l’effet que les hommes produisent les uns sur les autres : ils s’affectent mutuellement. Il n’y a alors plus aucune antinomie entre les « idées » et les affects. On émet bien des idées pour faire quelque choseà quelqu’un – pour l’affecter. Et, réciproquement, les idées, spécialement les idées politiques, ne nous font quelque chose que si elles sont accompagnées d’affects. Autrement, elles nous laissent indifférents. En « temps ordinaires » comme dans les moments de soulèvement, la politique, idées comprises, est alors un grand jeu d’affects collectifs. Et pour tous ceux qui y interviennent, elle est un ars affectandi.
Frédéric Lordon est directeur de recherche en philosophie au CNRS.»

Ouvrages parus avant, prenant référence Spinoza dans le titre : "L'Intérêt souverain - Essai d'anthropologie économique spinoziste" et "Capitalisme, désir et servitude - Marx et Spinoza",

96 à 99 Structuralisme et liberté, pas tout compris, mais d’abord j’aime bien la note à partir des graffitis de mai 1968 de la Sorbonne « Althuser à rien ».
« … la philosophie spontanée du sens commun contemporain - … de nombreux courants scientifiques également ! - ne peut concevoir la transformation historique autrement que comme un merveilleux re-surgissement de la « liberté ». C’est par cet argument lapidaire qu’à été liquidé l’héritage intellectuel du structuralisme au tournant des années 80 : incapable de penser l’histoire. Dans un monde de structures, la liberté créative des hommes n’existe plus, …
[par mai 68] … parfois il se passe quelque chose ». … qui n’était pas prévu par le fonctionnement des structures ...
Désespérant déterminisme ?
On ne niera pas que le problème se posait. . . C'est qu'il ait été convenablement résolu par cette restauration qui est plus discutable. Pourtant - à leur corps défendant ? -, même des figures qu'on pourrait assimiler à l'humeur structuraliste semblent l'avoir validée à leur manière. N'est-il pas symptomatique de retrouver la même évocation sous la plume de Braudel et de Bourdieu qui, dans un registre relâché et comme en marge de l'élaboration théorique, se laissent aller à « estimer » les marges que le poids des structures laisse à la liberté humaine : « notre petite marge de liberté ... pour échapper aux lois, aux nécessités, au déterminisme », dit Bourdieu, « 5 % de liberté », évalue Braudel au doigt ... mouillé contre les rapports sociaux qui pèsent pour tout le reste. « Petite marge » ou « 5% », c'est donc que la liberté conserve quelques interstices sans lesquels le changement historique n'aurait aucune ressource ni aucune chance. Ainsi, même des penseurs qui ont su faire face au poids des déterminismes n'ont pas pu renoncer aux « marges de la liberté » - et passer des déterminismes au déterminisme. Ceci peut-être parce que, du déterminisme, ils ne se sont donné qu'une version qualifiée : « les déterminismes sociaux», et non le déterminisme tout court. Spinoza, pour sa part, ne transige pas. Il y a le déterminisme et rien d'autre. Au demeurant, ça ne peut pas être une question quantitative. La « liberté » pose un problème philosophiquement identique qu'elle soit réduite à des marges ou supposée intégralement régnante. Et, dans l'épaisseur de ce problème, Spinoza tranche avec conséquence. ... ce sont plutôt les défenseurs du libre arbitre qui ont à s'expliquer. Comment l'homme pourrait-il justifier d'être « comme un empire dans un empire » ? Quelle sorte de fondement pourrai t-il donner à sa revendication d'échapper à la causalité phénoménale qu'il réserve à toutes les autres choses de l'univers ? Par quel miracle peut-il par fois s'exonérer de l'enchaînement des causes et des effets ? Comment prétend-il authentiquement briser le cours des choses … c'est-à-dire produire des effets sans cause ? « La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement nécessaire », leur répond Spinoza(Éth., I, 32) - y compris celle de Dieu qui « n'opère pas par la liberté de la volonté » (Éth., I, 32, cor. I), mais par la nécessité de sa nature. Et le corollaire II d'enfoncer le clou : « car la volonté, comme tout le reste, a besoin d'une cause qui la détermine à exister et à opérer d'une manière précise ». C'est bien tout ce à quoi l'humanisme ne veut pas se rendre, lui qui tient à l'éminence ontologique de l'homme et reflue la condition à la quelle le ramène Spinoza : celle d'une chose parmi les choses. Pour son malheur, Spinoza ne fait pas que tirer le tapis sous ses pieds pour restaurer la cohérence de la nécessité de toute chose : il réengendre génétiquement l'illusion de la liberté elle aussi nécessaire ! - et renvoie la revendication de l'exception au registre de l'imagination égarée : « les hommes se trompent en ce qu'ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en ceci qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent » (Éth. , II, 35, scolie).
Moment d'accablement ... si tout est écrit, alors à quoi bon ? Annulation de la politique : nous n'avons plus rien à faire puisque tout est déterminé … Évidemment, le contresens est complet. Car il ne se passera que ce que nous aurons fait ... en ayant été déterminés à le Faire. Et si nous avons été déterminés à ne rien faire, il ne se passera rien. ... Lorsque le désir d'action est impérieux, il se donne cours et se moque bien de savoir si l'action est libre ou nécessaire, si le déterminisme est un fatalisme, ou quoi que ce soit de ce genre. Et si ce désir est impérieux, c'est qu'il a été déterminé avec ce qu'il faut d'intensité. L’expression courante qui dit « c'était plus fort que moi » n'en restitue-t-elle pas à sa manière la nécessité ? En réalité, montre Spinoza, mis à part la troncature imaginaire produite par l'ignorance des causes qui nous déterminent, nous sommes d'autant plus portés à croire en la contingence et en notre liberté de choix que la balance des affects en nous est tangente. l;un des deux affects opposés en balance l'emporte mais de peu, ou bien un affect est là tnais modéré et susceptible d'être aisément défait, et c'est cette indécision, ou ces faibles intensités passionnelles, qui nous ont donné l'impression fausse d'un libre décret de l'esprit, là où le primat écrasant d'un affect était plus fort que nous ». De là que les hommes « croient, pour la plupart, que nous ne faisons librement que ce à quoi nous aspirons légèrement, parce que l'appétit pour ces choses peut aisément être réduit par le souvenir d'autre chose que nous nous rappelons fréquemment, et que nous ne faisons pas du tout librement ce à quoi nous aspirons avec un grand affect et que le souvenir ne peut apaiser » (Éth., III,2, scolie). Mais qu'une détermination l'emporte de peu ou de beaucoup, c'est toujours une détermination.
»
101 ... « L’histoire est une production
L’hypostase est la figure consistant à transformer une abstraction en entité substantielle et agissante. Par exemple : l'histoire. Histoire est le nom d'abstraction sous lequel nous récapitulons toute une série de processus concrets. Mais c'est une abstraction. Qui ne saurait donc se prévaloir de la puissance des processus qu'elle ne fait que nommer. L’histoire n'est pas une puissance. Ce qui est puissance, ce sont les hommes qui font l'histoire. Et de même, nous rappelait Spinoza, que le concept de chien n'aboie pas, le concept d'histoire n'agit pas. Il n'y a pas d'histoire sans l'action des hommes pour faire l'histoire. Sauf à lui inventer des qualités occultes, l'histoire n'est pas en elle-même une entité productrice : elle est le résultat d'une production. Si, par exemple, les hommes veulent qu'il s'écrive une histoire révolutionnaire, ils ont intérêt à faire la révolution. Ou plutôt : il n'y aura une histoire révolutionnaire que si les hommes ont été déterminés à faire la révolution. S'ils sont déterminés à se regarder, ou à croire que l' « histoire » fait le travail pour eux, il est à craindre que leur action manque d'intensité, et ne soit pas très révolutionnaire, donc qu'il n'y ait pas beaucoup de révolution. Grâce au ciel l'affliction réflexive est surtout le propre des intellectuels - qui ne forment pas le gros des troupes. Les masses en colère s'adonnent à leur colère plutôt que de se regarder en colère et - par là, de cesser rapidement de l'être. »
104 « La révolution comme détermination à faire autre chose
… Les négateurs du pouvoir transformateur du déterminisme tombent donc sur un os avec Spinoza. Celui-ci affirme et le déterminisme et la possibilité de la crise - lui dit « sédition ». Il est vrai qu'à certains égards Spinoza considère que les révolutions finissent mai en général : supprimant le tyran sans supprimer les causes de la tyrannie, elles ne font le plus souvent qu'installer un nouveau tyran à la place du précédent. C'est peu dire que Spinoza n'est pas d'un grand optimisme politique – il l'a strictement proportionné au rude réalisme de sa vue sur les passions collectives. Mais là n'est pas la question, en fait. S'il est bien une chose qu'il ne nie pas, c'est que la politique connaisse des ébranlements, et que les ordres institutionnels soient périssables. Il en fait même le cœur de toute sa pensée politique »

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