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Les berbères

L'insurrection kabyle de 1871


Tiré de  http://www.cnt-f.org/memoire-commune.html...65-AWz2pgGq2jI
«1871 : pendant 72 jours le peuple de Paris se soulève contre un pouvoir et une assemblée nationale réactionnaire. Mouvement révolutionnaire, la Commune de Paris réussit en si peu de temps à expérimenter la démocratie directe et l’auto-organisation, à décréter la laïcité (34 ans avant la loi de 1905), brûler la guillotine (110 ans avant l’abolition de la peine def mort en France) ; réquisitionner les logements vacants pour les sans logis (ce qu’aucun gouvernement n’a eu le courage politique de faire depuis) ; fédérer des centaines d’ouvrières en coopératives en revendiquant l’égalité des salaires entre hommes et femmes.
1871 : pendant 9 mois, en Algérie, appuyé par les Kabyles mutinés pour refuser d’aller combattre les Prussiens, un soulèvement contre l’ordre colonial mobilise un tiers de la population. Préfigurant la guerre d’indépendance algérienne plus de 80 ans plus tard, cette insurrection anticoloniale de 1871 sera aussi brutalement matée que la Commune de Paris.
La répression militaire réunit ces insurgés de Paris et de Kabylie, dans les fosses communes des victimes et dans les bagnes flottants qui les déportent en Nouvelle-Calédonie.»

La révolte de Mokrani, appelée aussi l'insurrection kabyle de 1871 ou l'insurrection de 1871 en Algérie.
Cité Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves : Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Paris, chap. 9 (« Les communes, le peuple au pouvoir ? »), p. 373.
«ALGÉRIE 1870-1871 : UN TOURNANT ? JUIFS CITOYENS ET KABYLES RÉVOLTÉS
« Les délégués de l’Algérie déclarent au nom de tous leurs commettants, adhérer de la façon la plus absolue à la Commune de Paris. L’Algérie tout entière revendique les libertés communales. Opprimés pendant quarante années par la double centralisation de l’armée et de l’administration, la colonie a compris depuis longtemps que l’affranchissement complet de la Commune est le seul moyen pour elle d’arriver à la liberté et à la prospérité. »
Alexandre Lambert, Lucien Rabuel,
Louis Calvinhac, Paris, 28 mars 1871.
Surprenante en apparence, cette déclaration officielle émanant des délégués des colons met en avant l’autonomie communale face à une administration et à une armée qui, relevant directement du pouvoir centralisé, ont été confortées par les décrets Crémieux. Le 24 octobre 1870, Adolphe Crémieux, ministre de la Justice dans le gouvernement de défense nationale à Tours, a en effet publié plusieurs décrets relatifs à l’Algérie. Le premier crée un gouverneur général civil de l’Algérie et un commandant supérieur des forces armées pour les trois départements. Le second modifie l’organisation de la justice. Le troisième accorde à 34 574 juifs algériens, qui relevaient jusqu’alors du droit personnel mosaïque, le statut de citoyens français : « Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à dater de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce jour restant inviolables. »
Ces décrets suscitent des controverses. Les « Européens » d’Algérie (tels qu’on les appelle officiellement) les contestent. Ils ne conçoivent pas cet avantage spécifique octroyé aux juifs, et tentent de s’y opposer en refusant leur inscription sur les listes électorales. Le conseil général du département d’Alger ayant refusé d’admettre le droit de vote pour les juifs, un décret du 20 décembre 1871 prononce sa dissolution. On a beaucoup écrit que ce décret avait provoqué la révolte de Kabylie en 1870-1871. En réalité, la situation est plus complexe et la crise politique, économique et sociale est bien antérieure.
Les années 1866-1868 furent en effet marquées en Algérie par une série de catastrophes. Se conjuguèrent une épidémie de choléra, un tremblement de terre à Blida, plusieurs étés très secs, des hivers rigoureux et des déplacements de populations vers les faubourgs des villes. Même si les statistiques ne sont guère fiables, on estime les morts à environ 150 000 pour une population kabyle d’un million d’habitants en 1869. Selon les estimations, c’est entre 10 % et un tiers de la population qui serait décédé. Le débat né autour de la « famine » est recouvert par les événements continentaux, la guerre de 1870-1871 et le changement de régime en France. Les autorités civiles et militaires n’ont sans doute pas eu conscience, dans un premier temps, de l’ampleur de la crise. Elles ont ensuite proposé divers expédients : soupes populaires, prêts gagés sur la propriété collective de la terre, prise en charge des besoins par des œuvres charitables musulmanes. Cette politique mène par exemple à la faillite de la famille El Mokrani, pourtant alliée aux Français au moment de la conquête. Le bachagha El Mokrani doit s’endetter considérablement pour répondre aux demandes de charité qui lui incombent en tant que chef de tribu.
La première phase de l’insurrection est précédée, en janvier 1871, par une révolte de spahis qui refusent d’être envoyés en métropole pour se battre. Les « bureaux arabes » dirigés par les militaires français dans les campagnes, qui avaient en partie défendu les terres des indigènes, disparaissent. La montée en puissance des civils dans la conduite des affaires coloniales en Algérie représente pour les Kabyles une double menace : contre leurs terres et contre leur statut coranique. Le 24 décembre 1870, un décret étendant considérablement le territoire civil rend la menace imminente. La mise en place progressive d’un régime civil peut également conduire, à brève échéance, à l’assimilation. C’est bien ce que fait redouter aux colons, bien au-delà du cas des juifs, le décret Crémieux : la perspective d’une généralisation possible de la qualité de citoyens français à part entière, y compris aux indigènes. Contrairement à certaines assertions, il n’y a pas eu de réaction d’hostilité à ces mesures de la part des Arabes ou des Kabyles d’Algérie. Le communiqué des autorités musulmanes de Constantine à propos de la « naturalisation des Israélites indigènes » est révélateur :
Constantine, le 30 juin 1871
Louange à Dieu ! Il est unique !
Le Consistoire Israélite de Constantine ayant demandé aux notables parmi la population musulmane de cette ville, de vouloir bien lui faire connaître franchement quelle est leur opinion sur le décret qui a eu pour effet la naturalisation des Israélites de l’Algérie et ce qu’ils en pensent ; si ce décret a excité la colère et l’animosité dans les cœurs des Musulmans, ou non. Nous, soussignés, lui avons répondu que cette mesure n’a froissé personne et n’a excité les colères de personne, parce qu’elle est rationnelle. Au contraire, tous les gens bien sensés l’apprécient et l’approuvent, alors surtout que la porte est ouverte à tous les Arabes qui désirent eux-mêmes se faire naturaliser.
[signatures illisibles]
La révolte de Kabylie qui éclate le 16 mars 1871 en Algérie représente la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français jusqu’à la guerre d’indépendance de 1954-1962. Aux chefs de tribus rassemblées par Mokrani qui proclament le « djihad » (combat pour défendre l’islam), se joint la grande confrérie Rahmânîya qui donne un caractère populaire à l’insurrection. En Grande Kabylie, toutes les agglomérations sont attaquées. Mais la révolte dépasse rapidement ce cadre pour s’étendre à l’Est à la Petite Kabylie et à l’Ouest aux abords de la Mitidja ; au Sud, elle touche aussi le désert. Mokrani est tué le 5 mai ; son frère Bou Mezrag prend dès lors la direction de l’insurrection. Fort-National, assiégé depuis soixante-trois jours, est débloqué par les troupes françaises le 16 juin. Après une forte résistance à Icherridène, le 24 juin 1871, les Kabyles subissent une défaite qui entraîne une série de défections. Cependant la révolte dure encore six mois. Le 8 octobre 1871, la smala de Bou Mezrag est capturée et il est lui-même fait prisonnier par les Français en 1872. Ainsi prend fin la grande insurrection kabyle de l’Algérie orientale.
Pendant deux ans, les tribunaux jugent un grand nombre d’accusés. Condamné à mort, Bou Mezrag voit sa peine commuée en transportation en Nouvelle-Calédonie. Si les insurgés ont aligné 200 000 combattants, beaucoup ne sont pas armés de fusils. En face, la France intervient avec 22 000 hommes (dont des troupes régulières indigènes). Les pertes civiles s’élèvent à une centaine d’hommes chez les Européens ; celles des Kabyles ne sont pas connues. Au-delà des prélèvements financiers et des spoliations territoriales, les conséquences sont durables et profondes : la répression dans le Constantinois porte un coup décisif à la féodalité indigène. Elle appauvrit considérablement la Kabylie qui devient durablement une terre d’émigration. Malgré son succès final, l’influence de l’armée diminue. Le régime civil triomphe et la colonisation, libre de toutes entraves, peut se développer. Les Alsaciens et Lorrains ayant opté pour la France en 1871 profitent d’une partie de ces terres.
Le communard Jean Allemane évoque a posteriori un souvenir poignant. Il se trouvait en compagnie des chefs de la révolte kabyle de 1871, déportés comme lui en Nouvelle-Calédonie : « La nuit approchait ; sombres et silencieux les vaincus d’Algérie et le vaincu de la Commune, assis côte à côte, pensaient à ceux qu’ils aimaient, à l’effondrement de leur existence, à l’anéantissement de leur rêve de liberté. »

Avril 2021