Sortir de l'histoire officielle

    


La démocratie des conseils
Par Yoan Dubigeon

https://www.klincksieck.com/

Et aussi Les soviets trahis par les bolchéviks - Oskar Anweiler - Rudolf Rocker

Du site et de 4e : «Communes, comités, conseils, assemblées révolutionnaires : le tournant du XIXe au XXe siècle charrie des expériences qui, au-delà de leur importance pour le mouvement ouvrier, inventent des composantes de la théorie démocratique aussi riches que sous-évaluées. En se situant en extériorité vis-à-vis de l’État, ces événements contribuent à une définition moderne de la démocratie radicale, envisagée comme autogouvernement ou démocratie par en bas.
Par les principes qu'elle invente, la démocratie des conseils se donne pour horizon la déprofessionnalisation de l'activité politique et sa réintégration au cœur des activités sociales. Par son articulation originale entre destruction de la domination et reconstruction institutionnelle, elle expérimente une stratégie de transformation sociale aussi fertile que fragile. Par son rapport à l'organisation et à la représentation, elle démontre enfin que la démocratie est d'abord et avant tout un geste libérateur contre la tentation du chef.
Bien qu'occulté par la tradition socialiste, le courant conseilliste issu de cette période élabore une pensée originale, qui reste d'une grande actualité pour qui s'intéresse aux formes modernes de la transformation sociale et démocratique. Plus que tout autre chose, cet ouvrage se veut donc une interrogation sur la signification profonde de la démocratie. Il ambitionne de combler une double insatisfaction : insatisfaction relative au flou qui entoure les théories d'une démocratie « approfondie » (participative, délibérative, radicale, etc.), et insatisfaction relative à la distance séparant ces théories des pratiques sociales qui ont concrètement expérimenté l'élargissement de la démocratie.»

Une étude en 2013 de l'auteur sur ce sujet : https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences
Dans ce site en pdf : Oskar Anweiler et les soviets - Yohan Dubigeon
Une présentation de Answeiler par Yohann Dubigeon https://www.youtube.com/watch?v=9NoMbd5SnXI

Des recensions :
https://dissidences.hypotheses.org/9308
Dans ce site en pdf : Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
https://www.contretemps.eu/democratie-conseils/
Dans ce site en pdf : Le trésor perdu de la démocratie des conseils-Arthur Guichoux

Table des matières
 
Avant-propos
Éclairer la théorie démocratique par un détour
Page 10 «Ces témoignages dépassent d’ailleurs largement l’histoire de la modernité politique. On pense évidemment à la démocratie athénienne, mais aussi à la sécession de la plèbe romaine en 494 av. J.-C., à la révolte des Ciompi à Florence en 137815 ou encore à la guerre des paysans allemands de 1525(16) ; on pense plus tard aux sociétés sectionnaires des sans-culottes de la Révolution française, à la société de correspondance londonienne(18) à la fin du XVIIIe siècle, à la Commune de Paris de 1871, aux expériences nombreuses de conseils ouvriers, et à bien d’autres formes d’auto-organisation politique qui ont vu le jour sous la forme de projets radicalement démocratiques.
16. Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, Paris, Éditions sociales, 1974.
17. Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II, Paris, Seuil, « Points », 2012
18. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, « Points », 2012.
...
Cette démarche a débuté au cours d’un précédent travail centré sur l’étude de la rébellion zapatiste - (Yohan Dubigeon, L’Autonomie politique comme projet d’émancipation : zapatisme et autogouvernement (sous la direction de Jean-Marie Donegani), mémoire de Master recherche : Histoire et théorie du politique : Pensée politique, Paris, Institut d’études politiques, 2010) ;»
11 «...nous proposons pour l’instant une hypothèse simple : la « période des conseils » représenterait dans l’histoire moderne une première forme aboutie de projet de « démocratie par en bas ». [Avant cette histoire moderne s'appelaient-ils autrement mais n'interdit pas leurs existances ?]
Cela appelle deux remarques préliminaires.
Premièrement, l’expression « démocratie par en bas » sera ici utilisée comme terme générique le plus approprié ou, par défaut, le moins mauvais : nous parlons bien d’expériences démocratiques se construisant depuis un ancrage local, et ne bâtissant de pouvoir politique central ...

Deuxièmement, cette étude peut être envisagée comme une forme de retour aux sources de la question de l’autogouvernement, ou de l’auto-institution démocratique.»
13 Choix limites politiques du livre «L’intérêt pour la démocratie des conseils répond à un second choix qu’il nous faut également expliciter. Nous avons restreint notre étude aux seules expériences d’auto-institution démocratique contre l’État, excluant du même coup les expériences plus larges de démocratie participative et délibérative, en fonction de l’idée que seule une prise en compte politique des conflits sociaux et économiques structurant la société ‒ donc une prise en compte des questions relatives à la domination et à l’exploitation ‒ ouvre à l’expression effective de la conflictualité politique, et non pas à sa résolution ni à sa résorption. En d’autres termes, nous partons de l’idée que seule une considération du problème de la domination socio-économique peut permettre un examen conséquent de la question de la liberté politique. Assumer une conflictualité politique pleine et entière passe donc, selon nous, par une prise en compte du conflit socio-économique central : celui de la double division entre producteurs et propriétaires, et entre dirigeants et exécutants.»
La démocratie de type conseil : première approche
Suite de l'avant propos : choix théoriques et historiques
32-33 Donc pour l'auteur philosophie et actions politiques seraient incompatibles avec les références philosophiques d'Hannah Arrendt !? : «Ce travail ... s’inscrit en ce sens dans la démarche politique d’Hannah Arendt et sa méfiance envers la philosophie quant à sa capacité à saisir l’action politique. Ce qui est tenu à distance, c’est une démarche philosophique qui, dans la lignée de Platon, est essentiellement une forme de vita contemplativa, surplombant l’action et la « banalité » des choses politiques de la multitude. Arendt rejette cette tradition philosophique pour laquelle « la liberté non seulement ne consiste pas dans l’agir et dans la politique, mais au contraire n’est possible que si l’homme renonce à l’agir, que s’il se retire du monde pour se replier sur lui-même et évite le politique ». Le dédain philosophique pour les affaires humaines tend alors à réduire la politique à l’exercice de la domination, là où l’action politique est fondamentalement liée chez Arendt à la liberté. Abensour résume ainsi les deux solutions trouvées par Arendt pour lutter contre cet oubli de l’agir politique : se tourner plutôt vers des « écrivains politiques » (Machiavel, Montesquieu, Tocqueville) qui ne regardent pas la politique avec ce surplomb du philosophe, et surtout s’intéresser à l’histoire lorsque celle-ci est porteuse d’action et d’événements ; et c’est précisément la démarche qui préside à cette étude. Le rejet de la séparation entre les sages et le commun des mortels, entre une epistèmè et une doxa, prend une place centrale.» Entre savoir savant et préjugés.
Chapitre introductif. L'inscription des conseils dans le champ conceptuel de la démocratie
Démocratie des conseils, libéralisme, Etat : domaines d'extension du conflit politique
37 «D’un point de vue plus directement politique, Chantal Mouffe et Jacques Rancière sont sans doute parmi ceux qui tracent le mieux la délimitation de ce champ démocratique à l’égard de la pensée libérale. Pour Mouffe notamment, la société libérale opère dans le registre de la mystification lorsqu’elle se présente comme la société qui assume la pluralité, la conflictualité politique et donc la liberté ; affirmation directement dirigée contre les régimes totalitaires et délégitimant du même coup tout projet de démocratie extérieur au libéralisme.
Comme l’explique bien Abensour, la prééminence du couple totalitarisme/démocratie ‒ qui est en fait un couple totalitarisme/démocratie libérale ‒ occulte en bonne partie les dérives de la démocratie qui ne sont pas totalitaires, en ce qu’il n’existe pas de concept théorique reconnu pour les identifier. Les formes radicales de la démocratie qui s’opposent tant au libéralisme qu’au totalitarisme (à travers une critique de l’État) s’en trouvent ainsi délégitimées. Voir Miguel Abensour, Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens & Tonka, 2009»
39 «Le cadre théorique posé par Miguel Abensour dans son ouvrage La Démocratie contre l’État est sans doute le plus à même de faire comprendre l’angle par lequel s’attaquer aux conseils, en tant qu’expérience radicalement démocratique. Ce dernier partage l’idée de Chantal Mouffe et de Jacques Rancière selon laquelle la démocratie libérale n’est pas le régime de l’acceptation de la conflictualité : en réalité, ce régime évite et occulte le conflit premier et ne le pratique qu’à l’intérieur de l’État. C’est donc tout naturellement que la démocratie se constitue pour Abensour comme un principe d’extension permanente du conflit non plus dans le cadre de l’État, mais bien contre lui. Il rappelle donc l’erreur consistant à assimiler État de droit et démocratie ; la visée profonde de cette dernière étant la disparition d’une relation stable entre dominants et dominés.»
40 «Cette opposition entre les deux logiques police vs politique, entre distribution policière et égalité fondamentale, est reprise par Abensour sous la forme d’une opposition principielle entre État et démocratie, le premier étant considéré comme l’incarnation de la logique policière, et la seconde comme le creuset de la logique politique. L’expérience démocratique doit donc être comprise comme une lutte pour l’extension du politique au-delà de l’étatique. C’est de cette manière qu’il faut penser l’exigence de participation et d’autogouvernement propre à la logique démocratique, comme l’expliquera Abensour au travers de ce qu’il nomme le « moment machiavélien » de Marx, expression empruntée à J. G. A. Pocock ...»
41 «...comme le soulignera Claude Lefort, Machiavel identifie le moteur de la liberté dans la division originaire entre le désir des « Grands » de dominer et celui des « Petits » de ne pas être dominés, engendrant ainsi une pensée du politique comme modalité d’expression du conflit, au sein duquel la vertu civique devient un trait essentiel de la liberté.
  Partant de cette « rupture » républicaine, Abensour identifie à partir de Marx un deuxième infléchissement de la question de la vertu civique et de son rapport à la liberté politique : l’existence d’un mouvement démocratique à l’extérieur de l’État et contre lui. La démocratie n’est donc pas une invention du XVIIIe siècle réductible à l’État de droit, mais bien plus profondément une expérience de subjectivation du peuple en politique, un pouvoir insurgeant, créateur, sorte de révolution permanente contre un ordre politique institué qui échapperait au contrôle des sujets politiques, ou corps instituant. C’est ainsi qu’Abensour en vient à la définition de la démocratie comme « institution déterminée d’un espace conflictuel, d’un espace contre, d’une scène agonistique sur laquelle s’affrontent les deux logiques antagonistes, se déroule une lutte, sans répit, entre l’autonomisation de l’État en tant que forme et la vie du peuple en tant qu’action ».
»
42 «... Abensour oppose radicalement deux conceptions de la révolution : le modèle jacobin-léniniste, étatiste et par en haut, et le modèle conseilliste, anti-étatiste et par en bas. Il défend évidemment le second, reprochant au premier de reprendre indirectement la vision atrophiée de la démocratie, réduite au cadre étatique, qui est celle du libéralisme et qui maintient la même confusion avec l’État de droit.
...
Martin Breaugh [élève d'Abensour] préfère au terme de peuple celui de plèbe, qu’il juge plus « souterrain », moins institutionnel, et donc plus à même de retracer l’histoire du sujet politique du grand nombre. Il évite également le terme prolétariat, en ce qu’il réduit la plèbe à son seul statut socio-économique
Démocratie des conseils, républicanisme(s) et démocratie participative
47 «...point de rencontre entre républicanisme « aristotélicien » et pensée socialiste des conseils derrière la figure d’Hannah Arendt. Dans son De la révolution, elle pose une dichotomie très claire dans l’histoire de la démocratie moderne entre démocratie des partis, essentiellement caractérisée par un principe de représentation, et démocratie des conseils, caractérisée, elle, par un principe d’action. En résumant l’histoire de la démocratie moderne à cette opposition, Arendt a le mérite de redonner leur place aux conseils dans l’histoire politique moderne : selon elle, toute révolution véritable aux XIXe et XXe siècles a vu d’une manière ou d’une autre l’émergence d’organes de type conseil. Leur surgissement spontané s’est toujours opéré en dehors ou contre le système des partis, insérés pour la plupart dans le cadre de l’État-nation que rejette justement l’expérience des conseils. À la fois organes révolutionnaires et « fondements d’un ordre nouveau », ils déploient une forme politique qui s’oppose de part en part à la démocratie des partis : organisation fédérative contre centralisme, « républiques élémentaires » contre État-nation, principe d’action contre principe de représentation. En prenant appui sur ses inspirations aristotéliciennes, Arendt érige l’expérience des conseils en expression « républicaine » par excellence, et fait converger de ce fait cette tradition avec cette forme de démocratie.
...
Chez Arendt, l’expérience fondatrice du « type » conseils est l’apparition des sociétés révolutionnaires des « sections » de Paris, lors de la Révolution française, avant que l’on ne retrouve le germe dans la Commune de Paris de 1871, les soviets russes de 1905 et 1917, les Räte allemands de 1918 ou encore les conseils hongrois de 1956
49-50 «Trois éléments demeurent essentiels pour bien saisir la différence de nature entre ces objets d’étude.
  Le premier est la question de la spontanéité. Là où les conseils ont toujours été créés spontanément dans des moments de forte ébullition politique et sociale, les pratiques délibératives et participatives sont le plus souvent des créations ex nihilo : Yves Sintomer le rappelle, la plupart des procédures participatives sont créées par en haut ‒ généralement par des décideurs politiques conseillés par des think-tanks ‒ dans un souci de légitimation a posteriori des élites politiques. Il s’agit ainsi de renforcer la légitimité des représentants et de leurs décisions plutôt que d’intégrer organiquement les initiatives ou opinions issues de la société en général, et des mouvements sociaux en particulier ‒ ces derniers ne s’emparant que rarement de ces dispositifs. En ce sens, bien que pratiquant des formes assimilables de participation politique ‒ sous la forme d’assemblées populaires essentiellement ‒, ces expériences sont tout à fait étrangères aux conseils qui n’ont justement de sens que dans les mouvements sociaux qui les portent, par en bas. La perspective est totalement inversée.
  Le deuxième élément est la question de l’ancrage des pratiques démocratiques dans la vie sociale. Finalement, les expériences délibératives et participatives se cantonnent au cadre institutionnel ; il s’agit simplement de créer, à côté des institutions politiques traditionnelles, une nouvelle instance de décision ou de délibération : le jury, l’assemblée, etc. À l’inverse, les conseils, en tant qu’organes nés de situations insurrectionnelles, se posent d’emblée en extériorité à l’égard des institutions. Surtout, pour ce qui nous intéresse ici, la pratique des conseils ne se fait qu’à partir d’un ancrage dans la vie sociale : le plus généralement, le quartier et l’entreprise. En tant qu’éléments constitutifs de la vie sociale des individus, le lieu de vie et le lieu de travail deviennent les espaces d’investissement démocratique les plus spontanés et les plus répandus...

   Enfin, le troisième élément de partage entre ces pratiques démocratiques est la variation de ce que nous avons choisi de nommer les « paliers de participation ». En distinguant trois paliers successifs de la participation populaire, du moins exigeant au plus contraignant, nous allons voir qu’il existe une réelle différence quant aux questions de la décision politique et du rapport aux élites, entre une démocratie que l’on peut qualifier de consultative, et une démocratie radicale comme celle des conseils ...
Le premier palier de participation est celui du jugement : il s’agit de participer au choix des représentants par l’élection, ou bien de décider en dernière instance sur une question politique par le biais d’un référendum. Dans les deux cas, le choix politique qui est présenté aux citoyens ‒ qui voulez-vous comme représentant ? Êtes-vous pour ou contre telle réforme ? ‒ est un choix préconstitué qui ne fait pas office de délibération préalable. Le peuple est appelé à donner son jugement, mais il ne peut ‒ du moins dans le cadre du fonctionnement normal des institutions ‒ se prononcer sur la nature du choix qui lui est soumis, ni proposer qu’un autre choix soit intégré à l’agenda politique. Nous sommes ici dans la configuration typique des gouvernements représentatifs que nous connaissons ; les citoyens y possèdent essentiellement le dernier mot. Une fois franchi le stade du jugement en dernière instance, on peut identifier un second palier : la délibération. Ici, les citoyens sont invités à participer sous différentes formes au processus d’élaboration des propositions et décisions politiques. La délibération démocratique permet cette fois aux citoyens de faire entendre leur voix quant à la nature des choix politiques posés et des questions politiques « qui comptent ». Enfin, on peut ajouter un troisième palier se superposant au deuxième : l’exercice décisionnel. Il s’agit cette fois de considérer que la participation des citoyens a, d’une manière ou d’une autre, valeur de décision59. Que ce soit par l’occupation d’une charge politique à teneur décisionnelle ou par le fait de charger les procédures de délibération d’une même valeur décisionnelle, le palier est ici atteint lorsque les opinions émises par les citoyens après délibération revêtent un caractère obligatoire et non seulement consultatif.
  On le voit bien, c’est le passage du deuxième au troisième palier qui permet d’identifier les expériences démocratiques dites radicales au sens large. Dans les expériences délibératives et participatives, le niveau de participation se limite au second palier. Ce n’est plus le dernier mot qui est accordé au citoyen au cours du processus délibératif, mais bien le premier mot : il s’agit de donner un avis consultatif que les décideurs politiques pourront choisir de prendre ou non en compte ‒ après d’éventuelles modifications plus ou moins substantielles. Yves Sintomer avait là encore bien repéré cette limite dans l’expérience des budgets participatifs60. La grande spécificité d’une expérience d’autogouvernement comme celle des conseils est donc le franchissement du palier décisionnel. Dans ce cas, il s’agit à la fois de développer des procédures de délibération collective (2e palier), de trancher par une procédure de vote en cas de litige (1er palier), et enfin de donner un caractère obligatoire aux décisions qui sont issues du processus (3e palier). Les conseils conçoivent en ce sens les trois paliers comme un seul et même ensemble qui permet de garder, dans l’exercice de la souveraineté, à la fois le premier et le dernier mot sur une même question politique. Cette exigence participative que représente le franchissement du troisième palier n’a pas pour incidence de rejeter nécessairement toute forme de représentation, comme nous tâcherons de la voir plus loin»
Le conseillisme comme paradigme refoulé de la galaxie socialiste
59 «Le problème de l’émancipation politique, au prisme de la question démocratique, nous mène donc vers la démocratie des conseils. Cette expérience moderne d’auto-institution démocratique répond ainsi à la préoccupation d’une démocratie agonistique dont l’objectif serait l’autonomie individuelle et collective des sujets politiques via l’extension, et non le recouvrement, de la conflictualité politique. En ce sens, ce travail se situe dans la perspective d’un projet démocratique par en bas et contre l’État. Ce projet se positionne d’emblée en extériorité du libéralisme politique et du paradigme du gouvernement représentatif moderne. On lui trouve des préoccupations communes avec un certain républicanisme « aristotélicien » autour d’une sensibilité à la participation politique pensée selon la problématique de l’autogouvernement ; préoccupations qui limitent le rapprochement avec une partie de la pensée républicaine, autant qu’elles situent la démocratie des conseils au-delà des paradigmes participatifs et délibératifs de la démocratie. Enfin, en tant que projet démocratique issu de la galaxie socialiste, cette démocratie des conseils se déploie à rebours de certains écueils du léninisme et du spontanéisme, raison pour laquelle il devient possible d’identifier un pôle théorique conseilliste en tant que tel.»

PARTIE 1. POLITIQUE. DEMOCRATIE DES CONSEILS ET CONCEPTION DU POUVOIR
63 «« Chaque fois que des conseils surgissent, c’est l’ensemble de la bureaucratie de tous les partis, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche qui s’oppose à eux avec la plus hostile des résolutions, et de la part de la science politique et de la théorie politique, ils ne peuvent attendre qu’un silence aussi écrasant qu’unanime, et une ignorance sans faille. Il n’est pourtant même pas possible de se demander si l’esprit des conseils est authentiquement démocratique, mais la démocratie apparaît ici sous une forme qu’on n’avait jamais vue, et jamais envisagée. »
Hannah Arendt, « À propos des conseils ouvrier en Hongrie »
»
Chapitre 1. Les fondations du pouvoir démocratique
Ancrer la démocratie en un lieu : la démocratie quotidienne
La diffusion horizontale du pouvoir : la démocratie publique

Chapitre 2. La charpente du pouvoir : contrôler la représentation
La délégation concentrique du pouvoir
Maîtriser et transformer la relation de représentation

Chapitre 3. La conception démocratique du pouvoir : conseils et autonomie
Conseils et action : la question de la praxis
Conseils et égalité : le paradigme de l'obéissance
Conseils et liberté : la question du pluralisme

PARTIE 2. STRATEGIE. LA DOUBLE TACHE DE L'AUTO-INSTITUTION DEMOCRATIQUE
Chapitre 4. Transformation spontanée des conseils : de la lutte au pouvoir
La naissance spontanée d'organes de lutte
La mécanique de dépassement spontané des prérogatives

Chapitre 5. Détruire et reconstruire : le problème de la stratégie
Retard dans la compréhension des conseils
Vers l'articulation des deux rôles des conseils

Chapitre 6. Pérenniser les conseils : le problème de l'institutionnalisation
La temporalité de la démocratie des conseils
Instrumentalisation et fétichisme : vers l'évanouissement de la démocratie
233 à 234 «Bien des analystes considèrent que la manière dont les bolcheviks envisagèrent le rôle des conseils durant les événements de l’année 1917 constitue la preuve première de leur instrumentalisation progressive. Des auteurs aussi différents que le théoricien anarchiste Rudolph Rocker ou l’historien libéral Leonard Schapiro évoquent les origines de ce rapport tactique : dès le début, le parti bolchevik n’aurait utilisé les soviets que pour favoriser le renversement et la prise du pouvoir. En ce sens, l’auto-institution des conseils n’aurait pas tant été envisagée comme une fin en soi, mais plutôt comme une méthode de désorganisation révolutionnaire favorisant le renversement du pouvoir en place. Leonard Schapiro parle ainsi de la politique bolchevique comme d’un « procédé d’action destiné à remettre au parti bolchévique les rênes du pouvoir et à les lui conserver ». Dans un sens tout aussi catégorique, Rudolph Rocker présente davantage Lénine comme un fin tacticien que comme un réel partisan du système des conseils. Découvrant sur le tard l’idée marxiste de destruction de la structure étatique et l’importance des conseils comme élément de réorganisation politique, le dirigeant bolchevik se serait avant tout appuyé sur les conseils dans le but de prendre le pouvoir, avant de les subordonner à la nouvelle direction bolchevique de l’État. C’est dans ce cadre que Rocker écrit : « Les bolcheviks n’ont jamais été partisans d’un véritable système des conseils. […] Mais, comme les premières étapes de la Révolution russe s’étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les Bolcheviks durent, lorsqu’ils prirent le pouvoir, s’accommoder bon gré mal gré de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité tendit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. » La thèse est donc extrêmement claire : les bolcheviks ont soutenu le pouvoir des conseils en l’envisageant « comme d’un tremplin pour conquérir le pouvoir ».
  Sans entrer en contradiction avec cette lecture, l’analyse d’Anweiler a le mérite de l’historiciser, de la préciser et de la nuancer, permettant ainsi d’éviter les excès d’une vision trop machiavélienne de la posture bolchevique. Son analyse de l’instrumentalisation des conseils n’en est que plus pertinente. L’historien allemand nuance ainsi la lecture léniniste des conseils, montrant que celle-ci est faite de nombreux virages et rebondissements parfois contradictoires. Si l’écriture de L’État et la Révolution et le triomphe de ses Thèses d’avril au sein du parti bolchevik constituent les éléments les plus favorables au pouvoir effectif des conseils, le rapport réel de son organisation aux soviets ne peut ni ne doit s’en tenir à cette orientation théorique. « Quiconque veut comprendre quelle place la doctrine bolcheviste réservait en réalité aux conseils, ne doit donc pas s’en tenir à la peinture idéalisée qu’en fait la théorie léninienne de l’État. Pour y arriver, il faut examiner les relations effectives entre le Parti bolchevik et les soviets au cours de la révolution », affirme Anweiler.
  En partant de son travail, on peut résumer l’évolution de ce rapport instrumental en quatre étapes situées entre la vague d’apparition des soviets en février et la prise du pouvoir d’octobre. Initialement, le programme révolutionnaire des bolcheviks consiste depuis 1905 en la mise en place d’une « dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et paysans », formule qui ne précise pas, en tant que telle, la place des soviets ou de toute autre forme d’auto-organisation démocratique dans la réorganisation politique. Au cours des premières semaines de la révolution de 1917, de nombreuses dissensions internes au parti bolchevik rendent complexe la compréhension stratégique des soviets qui est alors développée. Comme le constate Anweiler, ce sont le retour d’exil de Kamenev et Staline et leur arrivée à la tête du comité bolchevik de Petrograd, qui correspondent aux prémices d’une orientation favorable aux conseils. Alors que certains voient encore en ceux-ci des organes néfastes à la révolution socialiste, les deux dirigeants vont défendre et radicaliser l’analyse de Lénine de fin 1905 en affirmant que la création de soviets doit désormais être la tâche des organisations locales du parti. Kamenev et Staline sont pourtant loin de représenter la tendance la plus à gauche de l’organisation bolchevique : ils ne défendent pas le dépérissement de la structure étatique ni son remplacement par le pouvoir des conseils, et le premier s’opposera même ouvertement aux thèses mettant en avant le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! ». L’idée d’œuvrer à la création de soviets s’articule plutôt chez eux autour d’une vision restrictive de leur rôle : ils doivent se limiter à être des organes de contrôle du gouvernement provisoire. Leur soutien à la création de soviets est déjà donc paradoxal et ne se fait absolument pas dans l’objectif d’une prise en charge du pouvoir.
  Ce sont bien les Thèses d’avril présentées par Lénine qui vont radicaliser cette orientation en défendant cette fois non plus le soutien partiel au gouvernement provisoire par l’intermédiaire du contrôle des soviets, mais l’opposition à celui-ci et la défense du pouvoir des soviets. Cette thèse, extrêmement minoritaire avant d’être acceptée après de vifs combats internes38, représente selon l’expression d’Anweiler un véritable « virage à 180 degrés » dans l’orientation bolchevique. Alors que l’idée selon laquelle les soviets constituent des embryons de pouvoir révolutionnaire avait pratiquement disparu des écrits de Lénine après 190639, elle réapparaît au grand jour avec l’écriture de L’État et la Révolution. Le fameux ouvrage est écrit en 1917 après une lecture méticuleuse d’auteurs comme Boukharine, futur représentant de l’Opposition de gauche en 1918, et surtout Pannekoek, futur théoricien des conseils. Comme le rappelle Anweiler, c’est par ce travail que Lénine réinterprète l’idée de Marx de 1871 de destruction de l’État et l’adapte donc à la révolution russe : il pose ainsi les bases théoriques des Thèses d’avril. Dans celles-ci, Lénine défend l’idée que la guerre, même menée par le gouvernement provisoire, reste une guerre impérialiste au service des intérêts capitalistes et exige donc l’abandon du soutien au gouvernement provisoire. La lutte du parti bolchevik doit désormais se concentrer sur le pouvoir des soviets et la critique du soutien au gouvernement jusqu’à faire chuter celui-ci. Lénine rejoint désormais la théorie de la « révolution permanente » de Trotsky ; ce dernier défendant alors les thèses du leader bolchevik. Dès lors, c’est la situation effective de double pouvoir qui amène les bolcheviks à défendre la victoire des soviets contre le gouvernement. Premier revirement de taille donc, les bolcheviks vont désormais faire cause commune avec les soviets, d’où cette conclusion d’Anweiler : « C’est ainsi que bolchevisme et conseils se trouvèrent associés, tout en étant étrangers l’un à l’autre par l’origine comme par la nature. »»
234 «En craignant de fétichiser la forme conseils, les bolcheviks finissent du même coup par passer à côté des germes démocratiques qui président à leur fonctionnement, et oublient de ce fait l’importance des principes qu’ils mettent en œuvre pour la construction d’une démocratie par en bas effective. Laissons la phrase de conclusion à Anweiler : « En d’autres termes, il s’agissait fondamentalement, non de créer dans la lutte un ordre social meilleur, plus démocratique, la République des soviets, ainsi que Lénine et les agitateurs bolcheviks ne cessaient de le publier à son de trompe, mais de s’installer aux leviers de commande des conseils.»

PARTIE 3. ORGANISATION. LES MEDIATEURS DE LA TRANSFORMATION SOCIALE
Chapitre 7. Le problème du substitutisme : contre le retour des professionnels
Une critique de la politique de dévitalisation des conseils
Une critique de la conception léniniste de l'organisation

Chapitre 8. Le problème du spontanéisme : abandon de la révolution ?
L'évolution du conseillisme : un long glissement vers la gauche ?
La théorie des conseillistes spontanéistes

Chapitre 9. Vers un nouveau rapport aux médiateurs : la dynamique conseilliste
La recherche originelle d'une organisation entre deux écueils
Fécondité des polémiques soulevées par les conseillistes

Conclusion
Actualité de la démocratie des conseils
Une filiation politique : l'autogouvernement zapatiste
Vers une ontologie démocratique ?
Bibliographie générale