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Les conseils ou soviets Oskar Anweiler - Les soviets en Russie Rudolf Rocker - Les soviets trahis par les bolchéviks Yohan Dubigeon - La démocratie des conseils Oskar Anweiler http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Biblio... «Si surprenant que cela puisse paraître, l'étude d'Oskar Anweiler est la première – et jusqu'à présent la seule – qui se soit attachée à retracer l'histoire de la forme «soviet» autant qu'à dégager sa problématique d'ensemble demeurée si vivante aujourd'hui. Par l'importance des thèmes explorés comme par la manière de les traiter, il s'agit donc là d'autre chose que d'une thèse destinée aux spécialistes. En effet, cette étude apporte enfin des informations précises et vérifiées sur un sujet où la légende a trop souvent servi d'histoire, quand l'imagination ne suppléait pas l'ignorance, les uns établissant une confusion entre soviets et bolchevisme, les autres attribuant la naissance des soviets à un caprice de l'histoire ou lui donnant au contraire des dimensions parfaitement mythiques. Des lointains précurseurs théoriques et préfigurations historiques à la disparition des soviets en tant que facteurs actifs d'une démocratie ouvrière, l'auteur passe en revue, dans une perspective critique, toutes les étapes de l'essor et du déclin des conseils russes. Reconstituant la courbe d'évolution de l'«idée des conseils» telle qu'elle fut mise en avant par les diverses formations du socialisme de Russie, il montre aussi, par là, comment, en 1917-1918, les bolcheviks guidés par Lénine, après avoir exalté dans les soviets une forme de passage au socialisme, en firent des instruments pour établir leur dictature.» Un article du Monde diplomatique : «Initialement paru en allemand (1958), ce classique décrit les préfigurations, l’émergence et la dévitalisation précoce des soviets. Dès 1918, le parti bolchevique transforme ces conseils d’ouvriers, soldats et paysans en organes locaux d’un pouvoir vertical (aidé fortement par le vide qu’a laissé l’État tsariste failli). Les deux préfaces sont très éclairantes. Dans la première, parue à l’occasion de la traduction française en 1972, Pierre Broué rappelle à ceux qui accusent les bolcheviks de trahison les moyens, tout aussi efficaces, de liquider la spontanéité ouvrière (répression, récupération) à partir des fugaces tentatives de ranimer cette tradition hors de Russie : « Aux conseils “dégénérés” les critiques les plus systématiques du bolchevisme ne peuvent en définitive opposer que des conseils morts-nés. » Éric Aunoble retient dans la sienne que la force de ce prolétariat « venait d’une confiance en soi acquise par l’effort toujours renouvelé d’organisation dans des luttes sociales ». À méditer, à l’heure où la non-organisation (« l’émeute, le blocage, la barricade, l’occupation ») tient lieu, pour certains, de politique révolutionnaire.» Une réédition Chez Agone https://agone.org/elements/lessovietsenrussie/ «« Les soviets de 1917, lieux d’affrontement des diverses tendances, étaient des organes démocratiques ; mais, plutôt qu’une institution démocratique universelle, ils étaient la représentation de classe des prolétaires. La question du rapport de cette organisation à l’État devint alors le problème fondamental de la révolution. Les bolcheviks en firent le leitmotiv de leur tactique : “Tout le pouvoir aux soviets !” Ils cherchaient à les ériger en seuls détenteurs du pouvoir d’État, appelé à revêtir le caractère d’une dictature de la classe ouvrière. » Ce livre a ouvert la voie à tout un courant de recherches sur les mécanismes sociaux et institutionnels de la révolution russe. Surtout, alors que le capitalisme dévore jusqu’à la possibilité d’imaginer son renversement, il mène une vraie réflexion politique sur le destin des soviets et reste à ce titre une source d’enseignements pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à l’idée d’un pouvoir populaire.» Une étude : https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=339 Dans ce site en pdf : Oskar Anweiler et les soviets - Yohan Dubigeon Le chapitre I «Les précédents historiques» nous cite les diverses révoltes et organisations issues de celles-ci : - Les agitators parmi les niveleurs en Angleterre au 17e siècle ; - La Commune insurrectionnelle de Paris de 1792 à 1794 ; «Les sections parisiennes se révélèrent des formes de démocratie directe et radicale : les députés élus au suffrage universel étaient soumis à un contrôle constant et révocables ... la Commune ... en demeura un modèle dont toute une tradition révolutionnaire s'inspira désormais.» - «La Commission du gouvernement pour les travailleurs de la révolution de Février 1848, créée par décret sous la pression des masses laborieuses ...» Par le révolution de 1848 nombreux sont ceux qu'y voit une prise de conscience du fossé existant entre la bourgeoisie et le petit peuple. Exemple Müsli man dans Médiapart : «...le mouvement ouvrier acquit son indépendance vis-à-vis du mouvement républicain bourgeois. Les premiers mois de la IIe République avaient en effet montré qu’aucun gouvernement ne peut satisfaire les intérêts de classes sociales opposées. La bourgeoisie vit en asservissant les salariés – et ceux-ci ne peuvent se libérer qu’en brisant son règne. Le gouvernement provisoire de 1848, qui prétendait régler le « malentendu » de la lutte des classes sans s’attaquer au capitalisme, dut se mettre au service de la bourgeoisie pour écraser la classe ouvrière.» Ces quelques phrases donnent le ton sur l'ensemble de ce livre : Page 9 «...le centralisme de Lénine au niveau de l'État autant qu'à celui de l'économie, centralisme qui eut pour effet de vider de sa substance le système des conseils, revêt en quelque sorte l'aspect d'une réponse posthume de Marx à Proudhon.» 11 «Les inclinations anarchistes, dont Lénine fit montre en 1917, furent ... le fruit d'une adaptation aux tendances dont les conseils étaient la matérialisation pratique.» Ce chapitre se termine bien sur par un long texte sur la Commune de Paris de 1871 où Marx s'assit sur ses principes pour coller aux revendications de communards plus proche de l'anarchie que de la dictature du prolétariat. Lénine et les bolchéviques comme à leur habitude brandir ces revendications pour mieux installer leur dictature, comme ils l'ont fait avec les mots d'ordre «L'usine aux ouvriers et la terre aux paysans». Rudolf Rocker Les soviets trahis par les bolchéviks https://spartacus.atheles.org/livres/lessovietstrahisparlesbolcheviks/ Sur le site de l'éditeur : «Il s’agit là de la première critique d’ensemble du régime bolchévik d’un point de vue anarchiste, parue en Allemagne en 1921 sous le titre La faillite du communisme d’État russe. Rudolf Rocker, militant anarcho-syndicaliste, avait au cours d’une longue période d’exil à Londres participé aux combats des ouvriers de la confection contre l’exploitation ; rentré en Allemagne en 1918, il avait œuvré au regroupement des militants anarcho-syndicalistes. Dans ce livre, il montre comment, devenus maîtres des Soviets qui étaient nés de l’action spontanée des masses, les bolcheviks, après s’être emparés des pouvoir étatiques, en ont usé pour tenter d’intégrer à l’appareil d’État toutes les autres tendances révolutionnaires, ainsi que pour diffamer, calomnier, éliminer et massacrer quiconque refusait de se soumettre. S’appuyant sur des témoignages de première main, il dénonce les méthodes des bolcheviks qui ont, par exemple, cyniquement trahi le pacte conclu avec les troupes de Makhno, aggravé la famine qui sévissait déjà en détruisant les communes et les coopératives paysannes et ont fondé un État tout-puissant, prétendument socialiste, instrument d’une nouvelle forme de l’esclavage salarié.» Rudolf Rocker ou l’Apatride conséquent en pdf sur ce site Vous pouvez trouver le texte ici : antimythes.fr... rocker_rudolf.html Comme introduction Rudolf Rocker page 5 «On ignore à peu près tout, en France, du mouvement anarchiste de langue allemande entre 1880 et 1933. Aucun effort ,'a été fait pour traduire et diffuser les écrits de Most, Rocker, Landauer, Ramus pour ne citer que quelques noms.» A propos de ce commentaire : Trouvé en cherchant ces noms : http://acontretemps.org/spip.php?article390 en pdf sur ce site Chapitre I«...l’anarchisme international a contracté envers les pionniers John Most et Joseph Dietzgen, les martyrs Ling, Engel, Spiess, Noebe et Schwab, les orateurs Friedländer et Fritz Kater, les écrivains Landauer, Mühsam, Toller, Pfemfert, Ramus (pour ne citer que les morts) une dette impérissable de gratitude.» 9 «La calomnie, arme de la bourgeoisie ... est aujourd'hui l'arme préférée de la presse du parti communiste russe et de ses tristes succursales à l'étranger. Maria Spiridonova et les maximalistes [Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, dit SR de gauche] : des contre-révolutionnaires! les anarchistes: des contrerévolutionnaires! les syndicalistes: des contre-révolutionnaires! Makhno: un contre-révolutionnaire! les insurgés de Kronstadt: des contre-révolutionnaires! Et qui ne le croit pas ne peut naturellement qu'être un contre-révolutionnaire!» «L'explosion de la révolution russe fut en effet le premier signe flamboyant du réveil de l'humanité dans l'horrible monotonie de la tuerie qui avait transformé l'Europe en un immense abattoir. Le monde entier se prit à respirer de nouveau: le maléfice était rompu! L'effrayante hypnose de la folie meurtrière, qui avait entraîné depuis des années l'humanité dans une ronde insensée de sang et de ruines, avait perdu sa force — on sentait venir sa fin.» 10 «Des hommes comme Kropotkine, Malatesta, Bertoni, Domela Nieuwenhuis, Sébastien Faure et bien d'autres, qui s'étaient dès le début expressément opposés au bolchévisme, se placèrent sans hésiter un instant aux côtés de la Russie révolutionnaire, non pas parce qu'ils étaient d'accord avec les principes et directives bolchéviques, mais simplement parce qu'ils étaient des révolutionnaires et, comme tels, les ennemis de toute tentative contre-révolutionnaire. La presse anarchiste et syndicaliste s'efforça particulièrement d'observer une grande retenue dans sa critique des idées bolchéviques, pour ne pas apporter d'eau aux moulins de la contre-révolution. Bien des nouvelles qui nous parvenaient, bien des mesures du gouvernement soviétique que nous pensions devoir être fatales au développement de la Révolution, furent passées sous silence, car l'on se disait que ce n'était pas le moment de critiquer. Chacun ressentait toute la force des énormes difficultés qui s'amassaient en Russie et menaçaient le cours des événements révolutionnaires.» 11 «ce fut justement cette position difficile, où l'irrésistible pression des circonstances poussa toutes les tendances non bolchéviques du mouvement socialiste en général, qui donna aux partisans sans scrupules du bolchévisme la possibilité de diffamer comme contrerévolutionnaires tous ceux qui suivaient une autre voie et ne voulaient pas se plier à leur diktat.» 15 «Lénine, ce grand opportuniste, le sent bien, même s'il n'ose l'avouer ouvertement. Il sait que l'expérience bolchévique a irrémédiablement fait faillite et que rien au monde ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit arrivé. C'est pourquoi il appelle le capitalisme international à sa rescousse, tout autre chemin lui étant barré. ... Le gouvernement russe ne passe pas accord avec le capitalisme étranger parce que Lénine et d'autres avec lui sont effectivement devenus modérés, mais parce qu'il n'a plus d'autre moyen. ... Certes, il pourrait volontairement partir, cédant la place aux éléments de gauche, mais c'est justement là ce que ne fait pas un gouvernement. C'est en effet une caractéristique essentielle de tout pouvoir, que ceux qui le détiennent cherchent par tous les moyens à conserver le monopole de leur domination.» 16 «La politique de Robespierre a conduit la France au 9 Thermidor, puis à la dictature militaire de Napoléon. A quels abîmes la politique de Lénine et de ses camarades conduira-t-elle la Russie?» Texte écrit en 1921, l'abîme on l'a connu et la faillite est arrivée plus tard en 1991. Pourquoi 74 ans ? Chapitre II 19 «L'exemple de la Révolution Française: ...lorsque les forces révolutionnaires actives se furent épuisées au combat et que les Jacobins eurent réussi à dépouiller les sections de leur autonomie et à les incorporer en tant qu'organes subordonnés à l'appareil central D’État, que commence le déclin de la Révolution. La victoire de Robespierre fut aussi celle de la contre-révolution. Le 24 mars 1794 [exécution des Hébertistes] et le 9 Thermidor [chute de Robespierre] sont les deux piliers sur lesquels s'édifia la victoire de la réaction.» 20 «Les Bolchéviks n'ont jamais été partisans d'un véritable système des conseils. En 1905, Lénine expliquait par exemple au président du Soviet de Saint-Pétersbourg que «son parti ne pouvait sympathiser avec l'institution démodée du système des conseils». Mais comme les premières étapes de la Révolution russe s'étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les Bolchéviks durent, lorsqu'ils prirent le pouvoir, s'accommoder bon gré mal gré de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité tendit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central.» 21 «... les cruelles persécutions auxquelles sont soumises aujourd'hui en Russie les tendances socialistes les plus variées - ... — et la répression brutale et systématique de toute opinion ne tendant pas à l'aveugle justification du système actuel, ne naissent absolument pas du sentiment de la nécessité de défendre les conquêtes de la Révolution ... contre des intrigues ennemies, mais au contraire de l'aveugle suffisance autoritaire d'un petit groupe, qui cherche à couvrir sa soif de puissance du nom glorieux de «dictature du prolétariat». Chapitre III 22 -23 «Une manœuvre de Boukharine : Lors de la séance finale du congrès de l'Internationale des Syndicats Rouges à Moscou, il s'est produit un incident significatif: Boukharine, qui n'assistait au congrès qu'en qualité d'observateur, prit soudain la parole, au grand étonnement des délégués étrangers, pour lancer une attaque pleine de haine contre les anarchistes. Les délégués avaient véritablement des raisons d'être étonnés, une minorité parmi eux étant seulement en mesure de deviner la cause profonde de ce pénible épisode. Peu après l'arrivée des délégués étrangers, une commission spéciale s'était en effet constituée, avec mission de présenter à Lénine et à d'autres représentants importants du gouvernement soviétique une requête demandant la libération des anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés. On promit aux membres de cette commission de faire tout ce qui pouvait être fait dans ce domaine et l'on s'engagea en même temps à ne pas parler publiquement au congrès de cette pénible affaire. La commission tint sa parole et, pendant toute la durée du congrès, la question des révolutionnaires incarcérés ne fut pas évoquée. On peut alors imaginer la stupeur des membres de la commission, lorsque soudainement et pour ainsi dire juste avant la fermeture des portes, Boukharine traîna sans aucune motivation cette question devant le forum du congrès. Mais la stupeur fut encore plus grande lorsque, le délégué français Sirolle ayant demandé la parole après le discours de Boukharine pour faire une déclaration au nom de la commission, le président du congrès, Lozovsky, la lui refusa catégoriquement. Ce comportement autoritaire du président, accordant la parole à un non-délégué - et, qui plus est, sur une question qui n'était pas à l'ordre du jour du congrès - pour refuser le droit de réponse à un délégué, suscita de manière bien compréhensible une vive émotion dans le congrès. Les remous furent tels que le congrès faillit s'achever dans le chaos et que Lozovsky se vit finalement obligé de céder à la volonté générale des délégués et d'accorder la parole à Sirolle, concession devenue absolument nécessaire, si l'on voulait éviter une rupture publique.» 23 «Boukharine essaya d'expliquer que l'on ne devait en aucun cas comparer les anarchistes russes à ceux des autres pays, car il s'agissait en Russie d'une espèce tout à fait particulière, contre laquelle le gouvernement devait se défendre. Les anarchistes incarcérés étalent de simples criminels, des partisans du «chef de bande» Makhno, des gens que l'on avait pris les armes à la main, contre-révolutionnaires avérés, etc...» 23-24 «L'immense majorité des anarchistes emprisonnés en Russie soviétique ne sont pas plus des partisans de Makhno qu'ils n'ont été pris les armes à la main. La raison de leur emprisonnement ne leur a jamais été communiquée, on les a jetés au cachot uniquement à cause de leurs idées. Quelques-uns des camarades récemment incarcérés ont ainsi exigé des agents de la Commission Extraordinaire une justification de leur emprisonnement. «Vous n'avez rien fait, leur fut-il répondu, mais vous pourriez faire quelque chose». Que l'on se représente la tempête d'indignation qui s'élèverait dans un État bourgeois courant, dont la police ferait preuve d'une telle cynique franchise.» 24 «Lorsqu'éclata la Révolution, les anarchistes jouèrent un rôle important et furent parmi les éléments les plus actifs du mouvement révolutionnaire dans son ensemble. Ils avaient alors un grand nombre de quotidiens et leur propagande avait pénétré profondément dans les masses. A Kronstadt, Odessa, lékaterinenbourg et dans nombre d'autres villes importantes, ils avaient les masses ouvrières avec eux.Parmi les différentes tendances, les anarchistes-communistes et les anarcho-syndicalistes jouissaient de la plus grande influence. Les anarchistes furent les premiers à attaquer le gouvernement provisoire et ce, à une époque où Lénine et les Bolcheviks parlaient encore en faveur de l'Assemblée Nationale. De même, ils avaient fait leur le mot d'ordre «Tout le pouvoir aux Soviets!», alors que les Bolcheviks ne savaient même pas encore quelle attitude ils devaient prendre à l'égard de ces derniers. 25 «C'est un fait historique incontestable que, sans l'aide énergique des anarchistes, les Bolcheviks ne seraient jamais arrivés au pouvoir. Les anarchistes combattirent partout aux endroits les plus dangereux. Ainsi, lorsque les gardes-blancs se furent alliés à Moscou aux bandes de tueurs des «Cent-Noirs», et retranchés dans l'hôtel «Métropol», ce sont eux qui prirent d'assaut ce bastion, après une sanglante bataille, qui dura trois jours entiers. Dans le passage suivant, extrait de la revue «Les Temps nouveaux», un de nos camarades russes a décrit de manière très expressive les événements de cette époque: «Lénine s'empressa de publier un décret - ce fut son premier - dans lequel il déclarait que son parti se nommait désormais le «parti des communistes». Ce décret parut dans les Izvestia, qui annonçaient par ailleurs que le gouvernement était décidé à introduire le communisme dans toute la Russie. La Fédération anarchiste de Pétrograd demanda alors à Lénine d'expliquer ce qu'il entendait par communisme et de quelle manière il pensait l'appliquer, s'il voulait le communisme libre ou bien plutôt un communisme à sa façon, inventé par les Bolchéviks pour mettre les masses paysannes et ouvrières à la remorque de leur parti. Lénine répondit qu'il souhaitait sérieusement introduire le communisme libre dans toute la Russie, ajoutant cependant que cela ne pouvait être réalisé que graduellement et demandant en même temps la collaboration énergique de tous les groupes anarchistes, afin qu'il soit en mesure de remplir cette difficile et immense tâche. Les anarchistes furent assez naïfs pour prendre ces mots pour argent comptant et soutenir les Bolcheviks dans leur lutte pour le but commun».» 25-26 «Dans cette période extrêmement critique pour eux, les Bolchéviks, voyant que les anarchistes étaient un précieux soutien, n'hésitèrent pas à faire usage de cette force aussi longtemps que la situation l'exigea. Ainsi, en décembre 1917, alors que Pétrograd était en proie à des hordes de soldats revenant du front et autres éléments douteux. Ces bandes, armées jusqu'aux dents, pénétraient dans les magasins et dépôts de vivres et pillaient à cœur joie. Les Bolcheviks envoyèrent des gardes rouges aux endroits menacés pour mettre fin aux pillages. On essaya d'abord avec les matelots, dans lesquels on avait encore quelque confiance. Après quelques tentatives timides, ceux-ci passèrent finalement du côté des pillards, faisant cause commune avec eux. Dans cette situation extrêmement fâcheuse, seuls les anarchistes se montrèrent capables de s'opposer aux hordes en question et de faire cesser les pillages, non sans devoir le payer chèrement, laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés. Une fois les dangers passés, les Bolchéviks commencèrent à regarder les organisations anarchistes avec méfiance, ils virent en elles des ennemis dangereux, plus dangereux encore que les contrerévolutionnaires, car leur influence sur les paysans et les ouvriers devenait chaque jour plus grande et ils organisaient partout des unions syndicalistes et des communautés villageoises selon leurs conceptions.» 26-27 «Après l'armistice avec l'Allemagne, la misère se fit sentir de manière très dure dans les masses. Les «commissaires du peuple» ne trouvèrent d'autre remède à ce mal que d'édicter décret sur décret, ce qui ne pouvait évidemment avoir aucun effet. Les anarchistes, comme tous les autres révolutionnaires sérieux, voyant maintenant où menaient les agissements des bolchéviks, ne purent naturellement rester indifférents à la ruine générale qui menaçait le pays et la population tout entière. Ils commencèrent donc à réagir avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Leur première œuvre fut de créer des cuisines populaires et des asiles pour la population affamée et sans logis. Mais ils essayèrent avant tout de rassembler les travailleurs des villes et des campagnes dans des syndicats et de créer des communautés communistes villageoises. Le comte de Mirbach, représentant du gouvernement allemand à Moscou, laissa entendre à Lénine qu'un État digne de ce nom ne pouvait tolérer à aucun prix les agissements de gens comme les anarchistes, ce qui fournit à ce dernier un prétexte pour passer aux actes. Il ordonna la prise d'assaut et l'occupation des locaux anarchistes. Dans la nuit du 14 avril 1918, on encercla donc tous les bâtiments où les anarchistes se réunissaient, on amena canons et mitrailleuses et on les mit en action. Le bombardement dura toute la nuit et la bataille fut si violente que l'on crut qu'une armée étrangère tentait de prendre la ville. Le lendemain, le quartier où les combats avaient fait rage offrait un aspect effrayant: les coups de canon avaient transformé les maisons en demi-ruines, entre les meubles en pièces et les murs écroulés, dans les cours et sur le pavé, gisaient partout des cadavres. Le gouvernement bolchévik avait triomphé. Bela Kun, le futur dictateur de la Hongrie, qui avait dirigé ce massacre, était vainqueur. Le lendemain de ce coup de force, l'émotion fut très grande. Toute la population était indignée et la protestation générale fut si forte que Lénine et Trotski furent obligés de se réhabiliter aux yeux du peuple. Ils expliquèrent qu'il n'était pas dans leurs Intentions de s'en prendre à tous les anarchistes, mais seulement à ceux qui ne voulaient pas se soumettre à la dictature. Là-dessus, les anarchistes qui se trouvaient entre les mains de la Tchéka furent remis en liberté, mais les organisations anarchistes furent dissoutes, leurs librairies fermées et leur littérature brûlée. Une bonne moitié des groupes fut éliminée alors, une autre partie des camarades languit encore derrière les murs des prisons et le reste est disséminé sur l'ensemble du territoire russe, comme autrefois sous le régime tsariste.» 29 «Nous ne rappellerons ici que le rôle fort peu héroïque joué par Zinoviev et Kamenev, au cours de ces journées mémorables qui précédèrent le soulèvement d'Octobre 1917. Ils étaient alors les adversaires les plus acharnés du soulèvement qui donna pourtant le pouvoir à leur parti et qu'ils cherchèrent à empêcher par tous les moyens. Nul autre que Lénine lui-même ne les accusa alors, dans un texte public, de lâcheté et de manque de caractère, leur reprochant d'«avoir oublié toutes les idées fondamentales du bolchévisme et de l'internationalisme révolutionnaire prolétarien». Mais ils ont, par la suite, fait amende honorable en bonne et due forme et ont été réintégrés dans la communauté des saints.» «On ne peut s'empêcher de penser au mot du fameux «préfet des barricades» parisien Caussidière au sujet de Bakounine en 1848: «Quel homme! Le premier jour d'une révolution, il fait tout simplement merveille, mais le deuxième, il faudrait le fusiller». C'est en effet la même politique qu'appliquèrent les Bolchéviks envers les anarchistes: le premier jour, on leur tressa des couronnes, le deuxième on les mit en croix. Mais politiciens et hommes au pouvoir de tous les temps et de tous les pays agirent-ils jamais autrement ? Les Bolchéviks ont prouvé qu'ils ne font pas exception à cette règle.» Chapitre IV Voir à Makhno Chapitre V Voir à Kronstadt Chapitre VI 45 «Il serait cependant fondamentalement erroné de vouloir attribuer à quelques individus la responsabilité de tous ces honteux événements. Ils n'en sont en fait responsables que dans la mesure où l'on peut les considérer comme les représentants d'une certaine tendance idéologique. A vrai dire, les causes de ces phénomènes tragiques viennent de plus loin: ils sont les conséquences d'un système, qui ne pouvait logiquement amener un autre état de choses. Si on l'a jusqu'à présent aussi peu compris, c'est principalement parce qu'on a toujours voulu, dans toutes les considérations sur la Révolution russe, unir deux choses, qu'il est en fait absolument impossible d'unir - l'idée des conseils et la «dictature du prolétariat». Il y a en effet contradiction essentielle entre la dictature et l'idée constructivo du système des conseils, si bien que leur union forcée ne pouvait engendrer autre chose que la désespérante monstruosité qu'est aujourd'hui la commissariocratie bolchévique, qui fut fatale à la Révolution russe. Il ne pouvait en être autrement, car le système des conseils ne supporte aucune dictature, partant lui-même de présuppositions totalement différentes. En lui s'incarnent la volonté de la base, l'énergie créatrice du peuple, alors que dans la dictature règnent la contrainte d'en haut et l'aveugle soumission aux schémas sans esprit d'un diktat: les deux ne peuvent coexister. C'est la dictature qui l'a emporté en Russie et c'est pourquoi il n'y a plus de soviets aujourd'hui dans ce pays. Ce qu'il en reste, n'est plus qu'une cruelle caricature de l'idée des Soviets, un dérisoire et risible produit.» 47 «Au congrès de Bâle en 1869 ... On déclara clairement et sans équivoque que les syndicats n'étaient pas de simples organes provisoires, dont l'existence ne se justifiait qu'à l'intérieur de la société capitaliste et qui devraient en conséquence disparaître avec elle. Le point de vue des socialistes d'État, selon lequel l'activité syndicale ne pouvait aller au-delà de la lutte pour l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du système salarial, lutte où elle trouvait sa fin, subit une correction essentielle. Le rapport de Hins et des camarades belges disait en effet que les organisations économiques de combat des travailleurs devaient être considérées comme les cellules de la future société socialiste et qu'il était du devoir de l'Internationale de former les syndicats dans ce but.» Résolution à ce congrès ««Le Congrès déclare que tous les travailleurs doivent s'efforcer de créer des caisses de résistance dans les différents métiers. Dès qu'un syndicat s'est créé, il convient d'en prévenir les unions du métier en question, afin que puisse être entreprise la formation d'unions nationales d'industries. Ces Unions seront chargées de rassembler tout le matériel concernant leur industrie, de délibérer sur les mesures à prendre en commun et d'œuvrer pour leur réalisation, afin que l'actuel système salarial puisse être remplacé par une fédération des libres producteurs...»» 48 «Les travailleurs des pays latins, où l'Internationale avait alors ses principaux soutiens, développèrent leur mouvement sur la base de l'organisation de combat économique et des groupes de propagande socialiste, œuvrant dans le sens des décisions du congrès de Bâle. Reconnaissant dans l'État l'agent politique et le défenseur des classes possédantes, Ils ne recherchèrent pas la conquête du pouvoir politique, mais l'écrasement de l'État et la suppression du pouvoir politique sous toutes ses formes, dans lequel ils voyaient avec un instinct sûr, la condition première de toute tyrannie et de toute exploitation. Aussi ne songèrent-ils pas à imiter la bourgeoisie et à fonder un parti politique, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle classe de politiciens de métier.» «Ils comprenaient que le monopole du pouvoir devait tomber en même temps que celui de la propriété et que c'est l'ensemble de la vie sociale qui devait être construit sur de nouvelles bases. Ayant reconnu que la domination de l'homme sur l'homme avait fait son temps, ils cherchaient à se familiariser avec l'idée de l'administration des choses. Ainsi opposait-on à la politique d'État des partis la politique économique du travail. On avait compris que c'est dans les entreprises et les industries elles-mêmes qu'une réorganisation de la société dans le sens socialiste devait être entreprise et c'est de l'assimilation de cette idée que naquit celle des conseils. Dans les réunions, les journaux et les brochures de l'aile libertaire de l'Internationale, rassemblée autour de Bakounine et de ses amis, ces idées trouvèrent clarification et approfondissement. Elles furent développées de manière particulièrement claire aux congrès de la Fédération espagnole où apparurent les termes de «Juntas y consejos del Trabajo» (Communes et conseils du travail).» 49 «La tendance libertaire dans l'Internationale comprenait parfaitement que le socialisme ne peut être dicté par aucun gouvernement, ...» «Ce n'est donc pas en tant qu'opposition de deux hommes, où la question s'épuiserait, mais de deux courants d'idées, qu'il avait et conserve encore aujourd'hui son importance. Pendant les cruelles persécutions du mouvement ouvrier dans les pays latins, qui commencèrent en France après la défaite de la Commune de Paris et s'étendirent à l'Espagne et à l'Italie au cours des années suivantes, l'idée des conseils dut par la force des choses passer à l'arrière-plan, toute propagande publique étant interdite ... Un coup d'œil sur les écrits de Pelloutier, Pouget, Griffuelhes, Monatte, Yvetot et de beaucoup d'autres - je ne parle pas là de purs théoriciens comme Lagardelle, qui ne participèrent jamais activement à la pratique du mouvement - suffit, pour se convaincre que, pas plus en Russie que dans aucun autre pays, la conception du système conseilliste ne fut jamais enrichie d'une quelconque idée nouvelle que les porte-parole du syndicalisme révolutionnaire n'aient déjà développée 15 ou 20 ans auparavant.» Chapitre VII 51 «L'idée de dictature n'a pas son origine dans le fond d'idées socialistes. Loin d'être le fruit du mouvement ouvrier, c'est un funeste héritage de la bourgeoisie, ...» «La dictature est une forme spéciale du pouvoir d'État, à savoir l'État sous le règne de l'état de siège. Comme tous les autres partisans de l'idée d'État, les porte-parole de la dictature partent du préjugé que l'on peut dicter et imposer d'en haut au peuple ce qui est prétendument «bien» et provisoirement nécessaire. Ce préjugé, à lui seul, fait déjà de la dictature un obstacle majeur à la révolution sociale, dont l'élément vital propre est l'initiative directe et la participation constructive des masses. La dictature est la négation du devenir organique, de la construction naturelle du bas vers le haut, l'affirmation que le peuple est mineur et la mise sous tutelle des masses par la violence d'une petite minorité. Ses partisans, même animés des meilleures intentions, seront toujours poussés par la logique de fer des choses dans le camp du despotisme le plus extrême.» 52 «Bakounine ... écrivait ...: «La raison principale, pour laquelle toutes les autorités révolutionnaires d'État du monde ont toujours aussi peu fait avancer la Révolution, doit être recherchée dans le fait qu'elles ont toujours voulu le faire de leur propre autorité et par leur propre pouvoir. Aussi n'ont-elles jamais pu obtenir que deux résultats: elles ont été, en premier lieu, obligées de limiter à l'extrême l'action révolutionnaire, car il est évidemment impossible aux dirigeants révolutionnaires, même les plus intelligents, les plus énergiques et les plus sincères, d'embrasser d'un seul coup d'oeil tous les problèmes et tous les intérêts et parce que toute dictature - que ce soit celle d'un individu ou d'un comité révolutionnaire - ne peut nécessairement être que très bornée et aveugle, n'étant en mesure ni de pénétrer à fond la vie du peuple ni de la saisir dans toute son étendue, comme le navire le plus puissant ne peut mesurer toute la largeur et la profondeur de la mer. En deuxième lieu, parce que toute action qui est imposée au peuple par un pouvoir officiel et des lois édictées en haut éveille obligatoirement dans les masses un sentiment d'indignation et de réaction».» 53 «Saint-Just et Couthon furent ses porte-parole les plus énergiques et Robespierre agit sous leur influence, après avoir rejeté quelque temps cette idée, et, en vérité, par peur que Brissot ne devienne dictateur. Marat lui-même flirta beaucoup avec l'idée de dictature, bien qu'il en vît clairement le danger et demandât en conséquence un dictateur «avec un boulet au pied».» «La plupart des hommes n'ont en effet que trop tendance à tomber dans un culte des martyrs, qui les rend incapables de critiquer les personnes et les actes. Louis Blanc, plus que tout autre, a contribué avec sa grosse Histoire de la Révolution à cette glorification sans aucun esprit critique du jacobinisme.». « ...la description généralement reçue de la grande Révolution repose sur une méconnaissance complète des faits historiques, que ses conquêtes véritables et impérissables sont uniquement dues à la révolte des paysans et des prolétaires des villes et ce, contre la volonté de l'Assemblée nationale, puis de la Convention. Les Jacobins et la Convention s'opposèrent toujours, et de la manière la plus énergique, aux innovations radicales, jusqu'à ce que, placés devant des faits accomplis, ils ne puissent maintenir leur opposition. Ainsi l'abolition du système féodal est-elle due uniquement aux soulèvements ininterrompus des paysans, que les partis politiques avaient déclarés hors-la-loi et poursuivaient de façon très rigoureuse. En 1792, encore, l'Assemblée nationale confirmait le système féodal et ce n'est qu'en 1973 [1793], après que les paysans aient arraché leurs droits de haute lutte, que la Convention sanctionna l'abolition des droits féodaux. Et il en fut de même avec l'abolition de la monarchie. Les premiers fondateurs d'un mouvement socialiste populaire en France provenaient du camp jacobin et il n'est que naturel qu'il leur soit resté quelques marques de leur passé. En fondant la Conjuration des Egaux, Babeuf, Darthé, Buonarotti, etc... se proposaient de transformer, par une dictature révolutionnaire, la France en un État communiste agraire. En tant que communistes, Ils avaient reconnu que les idéaux de la grande Révolution, comme ils les comprenaient, ne pouvaient être réalisés que par la solution de la question économique. Mais, en tant que Jacobins, ils croyaient que ce but ne pouvait être atteint qu'au moyen d'un gouvernement doté de pouvoirs extraordinaires. La croyance en la toute-puissance de l'État, qui avait trouvé sa forme extrême dans le jacobinisme, leur était devenue trop personnelle pour qu'ils puissent seulement percevoir une autre voie.» 54 «Babeuf et ses camarades moururent pour leurs convictions, mais leurs idées restèrent vivantes dans le peuple et trouvèrent sous Louis-Philippe asile dans les sociétés secrètes babouvistes. Des hommes comme Barbès et Blanqui oeuvrèrent dans leur sens, cherchant à établir une «dictature du prolétariat» pour réaliser les buts de leur communisme d'État. C'est à ces hommes que Marx et Engels ont emprunté l'idée de dictature du prolétariat, formulée par exemple dans le «Manifeste communiste».» «Marx et Engels, également passés du camp de la démocratie bourgeoise au socialisme, étaient profondément imprégnés des traditions jacobines. De plus, le mouvement socialiste de cette époque, pas encore assez développé - à l'exception de Proudhon et de ses amis - pour se tracer son propre chemin, restait ainsi plus ou moins dépendant des traditions bourgeoises. C'est seulement avec le développement du mouvement ouvrier à l'époque de l'Internationale que vint le moment où les socialistes furent en état de se dépouiller des derniers restes de ces traditions pour marcher totalement à leur propre pas.» «L'idée des conseils fut le dépassement pratique de l'idée d'État et de politique du pouvoir, sous quelque forme que ce soit; en tant que telle, elle s'oppose directement à toute dictature, qui non seulement veut sauvegarder l'instrument du pouvoir des classes dominantes, c'est-à-dire l'État, mais encore et bien plus, aspire au développement maximum de sa puissance. Les pionniers du système des conseils avaient fort bien compris qu'en même temps que l'exploitation de l'homme par l'homme devait aussi disparaître la domination de l'homme sur l'homme. Ils savaient également que l'État, cette incarnation de la violence organisée des classes possédantes, ne pourrait jamais être transformé en un instrument de libération du travail. En conséquence, ils étaient d'avis que la destruction du vieil appareil d'État devait constituer la tâche principale de la révolution sociale, et ceci afin de rendre impossible toute nouvelle forme d'exploitation. Aux fameux congrès de La Haye, en 1872, le porte-parole de la minorité fédéraliste, James Guillaume, exprima clairement cette idée, en opposant à la conquête du pouvoir politique l'exigence fondamentale de sa destruction totale.» 55 «la dictature d'une classe est absolument impensable, puisqu'il ne s'agit en fin de compte que de la dictature d'un certain parti, qui prétend parler au nom d'une classe, comme la bourgeoisie justifiant «au nom du peuple» ses actes les plus despotiques. C'est précisément au sein de tels partis, qui accèdent pour la première fois au pouvoir, que la rétention à l'infaillibilité des individus est particulièrement développée et ses conséquences particulièrement funestes. Le parvenu du pouvoir est en règle générale encore plus repoussant et dangereux que le parvenu de la richesse. L'exemple russe est sur ce point un exemple modèle. On ne peut déjà même plus parler dans son cas de la dictature d'un parti, mais tout au plus de celle d'une poignée d'hommes, sur lesquels le parti lui-même n'a aucune influence.» 56 «Sous la «dictature du prolétariat », la Russie s'est transformée en une immense prison, où toute trace de liberté a été systématiquement effacée, sans que l'on se soit pour autant rapproché des buts initiaux de la Révolution. Au contraire: on s'en est toujours plus éloigné et, en vérité, dans la mesure même où le pouvoir de la nouvelle aristocratie s'est accru et où l'initiative révolutionnaire du peuple s'est étouffée. ... La fameuse «dictature du prolétariat» a non seulement fait du travailleur russe le plus asservi des esclaves, mais elle a aussi ouvert la voie à une nouvelle domination de la bourgeoisie.» Chapitre VIII 58 «C'est employer vraiment une logique tout à fait particulière que d'affirmer la nécessité de l’État aussi longtemps que les classes n'auront pas été supprimées. Comme si l’État n'avait pas toujours été lui-même générateur de nouvelles classes, comme s'il n'incarnait pas, précisément et par essence, la perpétuation des différences de classes. Cette incontestable vérité, toujours confirmée au cours de l'histoire, s'est pour la première fois accomplie avec l'expérience bolchévique en Russie, si bien qu'il faut être frappé de la plus incurable cécité pour méconnaître l'énorme importance de cette toute dernière leçon. Sous la «dictature du prolétariat» s'est effectivement développée en Russie une nouvelle classe, celle des membres de cette commissariocratie que la majorité de la population considère et subit aujourd'hui comme d'aussi évidents oppresseurs qu'autrefois les représentants de l'ancien régime. Ils mènent, en effet, la même existence inutile et parasitaire que leurs prédécesseurs sous la domination tsariste, ils ont accaparé les meilleurs logements et sont abondamment pourvus de tout, tandis que la grande masse du peuple continue à souffrir de la faim et d'une terrible misère. De plus, ils ont poussé à la limite toutes les habitudes tyranniques des anciens dirigeants et pèsent sur la masse du peuple comme un véritable cauchemar. Un nouveau mot a ainsi pu être forgé par la langue populaire, très caractéristique de la situation actuelle dans l'empire de Lénine, celui de «bourgeois soviétique»; ce terme, employé couramment dans les milieux ouvriers russes, montre clairement ce que le peuple pense du joug imposé par cette nouvelle caste de maîtres, qui exerce le pouvoir en son nom.» 59 «On ne peut pas plus trouver des raisins sur les chardons que l'on ne peut transformer l'instrument de la domination de classe et des monopoles en un instrument de libération du peuple. Dans son brillant essai sur L’État moderne, Kropotkine fait la profonde remarque suivante: «Celui qui se réclame d'une institution, qui représente un produit historique, qu'elle serve à détruire les privilèges dont elle a elle-même permis le développement, avoue par-là même son incapacité à comprendre ce qu'est un produit historique dans la vie des sociétés. Il méconnaît ainsi la règle fondamentale de toute la nature organique, à savoir que de nouvelles fonctions exigent de nouveaux organes, qu'elles doivent se créer elles-mêmes. Il avoue de plus par là même qu'il est d'un esprit trop paresseux et trop timoré pour penser dans la nouvelle voie ouverte par le nouveau développement».» 60 «Jamais un organe [naturel] ne se charge d'une fonction qui ne correspond pas à sa nature propre. Il en est de même des institutions sociales. Elles non plus ne naissent pas arbitrairement, mais sont créées par des nécessités sociales précises et en vue d'un but précis. Ainsi l’État moderne s'est-il développé, lorsque la division en classes et l'économie monopoliste firent des progrès de plus en plus grands au sein du vieil ordre social. Les classes possédantes nouvellement apparues avaient besoin d'un instrument de pouvoir pour maintenir leurs privilèges économiques et sociaux sur les larges masses du peuple. Ainsi naquit et se développa peu à peu l’État moderne - organe des classes privilégiées pour le maintien des masses dans leur état d'infériorité et d'oppression.» «Qu'il se nomme république ou monarchie, qu'il s'organise sur la base d'une constitution ou de l'autocratie, sa mission historique ne varie pas. Et tout comme on ne peut changer arbitrairement les fonctions d'un organe du corps d'un animal ou d'une plante, tout comme on ne peut à sa guise entendre avec les yeux et voir avec les oreilles, de même n'est-il pas possible de transformer un organe d'oppression en un organe de libération des opprimés. L’État ne peut être que ce qu'il est, le défenseur des privilèges et de l'exploitation des masses, le générateur de classes nouvelles et de nouveaux monopoles.» 61 «Le mot célèbre du jacobin Saint-Just, d'après lequel la tâche du législateur est d'éliminer la conscience privée et d'apprendre au citoyen à penser conformément à la raison d’État, n'avait jamais été, avant la «dictature du prolétariat» en Russie, traduit à un tel degré dans la réalité. Toute opinion désagréable aux dictateurs est, depuis des années déjà, étouffée, les simples moyens techniques de s'exprimer lui manquant: seulement ce qui est écrit dans le sens de la raison d’État bolchévique est, en effet, transmis au peuple par la presse d’État. «En Russie, au contraire, on n'opprime pas seulement les partisans de l'ancien régime, mais aussi toutes les tendances révolutionnaires et socialistes, dont les partisans ont aidé à renverser l'autocratie et toujours exposé leurs vies lorsqu'il s'est agi de s'opposer aux tentatives contre-révolutionnaires. Telle est l'importante différence, que Lénine dissimule volontairement, pour ne pas indisposer ses partisans hors de Russie...» 62 «... les déclarations de Lénine sur la liberté de la presse. ... il affirme ...«la prétendue liberté de la presse dans les États démocratiques n'est qu'une tromperie, aussi longtemps que les meilleures imprimeries et les plus importants stocks de papier se trouvent entre les mains des capitalistes», il ne fait que parler à côté du sujet. ... En revanche, il ne dit pas qu'en Russie soviétique les conditions d'existence de la presse révolutionnaire et socialiste sont mille fois pires que dans n'importe quel État capitaliste. Là, les capitalistes disposent certes, comme il le remarque très justement, des meilleures imprimeries et des plus gros stocks de papier, mais en Russie «communiste», c'est l’État qui dispose de toutes les imprimeries et de tout le papier, étant ainsi en mesure d'étouffer toute opinion, ... celle des réactionnaires, mais aussi toute opinion authentiquement révolutionnaire et socialiste qui déplaît à ses représentants. Et c'est bien là que gît le lièvre: à l'époque des révolutions anglaise et française, on interdisait les manifestations écrites et orales des monarchistes et non pas toute expression de l'opinion des différentes tendances révolutionnaires, bien qu'elles ne fussent très souvent pas du tout du goût du gouvernement. Voilà pourquoi les explications de Lénine, qui passent à côté de la question elle-même et taisent précisément le point important, ne peuvent qu'induire en erreur. Dans les États capitalistes, la libre expression des opinions, par l'écrit et la parole, est naturellement très réduite, mais en Russie, sous la prétendue «dictature du prolétariat», elle n'existe pas du tout. Voilà la différence. Et le résultat? Une faillite complète de la dictature, en ce qui concerne tout au moins la préparation et la réalisation du socialisme - une capitulation sans espoir devant ce même capitalisme que l'on voulait soi-disant anéantir.» Prémonitoire Chapitre IX 63 «On a bien souvent expliqué que la funeste guerre, qui n'a pas laissé un instant de répit à la Russie pendant des années, avait beaucoup contribué à créer cet état désespéré de la situation intérieure. Il n'y a pas de doute que cette affirmation contient une bonne part de vérité, sur laquelle Kropotkine lui-même a attiré l'attention dans son «Message aux travailleurs occidentaux». Reconnaître ce fait ne doit cependant pas nous amener à méconnaître la cause plus profonde des choses. Sans la guerre, les Bolchéviks auraient difficilement pu lâcher de telle manière la bride à leurs envies dictatoriales, et rencontré sans aucun doute plus de résistance de la part du peuple. Ils n'auraient pas eu non plus la possibilité de justifier moralement par la gravité de la situation du pays toute nouvelle limitation de la liberté. Leur politique n'en aurait pas moins été un danger permanent pour la Révolution, restant guidée par des hypothèses contraires de la manière la plus élémentaire à la nature même de toute révolution sociale. En successeurs attardés des Jacobins, ils partent en effet de cette idée que l'on doit imposer d'en haut, aux masses, tout renouvellement social. N'ayant aucune confiance dans les forces constructives et la capacité du peuple, leur attitude hostile envers toute initiative venue d'en bas et ne portant pas le sceau de leur propre politique de parti s'explique très bien. C'est aussi pour cette raison que toutes les institutions et associations créées directement par les masses ouvrières et paysannes leur déplaisent tant et l'on peut ainsi comprendre qu'ils fassent tout leur possible pour en limiter toujours l'indépendance et les soumettre, à la première occasion, à l'autorité centrale du parti, comme ce fut le cas avec les Soviets comme avec les syndicats. D'autres organisations, comme par exemple les coopératives, ont été aussi totalement détruites ; ...» 64 «C'est par cette méfiance profondément enracinée envers toutes les tentatives de la base que s'explique enfin la prédilection vraiment fanatique des Bolchéviks pour les décrets. ... Aucun gouvernement n'a encore mis au monde autant de décrets et d'ordonnances que le gouvernement bolchévique: si l'on pouvait sauver le monde avec des décrets, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus aucun problème en Russie (1). (1) «Lénine ... « ...Dans un pays appauvri comme le nôtre, le combat entre le socialisme naissant et le développement capitaliste est une question de vie ou de mort, dans laquelle toute sentimentalité est interdite....»» De vie et de mort pour lui et ses «camarades» 65 «paroles de Bakounine: «Je suis avant tout catégoriquement opposé à une révolution accomplie par décrets, qui n'est autre que la suite et l'application de l'idée d'un «État révolutionnaire», c'est-à-dire de la réaction sous le masque de la révolution. A la méthode des décrets révolutionnaires, j'oppose celle des faits révolutionnaires, la seule efficace, logique et vraie. La méthode autoritaire, qui veut imposer aux hommes la liberté et l'égalité d'en haut, détruit en fait ces dernières. La méthode d'action anarchiste provoque les faits, les «éveillant» de manière infaillible et en dehors de toute ingérence d'un quelconque pouvoir officiel et autoritaire. La première méthode, celle de l’«État révolutionnaire», conduit forcément au triomphe final de la réaction ouverte, la seconde réalise la Révolution sur une base naturelle et inébranlable».» «Seul un homme méconnaissant aussi totalement les forces créatrices latentes au sein du peuple que Lénine a pu taxer la liberté de «préjugé bourgeois». La manie marxiste de ne voir dans toutes les révolutions du passé que des manifestations de la bourgeoisie devait évidemment l'amener à une telle conception. Cette conception est cependant tout à fait trompeuse. Aussi bien dans la révolution anglaise que dans la grande révolution française, on peut nettement distinguer deux courants: la révolution populaire et le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie.» 66 «Le but initial de la bourgeoisie était une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais, doublée d'un modeste allégement des charges féodales. Elle se serait tout à fait satisfaite de partager le pouvoir avec l'aristocratie, tous les autres buts plus lointains ne la préoccupaient pas le moins du monde et le mot de Camille Desmoulins suivant lequel «il n'y avait pas une douzaine de républicains à Paris avant 1789» décrit on ne peut plus justement le véritable état de choses. Ce furent les soulèvements des paysans et des prolétaires des villes qui poussèrent la Révolution de l'avant et furent de ce fait combattus avec la plus grande énergie par la bourgeoisie. Ce fut la révolution populaire qui abolit le système féodal et détruisit la monarchie absolue, malgré la résistance que lui opposa la bourgeoisie. Si cette dernière l'emporta en fin de compte et put prendre le pouvoir en mains, cela ne prouve absolument pas que la Révolution en elle-même ait eu un caractère bourgeois. Il suffit de rappeler le mouvement des Enragés et la conjuration de Babeuf pour se convaincre que, dans les profondeurs du peuple, furent à l’œuvre des forces que l'on ne peut certainement pas qualifier de bourgeoises.» «On sait également quelles dures luttes les travailleurs de tous les pays ont dû et doivent encore mener pour obtenir les droits de coalition, de grève, de réunion et de liberté d'opinion et d'expression. Tous ces droits, qui sont actuellement nôtres dans les Etats capitalistes, ne sont pas dus à la bonne volonté de la bourgeoisie, mais, bien au contraire, lui ont été arrachés dans une lutte sans trêve. Ils sont le résultat de grands combats révolutionnaires, où les masses ont laissé plus d'une fois beaucoup de sang et de vies. Vouloir s'en débarrasser maintenant en les qualifiant de traditionnels «préjugés bourgeois» n'est autre chose que parler en faveur du despotisme des temps passés. ... Cela ne change cependant rien au fait que les travailleurs des pays capitalistes peuvent en bénéficier [ces droits], ne serait-ce que jusqu'à un certain point, alors qu'ils n'existent absolument pas pour la classe ouvrière russe, sous la dictature bolchévique.» «Au cours de chaque grand bouleversement social, on peut observer très nettement deux tendances au sein des masses qui, pour s'exprimer souvent sans précision et confusément, n'en sont pas moins toujours clairement reconnaissables: le désir d'égalité sociale, et surtout, celui d'une plus grande liberté personnelle.» 68 «Par toute sa nature, le bolchévisme est hostile à la liberté, d'où sa haine fanatique de toutes les autres tendances socialistes favorables aux libres manifestations des masses. Ses représentants les plus éminents ne peuvent se représenter le socialisme que dans le cadre de la caserne ou du pénitencier.» «Le but de Torquemada était le triomphe de la «Sainte Église», celui de Boukharine «l'humanité communiste», mais leurs méthodes proviennent de la même attitude d'esprit.» 69 «Par un flot de décrets, le gouvernement soviétique a essayé de rendre plausible aux ouvriers qu'il était nécessaire, dans l'intérêt de la nation, d'introduire dans les usines la même discipline absolue qu'à l'armée, mais les travailleurs n'ont pas pu s'accommoder d'une telle vision des choses. C'est ainsi qu'à commencé en 1920 un énorme mouvement de grèves, qui s'est emparé de presque tous les centres industriels du pays,...» 70 «Toutes ces grèves ont été réprimées avec la plus grande brutalité par le gouvernement soviétique, qui est allé jusqu'à faire exécuter des ouvriers par la loi militaire. Dans tous les ateliers et toutes les usines, il y a des espions du Parti communiste, chargés de surveiller l'état d'esprit des travailleurs. Quiconque ose exprimer son mécontentement sur l'état des choses actuel risque la prison; ainsi est terrorisée la classe ouvrière, opprimée toute velléité d'une libre expression de sa volonté, et cette honteuse tyrannie apparaît à Boukharine et à ses camarades de parti comme la seule méthode pour «transformer le matériel humain de l'époque capitaliste en une humanité communiste»! Nous devons avouer que pareille méthode ne nous en a jamais imposé, car elle n'a jamais obtenu, à notre avis, que le contraire de ce que ses partisans recherchaient en l'employant. L'expérience la plus amère nous a aussi donné raison. La méthode bolchévique ne nous a pas rapprochés de I' «humanité communiste», elle a tout au contraire irrémédiablement compromis le communisme et rendu sa réalisation plus lointaine qu'elle ne le fut jamais. Au lieu d'aboutir à I' «humanité communiste», on est aujourd'hui alertement revenu au capitalisme et il y a, dans de telles conditions, bien peu d'espoir de pouvoir «transformer le matériel humain de l'époque capitaliste» dans le sens où le voudraient Boukharine et ses amis.» 72 «aujourd'hui, on rend aux propriétaires capitalistes, qui employaient avant la Révolution moins de 300 ouvriers, leurs anciennes entreprises et, à vrai dire, parce que l'on pense redonner ainsi vie aux activités productives des petites entreprises et amener leurs produits à la campagne. Ce que l'on a autrefois refusé aux coopératives, on en charge aujourd'hui les capitalistes, tout en les rétablissant dans leurs anciens droits. Cet exemple est typique. Il jette une lumière crue sur toute la monstruosité d'une méthode absurde qui, selon ses partisans non moins absurdes, est la seule qui puisse amener le communisme. Cette même méthode est également la cause du complet désintérêt des travailleurs pour leur travail. En les réduisant à l'état de galériens, privés de tout contrôle personnel sur leur travail et inconditionnellement soumis aux ordres de leurs supérieurs, on a tué en eux tout sentiment de responsabilité et toute conscience d'intérêts communs.» «... aussi longtemps que le pays est dominé par la dictature d'un parti, les conseils ouvriers et paysans perdent naturellement toute leur signification. Ils sont dégradés jusqu'à jouer le rôle passif que les représentations des États et les Parlements jouaient autrefois, lorsqu'ils étaient convoqués par le roi et devaient combattre un tout-puissant conseil de la couronne. Un conseil ouvrier cesse d'être un conseiller libre et précieux, lorsqu'il n'existe plus de presse libre dans le pays, comme c'est le cas chez nous depuis plus de deux ans maintenant.» 73 «Nous savons aujourd'hui que la «dictature du prolétariat» a été un échec dans tous les domaines où il s'agissait véritablement de l'exécution des exigences socialistes, mais qu'en revanche, elle a étouffé la Révolution et développé jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences la tyrannie de tous les systèmes despotiques antérieurs.» Chapitre X 74 «Il est généralement connu que le Parti Socialiste Italien a été le premier à rendre des hommages inconditionnels au bolchevisme. «Avanti», son organe central, a glorifié Lénine dans les termes les plus emphatiques et le parti s'est déclaré presque unanimement pour Moscou. Mais, après le retour de Russie de quelques délégations italiennes, certains bruits circulèrent sous le manteau, permettant de penser que maint partisan avait considérablement perdu de son enthousiasme, après avoir personnellement vu le paradis du «communisme». On ne disait naturellement rien en public, au contraire la presse socialiste continuait d'entonner sur tous les tons les louanges du bolchévisme. Cependant, certains détails de ce que quelques-uns avaient pu voir et apprendre en Russie transpirèrent peu à peu, jusqu'à ce que quelque chose en parvienne à la presse bourgeoise, qui fit des révélations. Ce furent surtout ces indiscrétions qui déterminèrent les gens de Moscou à exiger des italiens une profonde «épuration» de leur parti. C'est au cours de cette querelle entre frères que Serrati, rédacteur en chef d'«Avanti» et jusqu'alors une des personnalités les plus célèbres à Moscou et dans la IIIème Internationale, fit à Lénine la caractéristique réponse suivante: 75 « Je ne veux pas engager la polémique sur votre proposition de remplacer les anciens dirigeants de toutes les organisations prolétariennes, non seulement politiques, mais aussi syndicales, coopératives, culturelles, etc... par de nouveaux, tous communistes. Ce que je sais, c'est qu'il y aurait de grandes difficultés à la réaliser en Italie, où nous manquons d'hommes convenables. Il se peut que bien des derniers venus se présentent comme les communistes les plus radicaux, uniquement pour arriver aux positions dirigeantes. C'est là un sérieux danger, que vous connaissez bien, car c'est un des plus douloureux parmi ceux qui accablent votre République. Depuis la Révolution d'Octobre, le nombre des membres de votre parti a décuplé, sans que vous y ayez beaucoup gagné, malgré votre très stricte discipline et les épurations périodiques. Toute la valetaille est passée à vous, parce que vous êtes puissants. Le mérite de la Révolution vous revient, mais ceux que l'on pourrait appeler les requins de la Révolution sont coupables de ses fautes et de ses bassesses. Ce sont les mêmes qui ont fondé cette bureaucratie stupide et terrible, et qui veulent créer à leur profit de nouveaux privilèges dans la République soviétique, tandis que les masses ouvrières et paysannes, patientes et résignées, supportent tout le poids de la Révolution et s'opposent à tous les privilèges. Ce sont les nouveaux venus, les révolutionnaires d'hier, qui ont, en exagérant tout, répandu la terreur, pour en faire un moyen d'arriver à leurs fins. Ce sont eux qui, par-dessus les souffrances des masses, ont fait de la Révolution prolétarienne l'instrument de leur plaisir et de leur domination. Désormais, instruits par notre expérience et la vôtre, nous voulons y regarder à deux fois avant d'accepter comme la plus pure perle quiconque se présentera à nous comme un communiste frais émoulu, pour lui confier la direction de notre gouvernement et, à plus forte raison, s'il était hier encore partisan de la guerre, de l'Union Sacrée et des membres du gouvernement».... 76 «Naturellement, Serrati a été maudit et dûment traité de «contre-révolutionnaire». ... rappeler le cas d'Ernst Däumig, en Allemagne: Lénine en personne le traita certes de «lâche petit-bourgeois» et de «réactionnaire», mais tout changea dès qu'il entra au Parti communiste, où il fut aussitôt élu au Comité Central, malgré les belles qualités que lui avait attribuées Lénine. Mais Serrati a touché là un autre point de la plus haute importance, à savoir l'influence du bolchévisme sur le mouvement ouvrier international. En fondant la IIIème Internationale, le gouvernement soviétique s'est donné un organisme destiné à promouvoir les directives de sa politique dans la classe ouvrière des différents pays. Au début, on n'y voyait pas du tout clair dans les buts véritables et les activités de cette organisation. La banqueroute de la IIème Internationale, lorsqu'éclata la première guerre mondiale, et la forte influence de la révolution russe sur les travailleurs du monde entier, réveillèrent partout dans le prolétariat le désir d'une nouvelle association internationale, désir d'autant plus fort que la situation générale créée par la guerre était très révolutionnaire.» 77 «...Enrico Malatesta avait aussitôt et justement saisi le fond de l'affaire, lorsqu'il écrivait dans I'«Umanita Nova» les lignes suivantes, qui méritent qu'on s'y arrête: «Quelle sorte d'association est donc cette IIIème Internationale, dont l'existence nous paraît encore de nature très mystique et qui ne doit, jusqu'à nouvel ordre, tout son prestige qu'au fait qu'elle nous vient de Russie, pays qui, s'il se trouve certes en état de révolution, n'en reste pas moins entouré des nuées de la légende? A-t-elle jusqu'ici un programme précis, qui puisse être accepté de toutes les tendances qui souhaitent s'associer à elle? Ou bien son programme ne sera-t-il présenté, discuté et formulé qu'au cours du premier congrès? Et si tel est le cas, quelle position le congrès prendra-t-il? Sera-t-il prêt à recevoir les délégués de toutes les organisations et de tous les partis ouvriers et à garantir à tous les mêmes droits? Invitera-t-il, en particulier, les anarchistes et leur permettra-t-il de prendre part à ses travaux? Si la IIIème Internationale ne veut être qu'une organisation sur le modèle des partis socialistes, dont le but est la conquête du pouvoir politique et l'établissement de la prétendue «dictature du prolétariat», destinée à créer un Etat communiste autoritaire, il est évident que nous n'avons rien à faire dans ses rangs. Une véritable Internationale du peuple travailleur devrait rassembler tous les travailleurs parvenus à la conscience de leurs intérêts de classe, tous les travailleurs courbés sous le joug de l'exploitation et désireux de s'en délivrer, tous les travailleurs décidés à combattre le capitalisme, chaque tendance utilisant dans cette lutte les moyens qui lui paraissent les plus appropriés. Tous, anarchistes, socialistes, syndicalistes, pourraient se rassembler dans une telle Internationale, sans qu'une tendance quelconque soit forcée de renoncer à ses buts et moyens propres.» 78 «Ce centralisme poussé à l'extrême est la négation de toute liberté, la suppression de toute initiative personnelle, la dégradation du mouvement ouvrier en un troupeau de moutons, qui n'a qu'à se soumettre, les yeux fermés, aux instructions d'en haut. Exactement comme l'on a étouffé dans l'oeuf tout mouvement indépendant en Russie et fait taire toute opposition au moyen des mitrailleuses et des bagnes, on essaie maintenant de faire passer l'ensemble du mouvement ouvrier international sous les fourches caudines.» « L'idée de subordonner un mouvement s'étendant à tous les pays et dépendant donc des circonstances particulières à chacun d'eux, au pouvoir et aux ordres rigides d'une centrale trônant à Moscou, est en soi si monstrueuse qu'elle n'a pu naître que dans un cerveau possédé par l'idée fixe de diriger les hommes à son gré, comme les personnages d'un théâtre de marionnettes. Une idée grandiose, en vérité, et qui ferait honneur à un Ludendorff. Le plus fort est que l'on a effectivement essayé de faire passer ces principes insensés dans la réalité pratique. Ainsi la tragédie sanglante, si désastreuse pour la classe ouvrière, du dernier «soulèvement de mars» en Allemagne est-elle le résultat direct de cette funeste politique. On a poussé les ouvriers d'Allemagne centrale à ce mouvement, dont tout être sensé ne pouvait ignorer à l'avance qu'il se terminerait immanquablement par un terrible fiasco, la plus petite condition d'un soulèvement général des masses n'existant pas à l'époque. Ce fut une insurrection sur commande, ...» 79 «comme l'a dit le docteur Lévi, «la première incitation à cette action, sous la forme où elle s'est déroulée, n'est pas venue du côté allemand». ... Moscou ne pouvait y avoir intérêt, ... Le gouvernement soviétique se trouvait à l'époque dans une situation difficile: les grèves à Pétrograd, le soulèvement de Kronstadt, la misère générale avaient créé en Russie une atmosphère, qui menaçait de devenir dangereuse pour lui. Une diversion était donc bienvenue et le malheureux soulèvement d'Allemagne centrale la lui apporta. La presse communiste gouvernementale russe publia les compte rendus les plus délirants sur la «nouvelle révolution» en Allemagne et sur la progression, traitant en même temps de contre-révolutionnaire quiconque attaquait, en ce moment décisif, le gouvernement soviétique dans le dos. Et, pendant que les tribunaux militaires liquidaient les matelots de Kronstadt et que la Tchéka organisait la chasse aux anarchistes et aux syndicalistes, les ouvriers allemands étaient menés à une catastrophe qui devait servir de paravent aux dirigeants soviétiques. On ... cach[a] sans aucun scrupule aux travailleurs communistes d'Allemagne centrale, engagés dans le combat, la situation exacte dans leur pays. On leur raconta, entre autres contes à dormir debout, que Berlin était en flammes et que la classe ouvrière s'était levée comme un seul homme dans la Ruhr, alors qu'en fait leur mouvement n'avait rencontré pour ainsi dire aucun écho dans le pays. Ainsi, des centaines de courageux ouvriers furent-ils condamnés à la mort ou aux travaux forcés, victimes de la diplomatie secrète propre au parti communiste. Les stupides pauvres diables à la tête de la centrale communiste de Berlin, incapables d'autre chose, étouffés qu'ils sont par le respect, que de ramper devant les dictateurs moscovites, doivent encore maintenant supporter d'être publiquement tancés par Lénine et Trotski, en remerciement de leur servile obéissance aux instructions de Moscou.» Chapitre XI 81«La tristement célèbre institution de la Russie bolchévique, la Tchéka, projette déjà son ombre en Allemagne et il est, hélas, fort probable que l'on suivra cet exemple dans d'autres pays aussi, dans la mesure ou s'y trouvent des partis communistes. On a peine à imaginer quels abîmes de méfiance et de haine réciproques sont ainsi créés dans les milieux prolétariens. Les fruits de cette tactique sont d'ailleurs partout clairement visibles, aujourd'hui déjà: jamais la classe ouvrière n'avait été aussi divisée intérieurement, jamais non plus une organisation n'avait suscité autant d'obstacles à l'unification des forces révolutionnaires que les Bolchévlks et leur organe, la IIIe Internationale.» Comme en Espagne en 1936. «...la majorité des travailleurs communistes nourrissent les meilleures intentions ... C'est aussi la raison pour laquelle l'exigence d'un «front unique du prolétariat» est si souvent et continuellement avancée, précisément dans les milieux communistes. On ressent la nécessité d'une unification et l'on pense pouvoir l'obtenir par une forme d'organisation centraliste extrêmement stricte ; d'où la croyance que la IIIème Internationale a justement vocation de créer ce front unique dont on rêve.» «... cette conception mécaniste des choses, qui est un signe caractéristique de toute manière de penser militaire, prouve une énorme méconnaissance des faits, qui furent en fin de compte fatals à tous les Napoléons. Appliquée au mouvement socialiste, elle ne peut qu'entraîner l'élimination par la violence de tous les efforts et de tous les principes libertaires et authentiquement socialistes.» 82 «... le socialisme, qui doit être l'âme de ce mouvement et peut seul lui insuffler la force vivifiante d'un nouveau devenir social, n'est pas une somme fermée sur elle-même, aux limites fixes et immuables, mais une connaissance et une compréhension en permanente évolution des phénomènes variés de la vie sociale. Il devient obligatoirement un dogme mort quand il oublie cela, ... ses différentes tendances a un droit particulier à l'existence, car elle apporte à l'ensemble de nouveaux aspects, et de nouvelles perspectives. Quiconque n'est pas capable de reconnaître cette profonde et fondamentale vérité concevra toujours l'unité souhaitée de manière purement mécanique, mais jamais organique.» «L'ancienne Internationale... avait un principe de base commun, lien formel pour chaque tendance dans ses rangs: l'abolition de l'esclavage salarié et la réorganisation sociale sur la base du travail communautaire, libéré de toute exploitation, sous quelque forme que ce soit. Elle disait aux travailleurs que ce grand but de libération sociale devait être leur œuvre propre, mais reconnaissait en même temps à chaque tendance membre le droit inaliénable de lutter pour ce but commun avec les moyens qui lui paraissent les meilleurs et les mieux adaptés, ainsi que de déterminer selon sa propre appréciation les formes de sa propagande.» «...le Conseil général londonien, qui était entièrement sous l'influence de Marx et de ses amis, mais ne représentait plus du tout ni l'esprit initial de l'Internationale ni les activités de ses fédérations, entreprit la funeste tentative de détruire ces droits fondamentaux et de mettre un terme à l'autonomie des sections et fédérations, en les obligeant à une activité parlementaire, dès cet instant fut brisé le front unitaire de la grande association des travailleurs et l'on en vint à cette fatale scission, qui ruina l'ensemble du mouvement ouvrier et dont les suites affligeantes se font sentir aujourd'hui plus que jamais. La vieille Internationale était une grande réunion d'organisations syndicales et de groupes de propagande. Elle ne considérait pas l'appartenance de ses membres à un parti précis comme sa meilleure chance d'efficacité, mais leur qualité de producteurs, mineurs, marins, travailleurs des champs, techniciens, etc... et c'est pour cette raison qu'elle était vraiment une Internationale des travailleurs - la seule qui ait, jusqu'ici, véritablement mérité ce nom. Son aile radicale, dont le représentant le plus connu et le plus influent était Bakounine, ne déniait absolument pas aux travailleurs allemands le droit au parlementarisme, bien qu'elle refusât catégoriquement pour sa part toute activité de cette sorte. Bakounine réclamait en revanche le même droit pour ses convictions et ses activités et la tristement célèbre Conférence de Londres (1871) porta en terre, en foulant ce droit aux pieds, l'unité organique de la classe ouvrière, qui avait trouvé sa puissante expression dans la grande Association.» 85 «Des agents de la IIIème Internationale sont envoyés de Russie pour espionner les centrales nationales et faire leur rapport à Moscou. Dans sa brochure «Notre chemin», Paul Lévi en rend compte comme suit: « La déclaration officieuse du camarade Radek révèle encore un autre effet, bien plus nuisible, du système des délégués, à savoir leurs relations directes et secrètes avec la centrale de Moscou ... L'exigence précise d'un changement, que les délégués intrus et sans qualification cessent de s'emparer dans chaque pays de la direction, n'est pas une exigence d'autonomie»» 86 «Il est clair que l'homme qui a pu en arriver à élever une telle protestation après avoir défendu, un an auparavant, les 21 points de la manière la plus bruyante, ne pouvait qu'être excommunié. Si l'on considère, en outre, que la IIIème Internationale dispose pour alimenter ses agents, sa presse et ses propagandistes à l'étranger, grâce aux subventions d’État russes, de puissants moyens financiers, qui ne peuvent qu'attirer, comme le fumier les mouches, tous les aventuriers et charlatans politiques, on peut mesurer l'influence funeste des méthodes bolchéviques sur le mouvement ouvrier tout entier.» Chapitre XII 90 «L'ère Noske fut l'âge d'or de la prison préventive, de l'état de siège et des tribunaux militaires d'exception. Aucun gouvernement bourgeois n'avait dans ce pays, osé fouler autant aux pieds les droits des travailleurs que ce fut le cas sous la domination des despotes socialistes; même les sombres temps des «lois antisocialistes » de Bismarck pâlissent en comparaison du régime de terreur de Noske. L'ère Lénine-Trotski est l’âge d'or de la mise au ban de tous les vrais socialistes et révolutionnaires, l'époque du manque de droits total de la classe ouvrière, de la Tchéka et des exécutions en masse. Il devait lui être donné de pousser à l'extrême toutes les horreurs du système tsariste. Ces deux ères ont fait tout ce qu'il est humainement possible de faire pour opprimer sans merci toute liberté et violer brutalement toute dignité humaine. ... Espérons que la classe ouvrière tirera la leçon de ces tristes résultats et qu'elle commencera enfin à comprendre que les partis politiques, pour radicaux qu'ils se donnent, sont absolument incapables de mener à bien la réorganisation de la société dans le sens socialiste, parce que toutes les conditions nécessaires à cette tâche leur font défaut. Toute organisation à forme de parti est axée sur la conquête du pouvoir et repose sur l'ordre imposé d'en haut. Aussi est-elle hostile à tout devenir organique se développant du sein du peuple, car elle elle ne peut tout simplement comprendre les énergies et capacités créatrices qui y sommeillent.» 92 «LES SOVIETS, ET NON LES BOLCHEVIKS - LA LIBERTE, ET NON LA DICTATURE - LE SOCIALISME, ET NON LE CAPITALISME D'ETAT! TOUT PAR LES CONSEILS ET PAS DE POUVOIR AU-DESSUS DES CONSEILS! TELLE EST NOTRE DEVISE, QUI SERA AUSSI CELLE DE LA REVOLUTION.» |