Sortir de l'histoire officielle

     


David Graeber (1961-2020)

Des articles de David Graeber 3w.journaldumauss.net/?_David-Graeber_
Un interview de David Graeber https://www.youtube.com/watch?v=y-G7461XhMs&t=59s

Mots, idées, concepts, personnalités repérés : bolchévisme-staliniens, l'université, les intellectuels,

Livres aux éditions Les liens qui libèrent en mai 2023. Pour LUX voir ci-dessous


Comme si nous étions déjà libres

Pour une anthropologie anarchiste

La fausse monnaie de nos rêves

Au commencement était ... Une nouvelle histoire de l'humanité avec
David Wengrow

Comme si nous étions déjà libres

Édition LUX https://luxediteur.com/

4e de couverture «La servilité des élites politiques actuelles en font les laquais des plus riches et des plus puissants, de sorte que les mécanismes de nos systèmes dits démocratiques ne réussissent pas à résoudre ni même à endiguer les crises dans lesquelles nous enfonce le capitalisme. Comment, alors, adviendra le changement? Dans cet essai, David Graeber guide le lecteur dans les rouages de la véritable démocratie pour déconstruire les idées reçues et réorienter de manière audacieuse notre compréhension de l’histoire politique. Chemin faisant, il cite des exemples qui pourraient servir de modèles pour une transformation du monde et qui ont d’ailleurs inspiré le mouvement des Indignados et Occupy Wall Street. Devant la concentration de la richesse et du pouvoir dans tous les pays occidentaux, et plus particulièrement aux États-Unis, Graeber soutient que seule une conception radicale de la démocratie – basée sur des principes d’égalité, de participation citoyenne massive et de recherche du consensus – peut nous permettre de jeter les bases de la société juste et équitable que nous souhaitons. Il s’agirait, pour y arriver, de faire comme si nous étions déjà libres

Occupy Wall Street : «mouvement de manifestation de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier. Le mouvement débute le 17 septembre 2011 alors qu'environ 1 000 personnes manifestent dans les environs de Wall Street, le quartier de la bourse à New York. Une partie des manifestants érigent des installations de fortune dans le parc Zuccotti, « occupant » l'endroit dans une sorte de sit-in. Au cours des semaines suivantes, plusieurs centaines de manifestants vivent et dorment dans le parc.
Très actif sur les réseaux sociaux, le mouvement s'inspire du printemps arabe, en particulier des révolutions tunisienne et égyptienne, ainsi que du mouvement des Indignés en Espagne.
À partir du 9 octobre, le mouvement s'étend à l'ensemble des États-Unis et des manifestations similaires se tiennent dans 70 grandes métropoles avec la participation de 600 communautés. Le 15 octobre, date choisie pour être la première journée mondiale de protestation pour de vraies démocraties, le mouvement Occupy s'étend dans environ 1 500 villes de 82 pays.
À la mi-novembre, dans la nuit du 14 au 15, les manifestants sont expulsés du parc par la police de New York, qui y interdit le campement.
Malgré la fin de l'occupation, le mouvement poursuit des moyens de pression, notamment par des actions éclair et ciblées»

Une recension COMME SI NOUS ÉTIONS DÉJÀ LIBRES bibliothequefahrenheit.
 
Table des matières :
Comme si nous étions déjà libre Page 1
Introduction Page 10
https://bibliotheques.wallonie.be/doc_num.php?explnum_id=3827
En pdf sur unprolospecule Comme si nous étions déjà libre-introduction
Chapitre 1 Le commencement approche Page 22
Chapitre 2 Pourquoi avons-nous réussi? Page 64
Chapitre 3 «La foule commence à penser et à raisonner»: l’histoire cachée de la démocratie Page 144
Page 143 à 147 «LIRE L'HISTOIRE des mouvements sociaux racontée par des conservateurs purs et durs peut être réjouissant. Surtout quand on est habitué aux discours des progressistes dont on connaît la tendance à la susceptibilité et l'imprévisibilité. Ces gens partageraient les idées des mouvements radicaux, sur la démocratie, l'égalitarisme, la liberté, mais en même temps ils restent convaincus que ces idéaux sont hors d'atteinte. Ils se sentent ainsi moralement menacés par ceux-là mêmes qui sont déterminés à bâtir un monde fondé sur ces principes. Je le remarque à l'époque du mouvement altermondialiste. Les médias progressistes affichent alors une sorte d'ironie défensive, en fait tout aussi caustique que ce que nous lance la droite. À lire les critiques sur le mouvement, on comprend bien que plusieurs cadres seniors des médias, sortis des universités dans les années 1960, se voient comme d'anciens étudiants révolutionnaires, ne serait-ce que par association générationnelle. Dans leur travail, on les sent vivre un conflit intérieur: il leur faut se convaincre que, même s'ils travaillent pour l'establishment, ils n'ont pas vraiment jeté l'éponge, mais en même temps ils jugent leurs anciens rêves révolutionnaires profondément irréalistes ; et comme ils se veulent avant tout réalistes, se battre pour l'avortement ou le mariage gai, c'est, en termes de radicalisme, le maximum qu'ils puissent faire. Au moins, avec les conservateurs, on a l'heure juste: ce sont vos ennemis. S'ils cherchent à vous comprendre, ce n'est que pour mieux vous réprimer et pour le faire plus violemment. Les choses ont le mérite d'être claires. Et dans bien des cas, ils cherchent sincèrement à vous comprendre.
Au début d'Occupy Wall Street (OWS), la première grande salve de la droite nous arrive sous la forme d'un essai, dans The Weekly Standard, signé par un certain Matthew Continetti et intitulé « Anarchy in the U.S.A.: The Roots of American Disorder » (Anarchie aux États-Unis: à la racine du désordre américain). Selon Continetti, « la droite et la gauche font l'erreur de croire que les forces derrière Occupy Wall Street s'intéressent au système politique démocratique et à la résolution de problèmes ». En fait, leur noyau est constitué d'anarchistes rêvant d'une utopie socialiste aussi étrange que celle des troupes de Charles Fourier ou des communautés pour l'amour libre, du genre Nouvelle Harmonie des années 1840. L'auteur continue en citant des partisans de l'anarchisme contemporain, nommément Noam Chomsky et moi-même :

Cette rébellion permanente peut mener à des résultats prévisibles. En refusant de légitimer la politique démocratique, les anarchistes compromettent leur influence sur la vie des gens. Aucun mouvement sur le salaire minimum pour eux. Aucun débat sur les taux d'imposition de Bush. Les anarchistes ne croient pas au salaire, et certainement pas aux impôts. David Graeber, anthropologue et figure de proue d'Occupy Wall Street, l'exprime en ces termes : « En participant à des débats sur les politiques, le mieux qu'on puisse faire, c'est d'en limiter les conséquences négatives, puisque le principe même est contraire à l'idée que les gens prennent leurs propres affaires en main.» Si Occupy Wall Street n'a pas de programme, c'est parce que l'anarchisme ne permet aucun programme. Tout ce que fait l'anarchiste, c'est donner l'exemple -- ou démolir par la violence l'ordre établit.
Ce paragraphe est typique : il alterne les points de vue légitimes, les insinuations et les insultes calculées pour inciter à la violence. Il est vrai que les anarchistes refusent, comme je l'ai déjà dit, de faire partie du système politique, mais c'est parce que le système n'est pas démocratique, il est devenu un système de corruption institutionnalisée, imposé par la force. Nous avons voulu l'exposer clairement à tous, aux États-Unis et ailleurs. Et c'est ce qu'ows a fait, et il l'a fait mieux que n'importe quelle déclaration de politique. Il est absurde de dire que nous n'avons pas de programme ; celui qui affirme que nous n'avons d'autre choix que de recourir tôt ou tard à la violence, malgré le pacifisme rigoureux des occupants, ne fait que démontrer combien il tente désespérément de se justifier à lui-même la violence.
Dans cet essai, Continetti relie très justement les origines de l'actuel réseau anticapitaliste mondial à la révolte zapatiste de 1994, et relève avec raison leurs politiques de plus en plus antiautoritaires, leur rejet de toute notion de prise de pouvoir par la force, leur usage d'internet, puis conclut ainsi :

Depuis plus de deux décennies, une infrastructure intellectuelle, financière, technologique et sociale s'est mise en place pour saper les fondements du capitalisme mondial, et nous en voyons la plus récente manifestation [...] Les campements des occupants fonctionnent de façon autonome, communautaire, égalitaire et en réseau. Ils rejettent la politique traditionnelle. Ils encouragent la vie de bohème et la confrontation avec les autorités civiles. Ils sont la version postmoderne des Phalanges et de la Nouvelle Harmonie, qui s'étale en plein milieu de nos villes. Il n'y a peut-être pas beaucoup de militants dans les campements. Ils ont peut-être l'air fou ou grotesque. Ils résistent peut-être « aux programmes et aux politiques». Ils ne s'entendent peut-être pas sur ce qu'ils veulent ou ne veulent pas. Et ils disparaîtront peut-être à l'arrivée de l'hiver, et les progressistes dont ils occupent les parcs perdront peut-être patience [...] Mais les utopistes et les anarchistes vont réapparaître. Les occupations vont persister tant et aussi longtemps qu'il y aura des gens pour croire que l'inégalité est injuste et que la fraternité entre hommes peut exister sur terre.
Vous voyez pourquoi les anarchistes peuvent trouver ce genre de discours d'une honnêteté rafraîchissante. L'auteur ne cache pas son désir de nous voir tous en prison, mais il prend au moins le temps d'évaluer honnêtement les enjeux.
Pourtant, de tout cet essai du Weekly Scandard, il se dégage un élément absolument déloyal : la combinaison délibérée des termes « démocratie » et « politique traditionnelle », c'est-à-dire le lobbying, la collecte de fonds, les campagnes électorales, et toute forme de participation au système politique américain actuel. Il laisse entendre que l'auteur est en faveur de la démocratie et que les indignés, en rejetant le système existant, s'y opposent. En fait, les traditions conservatrices qui produisent et maintiennent des journaux comme The Weekly Standard sont profondément antidémocratiques. Ses héros, de Platon à Edmund Burke, sont presque invariablement des hommes en principe opposés à la démocratie, et ses lecteurs affectionnent encore les affirmations du type « L'Amérique n'est pas une démocratie, c'est une république». De plus, les arguments que nous sert ici Continetti -- les mouvements d'inspiration anarchiste sont instables et brouillons, ils menacent l'ordre et la propriété et mènent forcément à la violence -- sont précisément les arguments allégués, depuis des siècles, par les conservateurs contre la démocratie.
En réalité, OWS s'inspire de l'anarchisme, et c'est pourquoi il s'inscrit directement dans la tradition de la démocratie populaire américaine, contre laquelle les conservateurs comme Continetti se sont toujours acharnés. Anarchisme ne signifie pas négation de la démocratie, ou du moins, des aspects de la démocratie qui sont historiquement si chers aux Américains. L'anarchisme cherche plutôt à aller jusqu'au bout de la logique des principes démocratiques fondamentaux. S'il est difficile de le comprendre, c'est que l'histoire du terme « démocratie» a fait l'objet d'interminables débats : à tel point que la plupart des experts et politiciens américains, par exemple, s'en servent pour désigner une forme de gouvernement établi dans le but précis d'éviter ce que John Adams appelait «les horreurs de la démocraties».

Comme je l'ai mentionné en début de livre, la plupart des Américains ignorent que nulle part dans la Déclaration d'indépendance ou dans la Constitution on ne mentionne que les états-Unis sont une démocratie. En fait, la plupart de ceux qui ont rédigé les documents fondateurs étaient ouvertement d'accord avec le pasteur puritain du XVIIe siècle, John Winthrop, selon qui la démocratie constitue, pour la plupart des sociétés civiles, la pire forme de gouvernement.»
Chapitre 4 Comment survient le changement Page 194
Chapitre 5 Rompre le sortilège Page 246
Dernières lignes «...la démocratie serait simplement notre capacité à nous rassembler, comme des êtres raisonnables, et à trouver des solutions à nos problèmes communs -- car des problèmes, il y en aura toujours --, une capacité qui ne se concrétisera que lorsque les bureaucraties coercitives qui maintiennent les structures du pouvoir en place se seront effondrées ou evanouies.
Tout cela peut sembler n'être réalisable que dans un lointain avenir. En ce moment, la planète semble davantage se préparer à subir une série de catastrophes sans précédent qu'à accueillir les vastes transformations morales et politiques qui paveraient la voie à un tel monde. Or, si nous voulons essayer d'éviter ces catastrophes, il va falloir changer nos façons habituelles de penser. Comme le révèlent les événements de 2011 , l'ère des révolutions est loin d'être terminée. L'imagination humaine refuse obstinément de mourir. Et dès qu'il y a suffisamment de personnes libérées des chaînes qui entravent l'imagination collective, on sait que même nos opinions les plus profondément
ancrées sur ce qui est ou non politiquement possible s'effondrent du jour au lendemain.
»
 
Octobre 2021

Pour une anthropologie anarchiste

Éditions https://luxediteur.com/
Du site de l'éditeur « L’anarchisme, en tant que philosophie politique, est en plein essor. Alors qu’ils étaient à la base de l’organisation dans le mouvement altermondialiste, les principes anarchistes traditionnels – autonomie, association volontaire, autogestion, entraide, démocratie directe – jouent maintenant ce rôle dans des mouvements radicaux de toutes sortes dans le monde entier.
Et pourtant, cela n’a eu presque aucun écho dans le milieu universitaire. Les anarchistes interrogent souvent les anthropologues sur leurs idées quant aux diverses façons d’organiser la société sur des bases plus égalitaires, moins aliénantes. Les anthropologues, terrifiés à l’idée de se voir accusés de romantisme, n’ont pour seule réponse que leur silence. Et s’il en était autrement ? »

https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2017/04/pour-une-anthropologie-anarchiste_15.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anthropologie_anarchiste
Extraits
Introduction
Pages 9-10 « Au XIXe siècle, les fondateurs [penseurs de l'anarchie] ne considéraient pas avoir inventé quoi que ce soit de particulièrement nouveau. Les principes de base de l'anarchisme - autogestion, association volontaire, entraide - renvoyaient à des formes du comportement humain qu'ils présumaient être aussi vieilles que l'humanité. Cela vaut également pour le rejet de l'État et de toutes les formes de violence structurelle, d'inégalité et de domination (anarchisme signifie littéralement « sans dirigeants »), et même pour l'idée que tous ces éléments sont reliés d'une manière ou d'une autre et se renforcent mutuellement. Rien de cela n'était présenté comme une nouvelle doctrine étonnante. Et, effectivement, ce n'en était pas une : on trouve des écrits avançant des idées semblables tout au long de l'histoire, et ce, malgré le fait qu'on ait toutes les raisons de croire qu'à la plupart des époques et dans la plupart des lieux, de telles opinions étaient les moins susceptibles d'être couchées sur papier. Il s'agit donc moins d'un cadre théorique que d'une attitude, voire d'une conviction: le rejet de certaines formes de relations sociales; la certitude que d'autres formes de relations représenteraient de bien meilleurs fondements sur lesquels construire une société saine ; la croyance qu'une telle société pourrait vraiment exister. »
10-11 « Les écoles marxistes ont des auteurs. Tout comme le marxisme est né de la pensée de Marx, il y a des léninistes, des maoïstes, des trotskistes, des gramsciens, des althussériens .... (Remarquez comment la liste commence par des chefs d'État et se termine par des intellectuels.) Pierre Bourdieu a un jour fait remarquer que, si le milieu universitaire est un jeu dans lequel les universitaires luttent pour dominer, alors vous savez que vous avez gagné quand d'autres universitaires commencent à se demander comment faire un adjectif de votre nom. C'est, semble-t-il, pour conserver la possibilité de gagner la partie que les intellectuels s'obstinent, lorsqu'ils discutent entre eux, à employer une vision de l'histoire reposant sur le culte des grands hommes, vision qu'ils décrieraient dans à peu près n'importe quel autre contexte. Les idées d'intellectuels, qu'il s'agisse de Foucault, de Trotski, ou d'autres, ne sont jamais traitées comme étant essentiellement le produit d'un certain milieu intellectuel, issues de conversations et de longs débats impliquant des centaines de personnes, mais toujours comme si elles étaient le fruit du génie d'un seul homme (ou, très occasionnellement, d'une femme). »
11 « Ce n'est pas exactement que le courant marxiste se soit constitué en discipline universitaire, ou qu'il en soit venu à dicter comment les intellectuels radicaux, ou, de plus en plus, tous les intellectuels devraient se traiter entre eux; en fait, ces deux phénomènes se sont en quelque sorte développés en tandem. Dans le milieu universitaire, cela a eu plusieurs conséquences positives - le sentiment qu'il devait y avoir un fondement moral aux préoccupations du milieu, que celles-ci devaient avoir un rapport avec la vie des gens, avoir une pertinence sociale -, mais également plusieurs conséquences désastreuses, comme celle de transformer une grande partie du débat intellectuel en une sorte de parodie de lutte politique sectaire, chacun cherchant à réduire les arguments de l'autre à de ridicules caricatures afin de les déclarer non seulement erronés, mais néfastes et dangereux (même si le débat use généralement d'un langage si obscur que quiconque n'a pu se payer sept années d'études supérieures n'a aucun moyen de savoir qu'il y a un débat). »
12 « Il y a les anarcho-syndicalistes, les anarcho-communistes, les insurrectionnistes, les coopérativistes, les individualistes, les platesformistes-. Aucune de ces écoles ne porte le nom d'un grand penseur ; leur nom est plutôt dérivé, invariablement, d'une pratique ou, le plus souvent, d'un principe organisationnel. (Ce n'est pas anodin si les courants marxistes qui ne portent pas le nom d'individus, comme l'autonomisme ou le communisme de conseils, sont également ceux qui sont les plus proches de l'anarchisme.) Les anarchistes aiment se distinguer par ce qu'ils font et leur façon de s'organiser pour le faire. C'est en effet là-dessus que les anarchistes ont passé le plus de temps à réfléchir et à débattre. Les anarchistes n'ont jamais eu beaucoup d'intérêt pour les grandes questions d'ordre stratégique ou philosophique qui ont historiquement préoccupé les marxistes : la paysannerie est-elle une classe potentiellement révolutionnaire ? (Les anarchistes considèrent qu'il revient aux paysans d'en décider.) »
12-13 « ... - le marxisme tend à être un discours théorique ou analytique sur une stratégie révolutionnaire ;
- l'anarchisme tend à être un discours éthique sur la pratique révolutionnaire.
Bien sûr, tout ce que j'ai dit est en quelque sorte une caricature (il y a eu des groupes anarchistes totalement sectaires, et bien des marxistes libertaires orientés vers la pratique, dont moi-même, sans doute). Et pourtant, même présentés ainsi, il semble y avoir une grande complémentarité potentielle entre le marxisme et l'anarchisme. Et il y en a une, en effet : même Michel Bakounine, malgré ses disputes interminables avec Marx sur les questions pratiques, a lui-même traduit le Capital en russe. Mais cela aide aussi à comprendre pourquoi il y a si peu d'anarchistes dans les universités. Ce n'est pas seulement que l'anarchisme n'ait que faire de théories de haute voltige, c'est qu'il s'intéresse sur-tout aux formes de pratique. Il insiste avant tout sur le fait que les moyens doivent être en accord avec les objectifs. On ne peut obtenir la liberté par des moyens autoritaires ; en fait, on doit soi-même, autant que possible, dans ses relations avec ses amis et ses alliés, incarner la société que l'on souhaite créer. Or cela est difficilement conciliable avec le fonctionnement de l'université, peut-être la seule institution occidentale, avec l'Église catholique et la monarchie britannique, qui soit demeurée à peu près intacte depuis le Moyen Age. »
14 « Cela ne signifie pas que les anarchistes doivent être contre la théorie. Après tout, l'anarchisme en soi est une idée, même si elle est très ancienne. C'est aussi un projet qui a pour but de commencer à créer les institutions d'une nouvelle société au sein de l'ancienne afin de révéler, de subvertir et de fragiliser les structures de domination, mais en procédant toujours de façon démocratique, pour démontrer que ces structures ne sont pas nécessaires. ... pas besoin d'une métathéorie anarchiste unique; cela serait complètement contradictoire. »
15 « Ce dont l'anarchisme a besoin, encore plus que d'une métathéorie, c'est de ce qu'on pourrait appeler une microthéorie : une façon d'aborder les questions concrètes et immédiates qui émergent d'un projet de transformation. Les sciences sociales traditionnelles ne nous sont d'aucune aide ici parce qu'elles associent généralement ces questions à la sphère des politiques d'État, et aucun anarchiste qui se respecte ne veut avoir à faire à cela. »
16 « La question devient donc : quelle sorte de théorie sociale aurait un intérêt pour ceux qui tentent d'aider à l'émergence d'un monde dans lequel les gens sont libres de se gouverner eux-mêmes ?
… que des institutions comme l'État, le capitalisme, le racisme et la domination masculine ne sont pas inévitables ; qu'il serait possible de vivre dans un monde dans lequel ces choses n'existeraient pas et que nous nous en porterions tous mieux.
...ne trahissons-nous pas tout le monde en insistant pour continuer à justifier et à reproduire le gâchis dans lequel nous sommes aujourd'hui ? Et, quand bien même nous nous tromperions, nous pourrions tout de même nous en rapprocher, de ce meilleur monde. »
17 « Les staliniens et leurs semblables n'ont pas tué parce qu'ils avaient de grands rêves - en fait, les staliniens étaient plutôt reconnus pour leur manque d'imagination -, mais parce qu'ils prenaient leurs rêves pour des certitudes scientifiques. Cela les a amenés à croire qu'ils avaient le droit de recourir à un appareil de violence pour imposer leurs visions. Les anarchistes ne proposent rien de tel. Ils ne présument aucun cours inéluctable de l'histoire et reconnaissent que personne ne peut promouvoir la liberté en créant de nouvelles formes de contrainte. »
17-18 « … toute théorie sociale anarchiste devrait rejeter la moindre trace d'avant-gardisme. Le rôle des intellectuels n'est certainement pas de former une élite qui puisse parvenir aux analyses stratégiques justes et ensuite entraîner les masses. »
18 « …la plupart des communautés autonomes et des économies non marchandes réellement existantes dans le monde ont été étudiées par des anthropologues plutôt que par des sociologues ou des historiens.
…on essaie de découvrir la logique derrière les habitudes et les actions des gens, logique dont ils ne sont pas complètement conscients.
… quelles peuvent être les implications plus larges de ce qu'ils font déjà et offrir ensuite ces idées, non pas comme des prescriptions mais comme des contributions ou des possibilités, comme des dons. »
19 « ... un tel projet devrait avoir deux dimensions - ou moments, si vous préférez - en dialogue constant : l'une qui soit ethnographique, l'autre utopique.
… il y a depuis toujours une affinité étrange entre l'anthropologie et l'anarchisme... »

Conclusion
111 « ... tendances radicales d'une bonne partie de l'anthropologie au début du XXe siècle, qui avait souvent des affinités très fortes avec l'anarchisme, mais cela semble avoir presque complètement disparu avec le temps. Tout cela est un peu étrange. Les anthropologues sont après tout le seul groupe d'intellectuels qui sache quelque chose des sociétés sans État existantes ; plusieurs ont vécu dans des coins du monde où les États ont cessé de fonctionner ou ont, à tout le moins, battu en retraite et se sont effacés de façon temporaire, et où les gens gèrent leurs affaires de façon autonome. Les anthropologues ont, tout au moins, une conscience aiguë du fait que les lieux communs sur ce qui se passerait en l'absence d'un État (« mais les gens s’entretueraient tout simplement! ») sont, en réalité, faux. »
112 « La discipline telle que nous la connaissons aujourd'hui a été rendue possible par des entreprises de conquête atroces, par la colonisation et les massacres – tout comme la plupart des disciplines académiques modernes, en fait, y compris la géographie et la botanique, sans parler des mathématiques, de la linguistique ou de la robotique -, et cela reste vrai ; mais parce que leur travail implique de connaître les victimes personnellement, cela a fini par tourmenter les anthropologues, ce que les membres des autres disciplines n'ont pas connu ou presque. Avec la conséquence étrangement paradoxale que les réflexions des anthropologues sur leur propre culpabilité ont principalement eu pour effet de fournir aux non-anthropologues qui ne veulent pas se donner la peine d'apprendre sur 90% de l'expérience humaine une rebuffade pratique tenant en deux ou trois phrases (c'est de la projection sur le colonisé de son propre sentiment d'altérité, ce genre de choses ...) et grâce à laquelle ils peuvent se sentir moralement supérieurs à ceux qui en prennent la peine. »
112-113 « … assis sur de vastes archives d'expérience humaine, et d'expériences sociales et politiques que personne d'autre ne connaît vraiment, ce corpus d'ethnographie comparative est vu comme quelque chose de honteux. Comme le l'ai mentionné,il est traité non comme le patrimoine commun de l'humanité, mais comme notre sale petit secret. Ce qui, en fait, est facile, dans la mesure où le pouvoir universitaire consiste en grande partie à établir des droits de propriété sur une certaine forme de savoir et à s'assurer que les autres n'y aient pas vraiment accès. Car notre sale petit secret nous appartient toujours. Ce n'est pas quelque chose qu'il faut partager avec d'autres »
113 Connaissant l’ensemble de l’humanité l'anthropologie, et du fait de ses particularités, refuse de faire des généralités. Ce n’est pas par opposition à des idées de droite justifiant guerre et libre marché mais « Cela tient aussi en partie à l'immensité du sujet»
113-114 « Qui a vraiment les moyens, en discutant, par exemple, des conceptions du désir, de l'imagination, de l'être ou de la souveraineté, de prendre en considération tout ce que les penseurs chinois, indiens ou islamiques ont eu à dire sur le sujet en plus du canon occidental, sans parler des conceptions populaires qui ont cours aussi dans des centaines de sociétés océaniques ou amérindiennes ? ... Par conséquent, les anthropologues ne produisent plus vraiment de généralisations théoriques, déléguant plutôt le travail à des philosophes européens qui n'ont habituellement aucun problème à discuter du désir, de l'imagination, de l'être ou de la souveraineté, comme si de tels concepts avaient été inventés par Platon ou Aristote, développés par Kant ou Sade, et n'avaient jamais été discutés de manière significative par qui que ce soit à l'extérieur de la tradition littéraire des élites d'Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Alors que les termes théoriques clés des anthropologues étaient des mots comme « mana », « totem » ou « tabou », les nouveaux mots à la mode sont invariablement dérivés du latin ou du grec, habituellement par l'intermédiaire du français et parfois de l'allemand. »
114-115 « La plupart des anthropologues écrivent comme si leur travail avait une pertinence politique évidente, sur un ton qui laisse entendre qu'ils considèrent que ce qu'ils font est assez radical et certainement à gauche du centre. Mais en quoi consistent vraiment ces positions ? ... Est-ce que les anthropologues tendent à être anticapitalistes ? ... Plusieurs ont l'habitude de décrire la période actuelle comme celle du « capitalisme tardif », comme si, en déclarant qu'il touche à sa fin… Mais il est difficile de songer à un anthropologue qui ait récemment fait quelque suggestion que ce soit quant à la forme que pourrait prendre une solution au capitalisme. ... D'après ce que je comprends, le seul véritable engagement politique fondamental qui parcourt l'ensemble de la discipline est une sorte de populisme au sens large. ... nous ne sommes certainement pas du côté de ceux qui, dans une situation donnée, sont ou s'imaginent être l'élite. Nous sommes pour les petites gens.
... en pratique, la plupart des anthropologues sont rattachés à des universités (de plus en plus internationalistes), ou encore se retrouvent dans des postes de consultants en marketing ou aux Nations Unies - des postes au sein même de l'appareil de gouvernance mondiale -, cela se résume à une sorte de déclaration ritualisée et continuelle de déloyauté envers cette même élite mondiale dont nous faisons nous-mêmes partie en tant qu'universitaires  »
116-117 Confusion entre observations anthropologiques et marché libre (fabrication, marketing, consommation). « La perspective de l'anthropologue et celle du directeur du marketing à l'intemational sont devenues presque indifférenciables. »
118-119 «… un anthropologue français nommé Gérard Althabe a écrit un livre sur Madagascar intitulé Oppression et libération dans l’imaginaire… il pourrait bien s'appliquer à ce qui finit par se produire dans beaucoup d'écrits anthropologiques. ...
Aux états-Unis, la plupart de ces identités sont le produit de l'oppression et des inégalités qui perdurent : celui qui est défini comme Noir ne peut l'oublier un seul instant.»
121 « la réaction internationale à la rébellion zapatiste a été condescendante - ou, disons les choses comme elles sont, complètement raciste. Car ce que les zapatistes se proposaient de faire était précisément de commencer ce difficile travail qu'une grande partie de la rhétorique sur « l'identité »
ignoré ...  »


La fausse monnaie de nos rêves


Éditions Les liens qui libèrent
Du site de l'éditeur «Comment la dé nition de la valeur peut-elle participer à la création d’un monde meilleur ?
Bien que de nombreux penseurs se soient penchés sur la question de la valeur, il n’existe pas de somme exhaustive ni accessible à ce sujet. Pour remédier à cela, David Graeber nous invite à analyser la valeur dans ses différentes acceptions (sociologique, économique et linguistique) et à explorer les théories de l’échange au prisme de sa discipline, l’anthropologie, tout en convoquant les autres sciences sociales pour en amplifier la portée. Son objectif: montrer que la polysémie du terme de valeur est précisément un atout pour qui cherche à contrecarrer le mythe de l’individu maximisateur qui semble prévaloir en ce début de XXIe siècle. En partant de la critique du capitalisme de Marx, des recherches de Mauss sur les «économies du don», mais aussi de ses propres travaux sur les Maori, les Kwakiult, les Iroquois, les hommes et les femmes de Madagascar et d’ailleurs, il insuf e de la vie dans ces débats pour en proposer une ambitieuse et géniale synthèse.
À partir de ce dialogue polyphonique, dynamique et passionnant, David Graeber élabore sa propre théorie anthropologique de la valeur. Selon lui, la valeur ne sert pas à réi er une production sociale stable; elle nourrit, au contraire, l’imagination sociale, con ictuelle et émancipatrice, tant collective qu’individuelle. Cette conception de la valeur la transforme en moteur de vie, en déclencheur de luttes, car s’interroger sur les «conceptions du souhaitable» revient alors à dé nir ce qui nous importe vraiment.
Une fois de plus, David Graeber réussit le tour de force de faire de l’anthropologie une discipline vivante et excitante au service d’un imaginaire politique radical.»

https://www.philomag.com/livres/la-fausse-monnaie-de-nos-reves
«...trois définitions de la valeur ... Au sens sociologique, les valeurs sont nos conceptions du bien ; au sens économique, elles sont la mesure de la désirabilité des objets ; enfin, au sens linguistique, elles révèlent une différence significative entre ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. ... Les valeurs n’y apparaissent pas comme des principes fondamentaux que nous devrions défendre ; elles ne se réduisent pas non plus à des normes dont les individus devraient s’émanciper. Elles s’avèrent des réalités dynamiques, produites lorsque plusieurs puissances sociales se coordonnent et engendrent, en plus de leurs effets, une représentation de la « valeur » de ces effets. Au passage, on aura découvert que le « marché » – structure qui prétend s’arroger l’établissement des valeurs d’échange – n’a rien d’une réalité naturelle qui naîtrait de façon magique du désir de marchandises et que – plus étonnant encore – le « calcul rationnel et intéressé » n’est qu’une manière habile de convaincre les individus de passer leur vie au service de quelqu’un d’autre. ...»
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/la-theorie-de-la-valeur
«L'essai sur la théorie de la valeur de l'anthropologue et militant anarchiste américain David Graeber vient de paraître en français. Luca Paltrinieri, maître de conférence en philosophie des sciences sociales, nous explique pourquoi ce livre est important.
Avec Luca Paltrinieri maître de conférences en philosophie politique, philosophie des sciences humaines et sociales à l’Université de Rennes 1
L’anthropologue David Graeber, mort il y a deux ans, s'est penché en 2001 sur une question récurrente en sciences humaines : la théorie de la valeur. Les éditions Les Liens qui Libèrent viennent de publier ce texte en français. La fausse monnaie de nos rêves est un essai foisonnant dans lequel David Graeber revendique notamment notre capacité collective à imaginer des alternatives au monde actuel. Marie Sorbier est allée demander à Luca Paltrinieri de nous expliquer les enjeux pour notre monde contemporain de cette théorie de la valeur.
Quelles sont nos valeurs ?
On peut distinguer trois définitions de la valeur qui s'opposent au sein d'un débat permanent. Premièrement, au sens sociologique, les valeurs constituent ce qu'une communauté estime comme une morale à suivre, ce sont des croyances, des sentiments ou des formes d'attachement. Deuxièmement, au sens économique, la valeur est davantage appréhendée comme un élément de mesure qui permet de comparer des objets entre eux. Enfin, la troisième théorie de la valeur provient du structuralisme, en particulier des recherches du linguiste Ferdinand de Saussure, selon qui la valeur renvoie à l'idée de totalité : elle permet de positionner un élément dans un système.»

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