Sortir de l'histoire officielle

     


Pierre Macherey
Mots, idées, concepts, personnalités repérés : âme entité autonome, le latin sans article, se tracer un chemin par sa lecture, Descartes, reposer le statut de l'histoire de la philosophie, imagination ou idée inadéquate, ordres de lectures multiples, absence de parallélisme, terminologie de la scolastique, raisonnement en spirale, seul ouvrage qu’il ait publié, troisième genre de connaissance, synthèse pour Spinoza ou analyse pour Descartes, vraie philosophie,

Entretien avec Pierre Macherey

Introduction à l'Éthique de Spinoza

En cinq volumes aux éditions PUF
Texte en ligne archive.org/details/introduction-a-lethique-pierre-macherey
Ordre de parution des cinq volumes (indiqué dans l'avant propos du cinquième traitant de la première partie) : concernant la cinquième partie paru en 1994, la troisième en 1995, la quatrième en 1997, la deuxième aussi en 1997 et la première en 1998.
Présentation - Lire l'Éthique de Spinoza
Introduction générale placée dans le premier volume qui étudie la cinquième partie.
Page 3 « Or il n’est pas du tout certain qu’il y ait une « philosophie de Spinoza », au sens d’une théorie générale de la réalité, ou, comme on dit, d’une vision du monde tirant sa validité de sa plus ou moins grande cohérence intrinsèque, et relevant d’une mise en perspective singulière qui dépendrait en dernière instance des choix subjectifs de son auteur : du moins n’est-il pas certain que ce soit ce qu’il y aurait de plus intéressant à retirer d’une lecture de l’ Ethique. « C’est ainsi qu’on peut interpréter la fameuse formule utilisée par Spinoza dans sa lettre 76 à A. Burgh : « Je n’ai pas la présomption d’avoir inventé la meilleure philosophie, mais je sais que, moi, je comprends la vraie philosophie » (non praesumo me optimam invenisse philosophiam, sed veram me intelligere scio), que l’on peut interpréter ainsi : moi, je suis sûr de comprendre ce que c’est vraiment que la philosophie, et en conséquence j'ai la certitude que ce que je fais, c’est de la vraie philosophie, en un sens qui dépasse largement une prise de position doctrinale fermée, propre à un système limité de pensée, la « philosophie de Spinoza », qui, en lui-même, serait exclusivement vrai.»»
6 Note 1 En latin par d'article «Lorsqu'on lit l’Éthique, il faut en particulier prêter une constante attention au fait que le latin, langue sans article, ignore de ce fait la distinction entre article défini et article indéfini : substantia, cela signifie à la fois « la substance » et « une substance ». Cette particularité donne à la formule, qui a souvent été commentée, et dans des sens très différents, cette polysémie étant inscrite dès le départ dans sa lettre, habeo enim ideam veram, une profondeur de perspective qui empêche qu’on recoure, pour la rendre dans une autre langue, à une traduction univoque : signifiant littéralement « j'ai en effet idée vraie », elle peut aussi bien vouloir dire « j'ai en effet une idée vraie », que « en effet j’ai de l’idée vraie », ou encore « l’idée vraie, je l’ai en effet », sans qu’il y ait lieu de privilégier définitivement l’une de ces traductions à l’exclusion des autres, car, telle qu’elle est écrite, elle veut précisément dire tout cela à la fois.»
19 « ... la linéarité du raisonnement suivi par Spinoza dans l’Éthique n’est qu’apparente : à l’examen, il apparaît plutôt que ce raisonnement effectue une sorte de mouvement en spirale qui trace autour de son contenu spéculatif des cercles concentriques tendant tendanciellement vers une compréhension maximale de ses enjeux rationnels théoriques et pratiques. »
20 « ... la construction qu’il suggère, et qui est surajoutée au texte, n’a qu’une valeur hypothétique, et elle doit en permanence être remise en question par le lecteur, qui a lui-même à se tracer un chemin à travers le lacis des arguments entremêlés qui représente, non pas l’état d’une pensée déjà toute faite, mais une incitation à penser, c’est-à-dire un projet théorique qu’il reste encore et toujours à faire fonctionner. »
22 « ... idée de la subordination ontologique, physique et logique de la « nature naturée » (natura naturata), dans laquelle sont compris tous les effets de la puissance divine, par rapport à la « nature naturante » (natura naturans)1, c’est-à-dire la substance considérée en tant que cause, subordination qui suffit par elle-même à expliquer tout l’ordre des choses dans ses rapports intrinsèques de détermination réciproque. Note 1- Ces expressions, reprises à la terminologie de la scolastique et retravaillées ... »
23-24 L'âme, entité autonome mais ne veut pas dire pérenne après la mort « A l'intérieur de cette réalité globale, le « de Mente » découpe un secteur d’investigation plus restreint, que Spinoza désigne en se servant du terme mens, que nous choisirons ici, par pure commodité, de traduire par « âme »1. Note 1- C’est la traduction retenue par C. Appuhn, conformément à la tradition de la langue du XVIè siècle, et en particulier de la langue de Descartes (dont les Méditations métaphysiques nous sont connues dans le texte latin et dans une traduction française acceptée par l’auteur, où le terme mens est rendu par « âme »). D’autres traducteurs, comme B. Pautrat ou R. Misrahi, ont choisi au contraire de traduire mens par « esprit » (en raison du fait, en particulier, que Spinoza utilise aussi les termes anima et animus, et également pour des raisons de fond sur lesquelles il n’y a pas lieu de s'étendre ici). De fait, aucune de ces traductions n’est vraiment satisfaisante, tant est particulier l’usage que Spinoza fait de ce concept, dont il se sert pour désigner un être mental, on serait presque tenté de parler, en termes modernes, de « psychisme », en tant que celui-ci appartient à un ordre de réalité autonome : celui-ci est précisément la réalité psychique ou mentale, la « chose pensante » (res cogitans), irréductible au fonctionnement du corps, qui relève lui-même d’un tout autre genre d’être, celui qui constitue la « chose étendue » (res extensa), ces deux ordres ayant exactement le même poids de réalité et correspondant substantiellement à des formes d’existence strictement corrélatives entre elles. ... tout ce que l’âme fait, elle le fait dans l'horizon du corps, en sa présence, qui lui est absolument concomitante,...» Le corps autonome dans l'étendue (mais lié par la causalité) dépendant de la vie. A la mort tout se dilue dans l'étendue globale faisant disparaître autonomie et unité. Ne peut-on pas imaginer le même processus pour l'esprit, une âme autonome se diluant à la mort de l'individu se diluant dans l'ensemble de l'attribue esprit ?
23-24 « Par cette définition de l’âme, Spinoza résout le problème traditionnel du rapport de l’âme et du corps d’une manière complètement originale, excluant que leur « union » prenne la forme de l'ajustement extrinsèque de deux substances distinctes, entre lesquelles elle installerait les conditions d’une interaction réciproque1 : ainsi c’est de l’intérieur de leurs ordres respectifs, et non de l’extérieur, qu’âme et corps communiquent. Note 1-C’est cette conception que les commentateurs de Spinoza ont pris l'habitude de désigner en se servant du terme de « parallélisme », qui ne se trouve pas chez Spinoza»
24 «  … ce que l’âme fait, elle le fait dans l'horizon du corps, en sa présence, qui lui est absolument concomitante, puisque c’est le corps qui donne son contenu représentatif à l’idée qu’elle est : s’explique ainsi son mode de fonctionnement spontané, lié au fait que le corps est sans cesse affecté par ses rencontres avec d’autres corps qui lui sont étrangers ; ce mode de fonctionnement est l’imagination. Les idées qui se forment ordinairement dans l’âme sont ainsi « inadéquates », c’est-à-dire non à proprement parler fausses, mais « mutilées et confuses » »
« … Spinoza esquisse dans la suite du de Mente une théorie des genres de connaissance montrant comment, en suivant en premier lieu la voie des « notions communes » (notiones communes), telles qu’elle sont en particulier mises en œuvre par la connaissance mathématique, l'âme parvient à penser en se détachant des conditions immédiates de l’expérience, et en quelque sorte en se plaçant à distance de son objet qui est le corps, ce qui lui permet de développer un plein régime d’activité : alors les idées qui se forment en elle deviennent « adéquates » (adaequatae), c’est-à-dire qu’elles portent en elles-mêmes la puissance de reconnaître et d’affirmer leur propre caractère de vérité. Et suivant cette voie, l’âme peut s'élever à la connaissance parfaite, réalisée par la science intuitive, ou connaissance du troisième genre, ... »
Introduction à la première partie (dernier volume édité)
Page 1 Ordre de parution des volumes de
Introduction à l'Éthique de Spinoza
5-6 « ...un parcours sinueux (V, III, IV, II, I) qui en rompt la linéarité apparente, il s'agissait ... de lui restituer une espèce de volume, de manière à lui appliquer un travail de lecture en profondeur qui ne se contente pas de le prendre tel qu’il se donne ... et ceci parce qu’il ne suffit pas d’avoir effectué ce parcours une seule fois en entier et dans l’ordre pour être définitivement quitte à l'égard de l’ensemble des enjeux spéculatifs auxquels l’entreprise philosophique de Spinoza est attachée. Si l'Éthique obéit à un principe de composition rigoureux, qui la fait prendre appui sur une recherche initiale concernant la nature des choses (I), se tourner ensuite vers l’ordre de la réalité mentale (II), puis aborder l'étude de la vie affective (III), pour pouvoir enfin s'intéresser aux problèmes posés par la condition humaine (IV) et dégager à partir de là des voies de la libération (V), moments par lesquels elle s’oblige de passer pour réaliser son objectif éthique fondamental, la structure nécessaire que détermine ce principe, ... l'effort de compréhension qu’elle appelle de la part du lecteur ne revêt pas l'allure d’une soumission formelle et passive … il ne peut se développer qu’à travers l'intervention d’une pensée active ... qui se donne à elle-même les moyens d’accéder à l’intelligibilité globale du-texte, en s'inventant un ou des trajets à travers son épaisseur, tout-en sachant qu’aucun de ces trajets n’en épuise en totalité la teneur philosophique.
... le livre écrit par Spinoza, ... est susceptible d’être lu dans tous les sens ;.. il ne faut pas lui prêter une rigidité qu’il n’a pas …
En partant de sa fin pour arriver à son début, et en effectuant une sorte de tour de ses développements intermédiaires, on a ... épousé la circularité d’une pensée qui, en même temps qu’elle va de l’avant, ne cesse aussi de revenir sur elle-même, suivant un mouvement complexe dont une seule lecture ne saurait épuiser tout le sens. L’Éthique est par excellence un texte qu’on relit ; et on n'en maîtrise le début que si on a déjà une claire compréhension de ses objectifs finaux, qui sont d'emblée impliqués dans ses premières démarches : c’est pourquoi il est vain de chercher à la renfermer entre un commencement et une fin ponctuels délimitant définitivement une trajectoire en deçà et au-delà de laquelle il n’y aurait rien. »
16 « ...le seul ouvrage qu’il ait publié de son vivant sous son nom : les Principes de la philosophie de Descartes dont le titre complet est Renati Descartes Principiorum Philosophiae pars I et II more geometrico demonstratae per Benedictum de Spinoza, parus à Amsterdam en 16631. Note 1 Spinoza avait annexé à cette publication ses Pensées métaphysiques (Cogitata Metaphysica) où, en vis-à-vis de celles de Descartes, il avait esquissé ses propres positions philosophiques : ... »
16 Note 2 « Une lecture attentive de ces Principes de la philosophie de Descartes permettrait sans doute de reposer sur le fond les problèmes concernant le statut de l'histoire de la philosophie tels qu’ils se présentent à nous aujourd’hui. »
DE 16 à 22
« Les Principes de la philosophie de Descartes ... précédés d’un longue Préface, signée du nom de l’un de ses proches, Louis Meyer,  : ...cette Préface, ...seul texte où il se soit quelque peu expliqué sur ce point par personne interposée, est esquissée une justification philosophique du mode d'exposition géométrique, dont l'adoption répond, au point de vue de Spinoza, à des raisons ... rapport avec sa conception de la nécessité naturelle qui repose sur l'identification complète des raisons et des causes, principe qui est lui-même à la base de l’ordo philosophandi [ordre de philosopher ]. »
Analyse pour Descartes, synthèse pour Spinoza« L'explication proposée ... repose sur la distinction entre les deux points de vue de l'analyse et de la synthèse, distinction reprise à Descartes mais retournée contre celui-ci par Spinoza.
Selon Descartes, qui s’est lui-même expliqué sur ce point dans un passage des Réponses aux Secondes Objections annexées à la publication de ses Méditations métaphysiques, ... l'analyse, véritable ars inveniendi [art de la découverte], est la méthode pour trouver des vérités en allant systématiquement du connu à l'inconnu,
... la synthèse est la méthode d’exposition formelle qui permet, une fois ces vérités trouvées, de les présenter sous une forme démonstrative, en allant du connu au connu : [ Grande ambition qui me paraît irréaliste, il y a un espace infranchissable entre Dieu et éventuellement les causes qui nous ont amenés à l'asservissement actuel que l'on peut évaluer à celui du moment des productions d’artefacts pour la chasse et les récoltes.]
... il doit y avoir préséance de l’analyse, selon laquelle sont effectivement rédigées les Méditations métaphysiques,
par rapport à la synthèse, exposition géométrisée de contenus ... cette forme d'exposition synthétique ne peut avoir qu’une valeur complémentaire d'illustration ou d'application répondant principalement à des fins pédagogiques d'instruction ou de transmission de savoir; en conséquence, si cette forme d'exposition synthétique a la capacité de forcer la conviction par la puissance de la preuve, elle paraît entachée corrélativement d’une certaine stérilité.
...dans la perspective qui est celle de Spinoza, les deux-méthodes se distinguent ... la synthèse, procède de la connaissance des causes à celle de leurs effets, ... sorte de calque correspondant à la manière dont les choses sont effectivement produites,
la seconde, ... connaissance des effets à celle de leurs causes en remontant le mouvement ..., en offre au contraire une image inversée, et par là même déformée. Or ordo philosophandi tel que Spinoza le conçoit, et qui est une autre façon de désigner la connaissance de Dieu, est précisément censé reproduire mentalement, c’est-à-dire idéellement, à l'identique l’ordre selon lequel les choses sont et se font effectivement, à partir de Dieu et en Dieu: c'est ce que signifie la doctrine de la causa seu ratio de laquelle se dégage la conception d’une logique qui est simultanément logique du pensé et logique du réel 1.
[Note 1 ... rapprochement ... entre les positions philosophiques de Spinoza et celles de Hegel. Mais ... Hegel, ...n'y a vu qu’une manifestation de formalisme, a porté une condamnation radicale contre le mode synthétique d’exposition géométrique que Spinoza a tenté d'introduire en philosophie, auquel il a opposé un mode d'exposition génétique qui,...pourrait s’apparenter à une analyse.]
...Spinoza est conduit à affirmer contre Descartes la primauté de la synthèse par rapport à l'analyse, ... loin d’être stérile, la synthèse est ... porteuse d’une puissance rationnelle qui exprime ... la productivité du réel, chargeant ainsi les idées et les choses d’une identique force dont le principe de base se trouve dans la nature prise absolument, c’est-à-dire en Dieu même.
... la conséquence suivante : par ordre géométrique, aussi bien dans les Principes de la philosophie de Descartes que dans l'Éthique, il faut d’abord entendre l’ordre synthétique au sens de la forme de discours ...c’est-à-dire la progression nécessaire, est agencée sur le modèle ... se déroule le processus causal, et reproduit tel qu’il est en lui-même l’ordre du réel, ... les choses telles qu'elles sont et telles qu’elles se font, suivant le mouvement rationnel conduisant des causes aux effets et non l’inverse.
conception spinoziste de la pensée, ...simultanément ontologique et logique, ...affirmer la capacité pour l’intellect ou entendement (intellectus) de «comprendre» (intelligere) la nature des choses selon sa nécessité intrinsèque,
à l'opposé donc d'une conception artificialiste de la rationalité ... une reconstitution ou une reconstruction de la réalité, ... qui, en transposant cette réalité sur un plan abstrait d'idéalité, en élabore des représentations plus ou moins conformes, mais est empêchée de la faire apparaître mentalement ou idéellement telle qu’elle est dans sa réelle présence, donc ...de la «présenter »1. [Note 1 Ce point est ... développé dans la deuxième partie de l'Éthique, où est exposée une théorie de la connaissance rationnelle qui ôte à celle-ci tout caractère représentatif ou représentationnel Au point de vue de Spinoza, il y a une intelligibilité intrinsèque du réel, qui est accessible à la raison : la connaissance ne donne pas une image plus ou moins conforme de la réalité, mais elle exprime la réalité elle-même telle que celle-ci se produit selon ses propres rapports de nécessité. Tel est l’enjeu fondamental de la proposition 7 du de Mente, selon laquelle «ordre et enchaînement d'idées et ordre et enchaînement de choses, c'est la même chose» (ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum). Cette thèse radicale commande la position philosophique de Spinoza qui, en son absence, devient incompréhensible :
nul n’est bien sûr obligé d’en admettre le bien-fondé ; mais il est clair qu’en la refusant on se place définitivement à l'extérieur de ... la philosophie de Spinoza...]
L'ordre géométrique ... est ... tout sauf un artifice formel de présentation qui viendrait se greffer sur un contenu doctrinal ... il ne peut être séparé, comme une enveloppe ou un habillage plus ou moins factice, du noyau rationnel de la conception philosophique dont il constitue au contraire l'expression adéquate, c'est-à-dire nécessaire.
... la valeur de légitimation assignée à la démonstration, ... mentionnée dans le texte de l'Éthique par le -rappel lancinant de la formule QED (quod erat demonstrandum, «ce qu’il fallait démontrer, CQFD »), ne doit pas être prise dans le sens que lui assignent traditionnellement les théories de la connaissance : celles-ci, en posant les idées et les choses comme rigoureusement extérieures les unes aux autres, font en effet de la preuve une validation extrinsèque et non une détermination intrinsèque du vrai en tant que celui-ci est inséparable de la présence effective de l’idée vraie.
...exposer géométriquement sa conception de la nature des choses, Spinoza ne cherche ... à construire un arsenal de preuves ... , ... une éthique libératoire ayant comme principale vocation d'effectuer « l'épuration de l’intellect » (intellectus emendatio) en supprimant les écrans imaginaires qui l’empêchent de saisir le réel ... »


Autres livres :
Le sujet des normes - Échanges en 2014
Éditions Amsterdam
«Vous venez de publier un livre sur "Le sujet des normes". Et dans cette tentative, il ne sera pas question de parler des normes de manière Platonicienne comme si elles étaient des régulations Intelligibles. Mais, en même temps, on n'est pas davantage dans l'opinion lorsqu'il s'agit de normes. Peut-on en rester du coup à une éthique qui ne trouve aucune règle extérieure aux cas pour lesquels faire valoir une vérité ? N'y a-t-il plus de loi ? Sommes-nous désormais perdus ?
Les lois sont toujours là: ce qui s'est perdu, c'est la croyance en leur légalité, c'est-à-dire en leur objectivité. A mon point de vue, s'est substituée à cette croyance disparue une forme de persuasion insidieuse, que j'appelle "infra-idéologie", et qui s'adresse à ceux qu'Althusser appelait des "toujours-déjà-sujets". C'est une mutation historique radicale, dont nous vivons au jour le jour les retombées, qui sont tout sauf réjouissantes.
On ne peut pas seulement dire que c'est l'Etat qui perd la chose en soi de la loi. C'est l'Etat qui lui-même se perd  -soit dans une gouvernance qui procède aux coups de sondage soit par des décisions qui ont simplement pour elles le sérieux de l'intention. La normativité se place-t-elle en-dehors de cette impasse ? C'est quoi précisément une norme ? Relève-t-elle d'une autre stratégie? d'un autre Sujet ?
Je suis de plus en plus convaincu que le dépérissement de l'Etat est entré dans une phase avancée. Maintenant, l'essentiel se passe ailleurs, selon mon hypothèse qui n'est bien sûr qu'une hypothèse de travail, sur le plan des normes, qui est davantage économico-idéologique ou idéologico-économique que politique: le changement effectué par le moyen des normes a consisté précisément dans la fusion inattendue de l'économie et de l'idéologie, d'où est sortie une forme toute nouvelle de pouvoir (la "gouvernementalité" dirait un foucaldien).
... »


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