Sortir de l'histoire officielle

    


Dan Spencer

Mots, idées, concepts, personnalités repérés : raison, symbolisme

Extraits du philosophie-magazine 156 février 2022

«... les travaux de ce spécialiste de psychologie cognitive se révèlent salutaires à l’heure où les infox et les théories du complot se propagent de manière virale sur les réseaux sociaux. Avec son dernier livre L’Énigme de la raison, Dan Sperber propose une définition révolutionnaire de notre fonctionnement mental, qui va jusqu’à remettre en cause les notions de crédulité et de biais cognitifs.»

Page 68 Pouvoir de prédiction absent «Je reste attiré par l’idée d’un « socialisme scientifique », d’une action fondée sur la science pour rendre nos sociétés plus justes, mais j’ai découvert les limites des sciences sociales, en particulier leur quasi-absence de pouvoir de prédiction.»
Symbolisme «... en Éthiopie, chez les Dorzé, une population du sud du pays ... Quand je posais aux Dorzé des questions sur leurs rituels et sur le sens des symboles qu’ils y déployaient, ils me répondaient : « Nous agissons comme nos pères, comme nos ancêtres. » C’était frustrant ! Puis, une nuit, j’ai fait un rêve où je me disais : « Tu ne fais pas attention à ce qu’ils te disent, écoute-les mieux. » J’en ai tiré mon premier livre sur le symbolisme. La principale raison d’accomplir un rituel, c’est qu’on a toujours fait comme ça.
... l’effet des symboles, il est de focaliser l’attention et d’évoquer un éventail ouvert d’interprétations possibles. L’absence de sens défini rend les symboles à la fois « bons à penser » et bons à partager.»
69 à 71 La raison un produit de l’évolution parmi d’autres. Parfois, elle exacerbe même nos divergences. «Depuis Aristote, la raison est définie comme un pouvoir supérieur qui distingue les humains des autres animaux et leur confère la science, la sagesse, la capacité de vivre ensemble en harmonie. Un pouvoir que les humains détiendraient des dieux ou de Dieu. Mais après Darwin et la découverte de la sélection naturelle, la notion d’un tel superpou­voir d’origine divine n’est plus crédible. La raison est un produit de l’évolution parmi d’autres. Mais c’est aussi une énigme, à double titre. D’une part, si la raison est si avantageuse et d’un usage si général, pourquoi n’a-t-elle évolué que parmi une seule espèce ? D’autre part, qu’est-ce que c’est que cette adaptation si mal adaptée à sa tâche ? La psychologie contemporaine l’a montré : les humains commettent systématiquement des fautes grossières dans des tâches de raisonnement rudimentaires. Vous me direz : elle n’est pas à la hauteur de la tâche qui lui incombe. Aucune adaptation biologique n’est parfaite, mais l’idée d’une adaptation biologique produit de l’évolution qui s’écarterait de l’accomplissement de sa fonction n’a guère de sens. La sélection corrige ou élimine de telles ébauches ratées. Dernière observation : si la raison était vraiment cette faculté qui nous permet de nous approcher de la vérité, elle devrait entraîner une convergence des esprits. Or la raison, dont nous sommes tous dotés, ne nous empêche pas de diverger radicalement. Parfois, elle exacerbe même nos divergences.
... quand vous donnez aux gens le temps et la possibilité de raisonner, ils se plantent autant, si ce n’est plus, que quand ils se fondent sur leurs premières intuitions. Dans une célèbre étude, la chercheuse en sciences cognitives Ruth Byrne a montré que le syllogisme le plus simple, le « modus ponens » basé sur l’affirmation de l’antécédent (si P…), pouvait nous induire en erreur. Partons de la prémisse majeure suivante : « Si Marie a un devoir à rendre, alors elle restera à la bibliothèque. » Ajoutons la mineure suivante : « Marie a un devoir à rendre. » Personne n’a de mal à conclure : « Marie restera à la bibliothèque. » Mais Byrne a reformulé le problème. Première prémisse majeure : « Si Marie a un devoir à rendre, alors elle restera à la bibliothèque. » Deuxième prémisse majeure : « Si la bibliothèque reste ouverte, alors Marie restera tard à la bibliothèque. » Enfin, prémisse mineure : « Elle a un devoir à rendre. » D’un point de vue logique, la deuxième prémisse majeure ne devrait rien changer. Et si les participants étaient logiques, ils devraient tirer la même conclusion dans les deux cas. Et pourtant, seuls 38 % le font. Sans doute parce qu’ils ne veulent pas en rester à la lettre des instructions données et veulent tenir compte de la possibilité évoquée dans la seconde prémisse que la bibliothèque soit fermée… ce qui n’est pas irrationnel mais témoigne d’un souci autre que celui de la pure logique. Contrairement à ce que suggère la thèse de Kahneman, le raisonnement « système 2 » est, autant que l’intuition, une source d’erreurs – et même d’erreurs systématiques. En fait, le raisonnement solitaire sert le plus souvent à rationaliser nos intuitions initiales. Si elles sont justes, tout va bien. Si elles sont fausses, le raisonnement les perpétue.»
70 Raison et inférences «Tous les êtres vivants animés font des inférences. Un chien, lorsqu’il sent l’odeur d’un rôti, en infère, comme son maître, que le repas se prépare. Lorsque j’entends la voix triste d’un ami au téléphone, j’en infère qu’il a des soucis. Les philosophes ont souvent rendu compte de nos inférences en prenant le modèle du syllogisme aristotélicien. Mais, dans la plupart de nos inférences, on n’a pas besoin d’en passer par un raisonnement logique à partir d’une prémisse du type « si… alors… ». On a un mécanisme spécialisé et autonome, un module inconscient, qui réalise de telles inférences en exploitant, par exemple, le lien régulier entre telle intonation de la voix et telle émotion, sans avoir à utiliser une représentation de ce lien comme prémisse.
... Les humains sont sans doute les seuls à faire aussi des inférences « métareprésentationelles ». Pour eux, le monde n’est pas seulement peuplé d’arbres, de chemins, de nourritures… Il comprend également des représentations mentales ou verbales de ces choses, et des représentations de ces représentations, comme la citation d’un énoncé. Si je sais que vous avez soif et que vous vous dirigez vers le réfrigérateur, j’en infère que vous pensez qu’il y a à boire dans le frigo. Je vous attribue une représentation mentale à partir de votre comportement. Même pour faire ces inférences-là qui portent sur des représentations, les humains n’ont pas besoin de réfléchir ou de raisonner pas à pas. Quand je dis : « Peux-tu me passer le sel ? », mon interlocuteur pourrait logiquement penser que je l’interroge sur la capacité qu’il a de me passer la salière et me répondre : « Oui, je peux », sans rien faire. Or il infère spontanément ce que je veux dire à partir du sens bien différent de la phrase que j’ai énoncée. Autrement dit, il infère une représentation mentale à partir d’une représentation linguistique dont le sens est pourtant différent.
... Quand on fait des inférences métareprésentationnelles… sur des raisons, justement. Si je vous demande si vous voulez un café et que vous me répondez : « Non, il est trop tard, cela m’empêcherait de dormir », vous me donnez une raison pour justifier votre refus. Je reconnais intuitivement la légitimité de votre raison en métareprésentant le lien entre l’idée générale que le café empêche de dormir et la conclusion pratique que vous en tirez. Une telle évaluation est un usage ordinaire de la raison. Notre thèse centrale, avec Hugo Mercier, est que la raison est essentiellement un instrument d’interaction sociale : elle sert à justifier aux yeux des autres nos opinions ou nos décisions, à les convaincre et à évaluer les raisons qu’ils nous donnent pour se justifier ou nous convaincre. C’est dans l’interaction avec autrui, quand il s’agit de se justifier ou de convaincre, que nous avons besoin de recourir à la raison. Là, on ne peut plus se contenter de faire ce qu’on fait le plus souvent dans son for intérieur : croire ou décider de façon intuitive. Si les autres ne font pas d’emblée confiance à ce que nous disons et à ce que nous faisons, il nous reste un moyen de les persuader : leur donner des raisons qu’ils peuvent évaluer eux-mêmes. La raison sert là où la confiance ne suffit pas. Pour que les raisons que nous donnons jouent ce rôle, elles doivent être intuitivement convaincantes. C’est quand nous nous rendons compte que nous n’avons pas de raisons convaincantes à donner à autrui, ou quand nous nous rendons compte que leurs réserves sont fondées sur des raisons intuitivement convaincantes, que nous pouvons être amenés à revoir nos opinions ou nos décisions.»

Haut de page   Page en amont

Des visites régulières de ces pages mais peu de commentaires.
Y avez-vous trouvé ou proposez-vous de l'information, des idées de lectures, de recherches ... ?
Y avez-vous trouvé des erreurs historiques, des fautes d'orthographes, d'accords ... ?
Ce site n'est pas un blog, vous ne pouvez pas laisser de commentaires alors envoyez un mail par cette adresse robertsamuli@orange.fr
Au plaisir de vous lire.