Sortir de l'histoire officielle

    


Films sur la Shoah

Shoah de Claude Lanzmann

La Zone d'intérêt" de Jonathan Glazer



Shoah de Claude Lanzmann
«Longue méditation douloureuse sur la singularité des crimes nazis et la douleur de l'Homme survivant, le film prend le parti de n'utiliser aucune image d'archives. Seuls des témoignages de rescapés, de contemporains ou d'assassins sont montrés. Quelques séquences ont été rejouées ou préparées (ainsi le récit poignant d'un coiffeur, Abraham Bomba), mais la plupart ont été tournées en caméra directe, traduites à la volée par l'un ou l'une des protagonistes.
D'une durée de près de 10 heures, le film est construit en quatre volets : la campagne d'extermination par camions à gaz à Chełmno ; les camps de la mort de Treblinka et d'Auschwitz-Birkenau ; et le processus d'élimination du ghetto de Varsovie.
Le volet consacré à Chełmno met en avant les témoignages de Simon Srebnik, détenu sauvé par sa voix mélodieuse et que les nazis faisaient chanter à la demande ; de Mordechaï Podchlebnik, détenu évadé ; de Franz Schalling, un soldat SS ; de Walter Stier, un bureaucrate nazi qui décrit le fonctionnement des chemins de fer (il insiste pour dire qu'il était trop occupé à gérer le trafic ferroviaire pour remarquer que ses trains transportaient des Juifs à la mort).
Le volet consacré à Treblinka met en avant les témoignages d'Abraham Bomba, détenu et coiffeur, de Richard Glazar, détenu appartenant au commando de travail et qui survécut à la révolte du camp, d'Henryk Gawkowski, polonais conducteur de locomotives pour qui seule la vodka permettait de supporter son travail, et de Franz Suchomel, un Unterscharführer SS qui a travaillé dans le camp. Il détaille longuement le fonctionnement concentrationnaire et criminel de la chambre à gaz du camp. Jusque-là stoïque, Bomba s'écroule en se remémorant la scène d'un codétenu obligé de raser sa femme et sa sœur, à l'orée de la mort, sans pouvoir leur venir en aide. De son côté, Suchomel affirme qu'il ne savait rien de l'extermination, jusqu'à son arrivée à Treblinka.
Les témoignages sur Auschwitz sont fournis par Rudolf Vrba, l'un des rares détenus à avoir réussi à s'évader du camp, et par Filip Müller, détenu qui a travaillé dans l'un des fours crématoires (bouleversé par le souvenir, il se souvient du chant des prisonniers dans la chambre à gaz). Certains villageois des alentours sont interrogés, qui n'ont pas de peine à avouer qu'ils savaient.
Le ghetto de Varsovie est décrit par Jan Karski, qui travaillait pour le gouvernement polonais en exil et qui tenta sans succès de convaincre les gouvernements alliés d'intervenir pour mettre fin à la barbarie exterminatrice, et par Franz Grassler (de), adjoint du commissaire nazi du Ghetto, ainsi que de survivants juifs de l'insurrection du ghetto de Varsovie.
Des entrevues avec Raul Hilberg, historien, ponctuent le film.»
«Sur les ruses employées pour filmer, Claude Lanzmann explique :
« j'ai tourné effectivement avec cinq autres (nazis), qui n'apparaissent pas dans le film pour des raisons d'architecture et de construction. »
« J’ai piégé beaucoup de monde, à commencer par la bureaucratie communiste polonaise pour obtenir la possibilité de tourner librement en Pologne. J’ai piégé des nazis, j’ai eu un faux nom, des faux papiers, et je n’ai reculé devant rien pour percer la muraille d’ignorance et de silence qui enfermait alors la Shoah. »»
Les trains de la morts étaient gérés comme les autres trains mais ils revenaient vides.
Les juifs payaient leur « voyage » par le vol de leurs biens. Il n’y avait pas de budget pour la destruction. Ils avaient un tarif de groupe, les moins de quatre ans ne payaient pas.
La compagnie des chemins de fer allemand crédit.
Les convois étaient gérés par une agence de voyage centrale, dans le planning côtoyaient les trains de touristes ou de retour de soldats en permission. Les voyages étaient payés au départ dans la monnaie du pays, les drachmes par exemple pour la Grèce, et la compagnie demandaient des marks.


La Zone d'intérêt" de Jonathan Glazer
Vu par Tal Bruttmann qui est historien, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle.
Échanges sur France Culture

« La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, couronné par le Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2023, montre la vie quotidienne de la famille du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, installée dans une villa cossue qui jouxte le camp d'extermination d'Auschwitz. Höss, sa femme et ses enfants vaquent à leurs occupations, indifférents à ce qui se déroule juste de l'autre côté du mur. Le film sort en France mercredi 31 janvier.
De l'intérieur du camp, le film ne montre aucune image. La réalité nous parvient à travers les sons, les cris, l'aboiement des chiens, les cheminées qui fument sans interruption. Peut-on raconter le génocide sans en montrer une seule image ? Est-ce que La Zone d'intérêt donne des clés de compréhension de cet épisode de l'histoire ? Quel impact ce film peut-il avoir aujourd'hui sur les spectateurs ?
Spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle, l'historien Tal Bruttmann est l'auteur notamment de La Logique des bourreaux (Hachette, 2003). Il a publié en janvier 2023, aux éditions du Seuil, Un album d'Auschwitz, comment les nazis ont photographié leurs crimes, un ouvrage dans lequel, avec Stefan Hördler et Christoph Kretzmüller, il analyse les photographies prises par les SS désireux de documenter leur travail, et de montrer à leur hiérarchie la "bonne mise en œuvre" du plan de déportation et d'extermination des juifs de Hongrie entre mai et juin 1944. Il confie à franceinfo Culture son sentiment et ses réflexions sur le film de Jonathan Glazer.
Franceinfo Culture : Qu’avez-vous ressenti en voyant le film ?
Tal Bruttmann : Je n’ai pas eu d'impression particulière. Je suis historien, et c’est mon sujet d’étude, donc je n’ai pas le même regard que la plupart des gens sur ce type de film. Mais je trouve que c'est un bon film, vraiment intéressant. En tant que spectateur, je ne me suis absolument pas ennuyé, alors qu'il est relativement long. Et j'ai trouvé que le propos se tenait. Donc je l'ai également trouvé intéressant en tant qu'historien.
Mais c’est dérangeant quand même ? Par moments, on a la nausée, non ?
C’est normal que ce soit dérangeant pour les spectateurs. Je pense que susciter ce malaise, c'est l’objectif du film. Que les spectateurs éprouvent du dégoût, c’est plutôt rassurant. Si moi-même, je n'ai pas de nausée, c'est à peu près normal puisque c'est mon sujet d'étude. Si j'avais la nausée chaque fois que je suis en présence de nazis, ce serait comme un chirurgien qui ne supporte pas la vue du sang. Il faudrait que je change de métier. Est-ce que c'est dérangeant ? Oui, puisqu'on se retrouve à la table des nazis. Donc, si vous n'êtes pas nazi vous-même, forcément, vous allez être mal à l'aise.
Vous êtes un spécialiste de l'image, vous avez notamment publié une analyse de "Un album d'Auschwitz", pensez-vous que l'on peut raconter le génocide sans en montrer une seule image ?
Je ne suis pas d’accord avec vous. Il y a plein d'images dans ce film. Dans Un album d'Auschwitz, sur lequel j'ai travaillé, il n’y a pas d'image non plus, si on va par là. Je comprends ce que vous voulez dire quand vous dites qu’il n'y a pas d'images. C’est vrai qu’on ne voit pas les victimes. Dans Un album d'Auschwitz, même si on voit les victimes, on ne voit pas leur sort.
L'album que nous avons étudié, justement, ne montre pas tout, tant s'en faut. Et le film de Jonathan Glazer est dans la même logique. Sauf que là, c'est un choix assumé, non pas par des SS, mais par un réalisateur qui a réfléchi à un projet très particulier, dans lequel il montre uniquement le côté des SS et pas celui des victimes, à dessein. Donc non, pour moi, ça ne pose pas de problème ni de questionnement particulier de ne pas "voir les images", parce que dans ce film, toute l'horreur est montrée sans la montrer, ce qui est plutôt intelligent.
Le film est construit en grande partie sur le hors-champ et sur les sous-entendus, que pensez-vous de cette mise en scène, de ce parti pris narratif ?
Plutôt que des sous-entendus, je dirais plutôt que c'est de "l'aseptisé". Mais en même temps, quand les femmes des nazis choisissent les tenues volées aux déportées, par exemple, ce n'est pas sous-entendu. Les choses ne sont pas dites explicitement, mais c'est là.
Personne ne peut imaginer que quiconque verrait ce film pourrait ignorer de quoi il retourne. D'abord, il y a le four crématoire, qui est là en permanence. Et on entend les cris des prisonniers, les hurlements, les chiens qui aboient. Il y a un travail sur le son et l'image qui joue sur ce qui n'est pas visible. Pas visible, mais en même temps, que l'on voit. On voit le camp, on voit la cheminée, et puis il y a cette scène de la rivière où Höss fait sortir de l'eau en urgence ses enfants parce qu'il y a des ossements et des cendres dans l'eau. C'est tout ce qu'il reste une fois que les gens ont été tués. Donc on ne voit pas directement l'horreur, mais l'horreur est présente.
Quel impact ce film peut-il avoir sur les spectateurs ?
On a vu une flopée de films sur le sujet, qui ont fait date. Et pourtant, cela n'empêche pas le resurgissement de l’antisémitisme, que l’on peut constater depuis quelques mois, ou la perte de perspective sur la Shoah, surtout aux États-Unis. De nombreuses enquêtes ont révélé que pour les étudiants, la Shoah ne signifie pas grand-chose. Cela tend à montrer que l'impact du cinéma reste limité, qu’il est un vœu pieux, et qu’il ne faut pas trop s'y investir au sens intellectuel du terme. Et en plus, La Zone d'intérêt n’est pas un film grand public. Par combien de personnes le documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, qui est un chef-d’œuvre, a-t-il été vu ? Quelques dizaines de milliers, pas plus. Donc, il y a l'impact intellectuel, c'est une chose, et l'impact auprès du grand public, c'est autre chose.
Holocauste, la série américaine qui a été diffusée en 1978, a été vue par un Américain sur deux, ce qui est colossal. Est-ce que cela a pour autant changé les choses en matière de compréhension ou de connaissance de l'événement ? Sur l'instant oui, mais au bout de quelques années, l'impact disparaît. Donc là, ça va être la même chose, à plus forte raison qu'il s'agit d'un film de cinéma, autrement dit d'une œuvre pour laquelle il faut se déplacer pour la voir. Donc, ça peut toucher les gens, mais la question est de savoir combien de personnes vont aller le voir.
Est-ce que le film donne des clés de compréhension de cet épisode de l'histoire ?
Je suis toujours assez réticent quand on est face à une œuvre de fiction, puisque c’est une fiction, de la considérer comme importante en termes de connaissance. Cela n’enlève rien à la qualité de l'œuvre. Pour moi, l'un des meilleurs films sur la Shoah, c'est X-Men de Bryan Singer (2000) ou Starship Troopers de Paul Verhoeven (1998). Ce sont des films excellents, mais est-ce qu'on peut juger pour autant que ces films apportent quelque chose à la connaissance ? C’est assez problématique. Dans le cas de La Zone d’intérêt, c'est l'adaptation d'un roman qui est déjà une fiction de Martin Amis, retravaillée par les scénaristes du film avec Glazer. Donc, c'est une œuvre de fiction, et quand je dis "fiction", ce n’est absolument pas péjoratif. C'est une représentation de cette histoire, qui imagine le point de vue du chef des bourreaux, en l'occurrence Rudolf Höss. Mais on ne peut pas l'utiliser comme un élément du réel. Autrement dit, ce n’est pas en voyant ce film que vous pouvez dire, voilà comment était Rudolf Höss. Vous voyez des dégénérés de nazis, parce que ce sont des dégénérés, qu'il s'agisse de lui, de sa femme, du fils, qui sont tous fracassés du bulbe. Ça, c'est clair et ça, c'est assez proche de ce qu’étaient les nazis. Mais le film ne prétend pas être une étude du réel, ce n’est pas un documentaire, ce n’est pas une œuvre qui se revendique comme telle, et c'est très bien comme ça.
Pourtant le film est inspiré par la vie de gens qui ont vraiment existé ?
Oui, bien sûr. On ne peut pas dire que le film ne s’inspire pas du réel, c’est réel. La villa a vraiment existé là où elle est placée dans le film, Auschwitz a vraiment existé, il y avait vraiment un commandant, donc tout ça, c'est réel. Mais au-delà de ça, le comportement de l'individu, enfin des individus, cela relève d'une fiction, au sens où c'est une interprétation qui est donnée par les auteurs, par les scénaristes et par Glazer. Mais le film est hyperintéressant parce qu’il nous plonge dans ce qu’aurait été la psyché de ces gens-là. J’insiste sur le conditionnel, parce que le film est une représentation de ce conditionnel. Le film ne prétend pas se fonder sur une quelconque étude qui aurait été faite sur Höss et sur sa famille. Même si tout est crédible, cela n'en est pas pour autant la réalité, au sens premier du terme. C'est une œuvre de fiction, qui représente des événements réels avec des personnages réels, mais qui nous montre le point de vue d'un auteur, voire de trois auteurs : Martin Amis, les scénaristes et Jonathan Glazer.
Il y a aussi des choses que l’on comprend juste dans le jeu des acteurs, notamment celui de Sandra Hüller, extraordinaire, qui incarne la femme de Höss, et qui jusque dans son corps montre la brutalité, et la manière dont le nazisme et les camps d’extermination ont permis à certaines personnes de s’élever socialement…
Oui, tout à fait. Le film touche du doigt un certain nombre de réalités. Mais si je vous parle en tant qu’historien, est-ce que je peux vous dire que ce film correspond à la réalité ? Non, c’est une fiction, même si cette fiction résonne avec de nombreux éléments du réel.
La Zone d'intérêt est par exemple beaucoup plus éloigné de la réalité que La Liste de Schindler, qui parle de faits réels, et qui essaie de les suivre même s‘il y a du romanesque. Alors que là, avec La Zone d’intérêt, on a vraiment affaire à une fictionnalisation du réel, encore une fois, qui part d’éléments concrets, Auschwitz, le commandant du camp, sa famille, la villa où ils habitent, la carrière de Höss quand il est rappelé à Berlin et qu’il revient ensuite pour appliquer le plan d'extermination des juifs hongrois... Mais en même temps, chaque scène, elle, correspond à des projections, parce que cela ne se fonde pas sur une étude. Avec Starship Troopers, le principe était de vous faire adhérer à des gens qui sont des nazis, mais vous ne vous en rendiez compte qu'à la fin. C'est de la science-fiction pure et dure, mais avec un énorme sous-texte. Verhoeven prend le parti de vous faire adhérer à un système qu'il dénonce à la fin pour vous montrer à quel point on peut être piégé. Alors que Glazer nous dit d'emblée : bienvenue chez les nazis. C'est annoncé cash, et évidemment, c'est dérangeant. Et c'est bien que ce soit dérangeant. Et tout le boulot qui est fait sur le son et l'image est vraiment intéressant et convaincant.
Dans quelle mesure la fiction peut-elle nous éclairer sur le réel, et l'histoire ?
Si on parle des œuvres de fiction en histoire, c’est une autre manière d’aborder l’histoire, qui laisse plus de liberté aux auteurs. Par exemple, X-Men ou Starship Troopers, ce sont des films de science-fiction, mais je trouve qu'ils nous en disent beaucoup sur l'histoire, justement parce qu'ils donnent l'impression que ça ne traite pas du sujet alors qu'on est en plein dedans. Donc moi, je n'ai aucun problème avec les œuvres de fiction qui traitent de l'histoire, et en l'occurrence, de cette histoire-là. Le cœur du problème, c'est de considérer que ce film dit le vrai. Si quelqu'un vous dit que Starship Troopers dit le vrai, vous allez trouver ça stupide. La Zone d'intérêt ne dit pas plus le vrai que Starship Troopers.
Cela ne signifie pas que c'est péjoratif pour la fiction, mais cela ne parle pas du même endroit. C'est comme tous les débats qui ont eu lieu au moment de la sortie du film Napoléon, toutes ces polémiques sur la crédibilité de telle ou telle scène n'ont pas lieu d'être. Tant que le réalisateur et les scénaristes respectent le sujet, et qu'ils respectent à peu près le fil des événements, pour moi, il n'y a pas de problème. Dans La Zone d'intérêt, il y a de nombreuses scènes imaginaires, comme celle où Höss se déplace dans des passages secrets pour aller rejoindre sa maîtresse. C'est de la fiction. Est-ce que ça gêne la narration ? Non, ça apporte un élément supplémentaire de compréhension du personnage. Ça le montre dans toute sa "saloperie", mais ce n'est pas le vrai.
Autrement dit, ce film n'est pas le réel, mais il éclaire le réel ?
Exactement, ce film imagine ce qu'a pu être un bourreau de cette envergure-là, et c'est ce qui est intéressant puisque ça nous fait plonger dans sa psyché, dans celle de sa famille, donc cela amène beaucoup de choses. Et dans la réalisation, le parti pris du hors-champ, cela montre la manière dont eux regardent le réel à travers leur propre prisme. Ce qui se déroule de l'autre côté de la villa ne les intéresse pas.
Comme si cela n'existait pas ?
Ce n'est pas tant que ça n'existe pas que ça ne les concerne pas. Ces gens de l'autre côté du mur existent, mais ils s'en foutent. Les gens qui sont de l'autre côté du mur sont ceux qu'ils méprisent, ceux qu'ils détestent. Cela nous montre comment des nazis pensent, leur fonctionnement, et je trouve que c'est assez juste. Donc, on touche une certaine réalité, une réalité potentielle, en recourant à la fiction.
Est-ce que l'on peut comprendre ce film sans connaître l'histoire, et sans avoir vu des images des camps ?
Dans le film de Jonathan Glazer, on ne voit jamais le site, donc voir le film ne permet pas de le connaître. Le film fait des entorses à la réalité dans la temporalité. L'action se déroule de 1943 jusqu'à mai 1944, quand débute la déportation des juifs de Hongrie. Or, le crématoire qui est face à la villa n'a fonctionné que de septembre 1941 à la fin du printemps 1942, donc seulement les six premiers mois. Ensuite, les assassinats se sont déroulés à 3 kilomètres de là, à Birkenau, qui n'a plus rien à voir avec Auschwitz et cela a duré beaucoup plus longtemps à Birkenau, avec beaucoup plus de morts. Or, cet ailleurs ne figure pas dans le film, ni au premier, ni au deuxième, ni même au troisième plan. Autrement dit, on rentre dans la fictionnalisation. Il y a plein de choses qui relèvent de la fiction pour les besoins de la narration. Et ceci en est un bon exemple. On a tout concentré dans un endroit parce que c'est plus frappant et efficace d'appliquer la règle de l'unité de lieu, d'action et de temps.
Donc, si je vous fais une réponse d'historien, je vous dis que le film n'a aucun rapport avec la réalité. Mais c'est une fiction qui permet de montrer beaucoup de choses, mais pas le réel, en tout cas pas le vrai de la réalité. Parce que le vrai de la fiction, c'est de la fiction. Donc voilà, c'est tout le problème. Un film de fiction dit-il le réel ? La réponse est non. Est-ce qu'il permet de comprendre des choses qui ont trait au réel ? La réponse est oui. Est-ce que c'est un film qui traite bien du sujet ? Concernant La Zone d'intérêt, la réponse est oui. C'est un film qui traite même très bien du sujet.
Ce film pose la question de la représentation de l'indicible, de l'irreprésentable. Que pensez-vous de la manière dont le réalisateur s'est emparé de ce sujet, en laissant la réalité de l'autre côté du mur, en ne la montrant pas frontalement ?
Alors là, c'est vraiment des débats franco-français. Il y a plein de films et de séries aux États-Unis qui ont montré l'"immontrable". Et nombre de ces films ne sont jamais sortis en France. Il y a un film avec Harvey Keitel qui s'appelle The Grey Zone par exemple, qui est sorti il y a une vingtaine d'années, avant Le  Fils de Saul, et qui montre ce qui se déroule à l'intérieur des chambres à gaz. Le film n'est jamais sorti en France. Il y a une série avec Robert Mitchum, diffusée aux États-Unis au début des années 1980, qui s'appelle Winds of War, qui montre aussi les chambres à gaz, la crémation des corps. Cette série n'a jamais été diffusée en France non plus. Je ne juge pas de la qualité de ces œuvres, mais ce sont des productions avec de gros moyens et des têtes d'affiche, des acteurs de premier plan, et que l'on a pourtant jamais vus en France. Donc cette idée de l'immontrable est bien une perspective franco-française. Cela montre la manière dont on perçoit les choses, et tous les enjeux qu'il y a dans notre société sur ce sujet. Bon, mais là, le film de Glazer est distribué en France, et c'est un film que je trouve intéressant, et intelligent. »

Pierre Boyer https://www.facebook.com/jeanyves.pranchere/posts/pfbid ...
«Je vois comme un symptôme inquiétant des progrès du confusionnisme le succès rencontré sur FB par un entretien assez sidérant de Chapoutot à propos du film de Glazer. Chapoutot y radicalise sa thèse, excellemment démontée par Thibault Le Texier — voir https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et... —, d'un lien entre nazisme et idéologie managériale, au point de faire de l'antisémitisme et du racisme nazis de simples conséquences d'un noyau qui serait la rationalité de l'utilité économique: "l’idéologie raciste n’est que la conséquence de ce regard sachlich sur le monde" — ce qui est faux, il faut le dire nettement.
Il propose en conséquence une description du nazisme qui reprend à la lettre les thèses formulées par Heidegger sur la technique dans ses écrits des années 50: la technique selon Heidegger est la même chose que le nazisme selon Chapoutot, à savoir le fait de traiter l'homme comme une ressource, un stock, et le vivant comme "un fonds d’énergie dans lequel on va puiser jusqu'à épuisement" (Chapoutot dixit — à comparer avec Heidegger, Essais et conférences).
Dans une conférence prononcée en 1949 mais restée inédite de son vivant, Heidegger avait dit clairement ce qu'impliquait cette analyse de la technique: "l'industrie alimentaire motorisée est essentiellement identique à la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d'extermination".
Phrase fausse et odieuse, qui donne la mesure, pour dire le moins, d'un aveuglement profond sous le masque illusoire d'une prétendue lucidité radicale. À la mystification de la fausse profondeur de "l'essence", il faut opposer les faits: les chambres à gaz n'ont rien à voir avec les moissonneuses-batteuses, de même que l'extermination des juifs n'est pas un "cas" de l'exploitation des ressources humaines ou de la rationalité managériale.
Ce schéma théorique simpliste, dont la conséquence est de ne faire aucune différence entre nazisme, libéralisme, démocratie et technique, devrait d'autant plus interroger qu'il provient d'un philosophe qui a lui-même été intensément nazi.
Il est vrai que Heidegger a été déçu par le nazisme, dont il avait attendu un "nouveau commencement", mais qu'il a trouvé trop bête et trop petit-bourgeois, pas assez barbare. Mais cette déception ne s'est jamais accompagnée d'une dénonciation de ses crimes: ayant renoncé à l'idée que le nazisme serait un "nouveau commencement", Heidegger s'est rabattu sur l'espoir que le nazisme serait l'auto-liquidation de la modernité et du judaïsme (judaïsme en lequel il voyait, comme les nazis, l'incarnation de la rationalité calculatrice qui réduit le monde à un stock). Il a toujours souhaité la victoire de l'Allemagne sur les Alliés et a considéré la victoire des Alliés en 1945 comme une catastrophe qui signait la victoire de la rationalité calculatrice sur l'héroïsme de l'authenticité, et la défaite de l'esprit devant la logique de la productivité et de la réduction du monde à un stock énergétique. Le nazisme, qui selon lui (et pas seulement selon lui: selon les nazis aussi) avait voulu être l'affirmation de la grandeur humaine,de la supériorité du mythe sur la raison utilitaire, de l'héroïsme de l'existence authentique dans la dimension de l'incalculable, avait échoué à surmonter la puissance de la technique et était retombé sous sa coupe, malgré l'affirmation de valeurs incompatibles avec elle.
Notons que cet échec n'avait selon Heidegger rien à voir avec la Shoah, ni avec l'impérialisme, ni avec la Terreur — qu'il ne critique jamais: le tort du nazisme était selon lui son absence de moyens philosophiques, non sa pratique consistant à massacrer les "inférieurs". Heidegger tient le même discours que toute la "révolution conservatrice" et que le nazisme: affirmer la grandeur humaine, c'est selon lui refuser la démocratie et l'égalitarisme. L'égalitarisme démocratique, qui ne voit dans les êtres humains que des quantités numériques égales, est précisément ce qui nie l'humanité authentique en la déracinant dans le calcul utilitaire. Elle est le règne de la masse et du calcul (cela doit s'entendre dans toutes ses résonances antisémites), à quoi il faut opposer les hiérarchies de l'esprit, l'enracinement des communautés, l'inégalité des individus et des populations qui n'ont pas toutes accès à l'esprit (tout humain n'est pas capable d'être ce que Heidegger appelle un "Dasein", un lieu de l'ouverture de la vérité de l'être).
Dans ses textes des années 1950, la critique de la technique qui réduit l'humain et le monde à une "ressource" permet à Heidegger de procéder à une autocritique discrète ("j'ai eu tort de croire le nazisme capable de soumettre la technique à la loi de l'incalculable") en même temps qu'à une auto-disculpation: le nazisme n'est pas pire que le libéralisme, il est la même chose. Les nazis ne sont pas plus coupables que les libéraux. (On sait désormais qu'il pensait en fait que les Alliés étaient plus coupables que les nazis.)
Un entretien n'est qu'un entretien, et ses limites contextuelles peuvent être causes d'un angle biaisé. Mais il est inquiétant que Chapoutot, en évacuant la question de la nature de l'idéologie antisémite (qui n'a rien de managérial), en reprenant le discours heideggerien sur "la technique" tout en déplaçant la focale sur "le management", et en réduisant le nazisme au "management" (et cela alors même qu'il n'a fourni aucune réponse aux objections de Le Texier), se range sous l'analyse heideggerienne — dont le continuateur, parmi les historiens, fut Ernst Nolte.
Sur le film de Glazer, ce n'est pas Chapoutot qu'il faut écouter. C'est Tal Bruttmann, dont il est juste de dire qu'il est, lui, "à la pointe de la recherche" sur la Shoah.
Et sur les liens entre le nazisme et les idéologies qui circulaient dans les sociétés libérales industrielles et dont il a réalisé la fusion, il faut lire Jean-Louis Vullierme, "Le nazisme dans la civilisation".»

La Reductio ad Hitlerum de Johann Chapoutot : quand l’idéologie l’emporte sur la rigueur historique par Thibault Le Texier
À propos de : Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020, 169 p.
«Le dernier livre de Johan Chapoutot défend deux thèses : le nazisme a été non seulement « un moment managérial », mais aussi « une des matrices du management moderne ». Ni l’une ni l’autre de ces thèses n’est cependant démontrée, la première partie du livre présentant un nazisme bien peu managérial, et la deuxième un management bien peu nazi. En fait de « moment managérial », l’auteur ne s’intéresse qu’à une poignée de juristes SS dont les réflexions avaient davantage à voir avec le commandement militaire qu’avec le management, et dont l’influence dans le domaine managérial semble insignifiante. La seconde thèse, quant à elle, repose sur un syllogisme biaisé : un juriste SS devint un influent professeur de management dans l’Allemagne d’après-guerre ; or des éléments de sa théorie managériale étaient présents dans ses écrits antérieurs à 1945 ; donc le management est lié au nazisme. Face à une question immense, J. Chapoutot propose une histoire constellée d’angles morts, partiale et parfois même tendancieuse ...»

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