Sortir de l'histoire officielle

     


Jacques Bouveresse (1940-1921)

Mots, idées, concepts, personnalités repérés : L'âme, La guerre, l'histoire, l'intuition, Kant, Robert Musil, la philosophie, Ludwig Wittgenstein

Bouveress au prisme de Musil : l’essai comme forme de pensée par Jean-Claude Monod
Une brève introduction à la pensée de Jacques Bouveresse, en guise d’hommage par Cedric Mouriès

La voix de l'âme et les chemins de l'esprit

Le mythe moderne du progrès


Le mythe moderne du progrès

Éditions Agone
Le mythe moderne du progrès par Théo Bélaud
Comment régler son compte au mythe du progrès par Marc Bretton
«Dans «Le mythe moderne du progrès», paru aux Éditions Agone, le philosophe et moraliste Jacques Bouveresse éclaire un des ressorts idéologiques les plus puissants du monde moderne. Dans ce texte, basé sur une conférence réalisée en 2014, le philosophe disparu en 2021 sinue autour du mythe, l’éclairant, comme à son habitude, à partir des réflexions de ses auteurs favoris, de Karl Kraus à Robert Musil, en passant par Ludwig Wittgenstein ou George Orwell.
L’ouvrage vaut la lecture, ne serait-ce que pour découvrir l'auteur, son style et ses références. Et la réflexion vaut le détour, même si elle se termine sans solution simple, comme toutes les bonnes réflexions d'ailleurs. Car la question du progrès et ce qu'il représente est au cœur de la machine moderne. Et si, sous le coup des conséquences négatives de plus en plus perceptibles de l’activité humaine, sa mode est peut-être en train de passer, c’est peu dire qu'il importe de revenir sur l'origine d'un concept mis à toutes les sauces au point de le décrédibiliser.
En réalité, rappelle Bouveresse, la crise du progrès est probablement immédiatement contemporaine à sa célébration, puisqu’elle est perceptible déjà chez un Karl Kraus (1874-1936) qui réclamait un sens à toutes ces avancées. Un sens difficile à trouver, puisque le paradoxe du progrès, y compris celui des connaissances objectives, plus clair à déterminer, est d’accroître les incertitudes dans la même proportion, alors même que le pouvoir résultant des connaissances augmente réellement. En renonçant, comme la société le fait, à chercher un sens au progrès, elle se condamne, argumente l'auteur, à rester prisonnière de son mythe ou, pire, de toute autre explication autoritaire, proposée par exemple par la religion.
Que faire? S'appuyant sur le philosophe Clément Rosset, Jacques Bouveresse propose de ne pas renoncer à passer le progrès au crible au-delà de la critique, par exemple en distinguant mieux les choses: les matières qui peuvent être effectivement sujettes à progrès, comme la lutte contre les maladies, de ce qui ne peut pas l’être, comme la finitude humaine. En résumé, pour en finir avec le mythe du progrès, il conviendrait avant tout de cesser de prendre des vessies pour des lanternes.»
Texte proche en ligne https://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-1-page-126.htm
Notule éditoriale de TD
Page VII
« Entre autres aspects remarquables de cette analyse du « mythe moderne du progrès », le fait que la plupart des auteurs sur lesquels Jacques Bouveresse s'appuie ont vu le « fanatisme du progrès » comme le « trait qui caractérise notre époque » alors même que la leur nous paraît, en comparaison avec la nôtre, tout à fait épargnée, voire digne d'un âge d'or. Sans parler des auteurs des XVIIIe et XIXe siècles cités en exergue, ni Kali Kraus (1874-1936), ni Robert Musil (1880-1942), ni Ludwig Wittgenstein (1889-1951) n'ont connu la destinée glorieuse des travaux du mathématicien britannique plan Turing (1912-1954) à l'origine de l'informatique, mère de la « révolution numérique » ; et seuls ces deux derniers ont connu les innovations technologiques enfantées par la Seconde Guerre mondiale. »
VI « … la religion du progrès, qui a remplacé toutes les autres, y compris comme « opium du peuple, ... »
VIII « On peut se demander si la possibilité de remonter dans le temps pour retrouver la mauvaise bifurcation sur le chemin de l'accumulation des connaissances est rassurante ou, au contraire, plutôt inquiétante. Pour l'historien américain Lewis Mumford, le danger qui nous menace « ne provient pas de découvertes scientifiques, ni d'inventions électroniques particulières. Les contraintes auxquelles l'homme est soumis et qui dominent la technologie autoritaire contemporaine remontent à une époque antérieure même à l'invention de la roue. »* » *Pour une technologie démocratique Éditions Agone
Le risque VII-IX « En attendant de confirmer ce diagnostic, pour être plus urgente que jamais, la critique des illusions de l'accumulation de la connaissance et de leur usage peu démocratique n'est pas sans écueils. Car une fois diagnostiqués les pièges de la croissance et éventés les mythes de la raison, précise Jacques Bouveresse, nous reste encore à éviter de rétablir, « sous une forme ou sous une autre, une autorité ancienne ». En l'occurrence l'empire d'un discours qui se dispense plus ou moins d'argumenter et dont le modèle est donné par le dogmatisme religieux et la dictature politique. Alors on aurait remplacé le progrès plus ou moins mythique par une régression, elle, bien réelle. »
I Sous le signe du progrès
11 « ...le progrès est tout au plus une forme, et même probablement beaucoup moins que cela, à savoir un cliché ou un slogan, mais sûrement pas un contenu. [Karl] Kraus commence par expliquer ironiquement qu'il a enfin compris, grâce aux journaux, ce qu'est le progrès. Le progrès n'est pas un mouvement, mais un état, et un état qui consiste à se sentir en avant, quoi qu'on fasse, sans pour autant avoir besoin d'avancer. »
11-12 «« Le progrès est une sorte de point de vue obligatoire : tout ce que nous faisons est censé correspondre à un progrès ; il n'arrive pour ainsi dire jamais que nous admettions avoir régressé sur certains points; nous utilisons le progrès comme un point de vue plus que comme un mouvement. Par conséquent,ce point de vue est aussi un point fixe. C'est un point fixe qui réussit à donner l'impression d'être un mouvement »» Karl Kraus
12 « Maintenant … je reconnais le progrès pour ce qu'il est - pour une décoration ambulante. Nous restons en avant et nous marchons sur place. Le progrès est un point fixe et il a l'air d'être un mouvement.  »
13 « Il ne faut pas s'imaginer que c'est seulement de façon récente qu'on a acquis une sensibilité réelle aux effets négatifs du progrès et qu'on s'est posé sérieusement la question de savoir où il nous mène et que l’intérêt exact il présente pour l'humanité. Représente-t-il réellement, comme son nom le suggère,une avancée ou bien au contraire autre chose de beaucoup plus indéfini et beaucoup moins exaltant ? »
14 « Kraus décrit le progrès comme étant le prototype du processus mécanique ou quasi mécanique auto-alimenté et auto-entretenu, qui crée à chaque fois les conditions de sa propre perpétuation, notamment en produisant des inconvénients, des désagréments et des dommages qu'un nouveau progrès peut seul permettre de surmonter. »
15 «  Il faut, semble-t-il, davantage de croissance pour résoudre les problèmes que pose la croissance, notamment en matière de dégâts infligés à l'environnement et d'aggravation de la pauvreté qui règne dans certaines régions du globe »
« ... la croissance sans limite bénéficie avant tout du fait que les améliorations réelles et importantes qui pourraient résulter d'une utilisation réfléchie et judicieuse des acquis de la croissance semblent pouvoir toujours être reportées au lendemain et même digérées indéfiniment. »
16 « Les partisans de l'ultralibéralisme en matière économique soutiennent qu'il faut que les pays riches deviennent encore plus riches pour que les pays pauvres aient (peut-être) une chance de devenir un peu moins pauvres. Mais, en plus du fait qu'on peut s'estimer en droit d'exiger tout de même un peu plus en matière d'égalité et de justice, il faut réellement avoir la foi pour croire à ce qu'ils nous promettent. »
« ... le « progrès » devait être utilisée plutôt pour réfléchir à ce qu'on souhaite faire des avantages qu'il nous procure, et orienter vers des fins plus sérieuses et plus urgentes l'usage qu'on en fait. Mais, comme il le dit, quand la question posée n'est plus celle du progrès mais celle de savoir quoi faire de lui, la foi suffit et les preuves peuvent attendre »
17 « La constatation que fait Kraus est que le progrès, sous le signe duquel il est entendu que nous marchons, a peut-être été pendant un temps une chose réelle mais ne constitue aujourd'hui rien de plus qu'une représentation obligatoire à laquelle ne correspond plus qu'un contenu insaisissable. »
19 « Comme l'ont tait sous des formes différentes tous les critiques du progrès, Kraus souligne que le moyen semble avoir pris définitivement le pas sur la fin : à mesure que les moyens devenaient de plus en plus démesurés, les fins sont devenues de plus en plus indéfinies et impossibles à percevoir. »
19-20 « L'impression qui résulte de ce qui se passe est que le progrès est partout, et que pourtant sa physionomie ne peut plus être reconnue nulle part. »
20 « C 'est un peu comme si on évoluait dans un établissement qui loue des masques. Il y a apparemment derrière elles un visage qu'elles dissimulent, mais on ne sait depuis longtemps plus rien de ce à quoi il pourrait ressembler. »
21 « On pourrait se demander si nous ne sommes pas en train de passer d'un temps linéaire du progrès orienté vers un but, qu'on pouvait se représenter d'une façon plus ou moins claire, à un temps cyclique »
22-23 « La notion de « progrès » est nécessairement affectée du même genre de relativité et de subjectivité que celle de la « valeur » en général - tout au moins pour ceux qui contestent la possibilité d'attribuer aux valeurs un contenu objectif réel, donc si l'on défend une conception relativiste et subjectiviste des valeurs. Si les jugements qui affirment l'existence d'un progrès dépendent à ce point d'un jugement de valeur, il est clair que la relativité et la subjectivité des valeurs sont transférées au progrès lui-même ; »
23 « même si le progrès peut comporter aussi un aspect objectif et même factuel, la réalité qu'il possède pour l'être humain dépend toujours en dernier ressort d'un acte d'évaluation qui lui incombe. »
24 « ... l'esprit humain retrouve d'une certaine façon l'intégralité de ses droits, puisqu'il aura toujours la possibilité de se dire que ce qui avait l'air d'être un progrès majeur était peut-être, tout compte fait, bien autre chose ; quand la réalité du progrès devient un peu trop imperceptible et incertaine,l'idée du progrès est remplacée généralement par l'un ou l'autre de ses substituts objectivement saisissables et même, de préférence, quantifiables, comme par exemple celle du développement ou de la croissance »
25 ? « Il y a sûrement peu de progrès dont la réalité semble aussi peu contestable que celui de la science, et plus généralement de la connaissance objective. Certains philosophes, en particulier Karl Popper, ont insisté sur l'augmentation spectaculaire de la connaissance objective. Mais la plupart des philosophes qui ont compté dans la période récente ont été peu sensibles à cet accroissement remarquable de la connaissance objective, qu'ils ont considéré comme un aspect pour le moins secondaire et pas nécessairement très positif de ce qui était en train d'arriver à l'humanité. »
26 « Quand on cherche s'il y a eu un progrès, on cherche s'il y a eu un plus de quelque chose parce qu'on n'arrive pas à penser cette notion de « progrès » autrement que sous la forme d'une augmentation de quelque chose. Mais de quoi au juste ce plus est-il un plus ? Même dans le cas de la connaissance, la question se pose. »
29 « La science ne nous a pas seulement procuré une augmentation de savoir. Elle nous a en même temps gratifiés d'une quantité considérable d'incertitudes et d'ignorances supplémentaires. »
31-32 « Musil - qui, à la différence de Kraus, est un défenseur de la modernité scientifique et technique et de l'héritage des Lumières – observe que le problème actuel dans le domaine de la culture n'est pas que nous ne progressons pas ou pas suffisamment, mais plutôt que, tout en étant convaincu que les choses progressent de façon tout à fait réelle et satisfaisante dans sa propre spécialité,chacun a tendance à considérer que les autres ne font pas tout à fait ce que l'on est en droit d'attendre d'eux dans la leur. « Ce pessimisme culturel aux dépens des autres est aujourd'hui un phénomène largement répandu, écrit Musil. Il est dans une contradiction étrange avec la force et l'adresse qui sont développées partout dans le détail. L'impression que donne notre époque est tout bonnement qu'un géant qui mange et boit énormément et fait une quantité prodigieuse de choses ne veut rien savoir de cela,et se déclare en état de faiblesse et de dégoût de tout, comme une jeune fille fatiguée par sa propre anémie. » »
32 « Musil dit que notre époque crée des merveilles mais ne les « sent » plus ; ce qui oblige à se poser la question suivante : tout comme il est possible que nous formulions un jugement de valeur erroné quand nous croyons être en train de progresser, ne se pourrait-il pas également que le progrès soit réel et que nous soyons simplement devenus incapables de le percevoir et de le ressentir ? C'est une question à laquelle il est difficile de répondre, ... »
36 « « Musil décrit l'époque par des formules mémorables, écrit Guido Mazzoni. L'une des plus efficaces et provocatrices est la suivante : « C'était un surprenant mélange de sensibilité aux détails et d'insouciance devant l'ensemble. » Cette formule ne parle pas seulement de 1913 ou des années 1920 ; elle décrit, en réalité, une dérive profonde de la culture contemporaine, une dérive qui demeure à l'état latent durant certaines décennies alors que, dans d'autres, elle se manifeste avec une force destructrice. La sensibilité aux détails signifie, aujourd'hui comme alors, que le plus grand nombre tient pour indiscutables les seules vérités particulières produites par les systèmes discursifs qu'on appelle la science ou, dans les disciplines humanistes, la philologie. »  Guido Mazzoni qui cite Musil "L'Homme sans qualité" dans "Eric Auerbach : une philosophie de l'histoire".
37 La Parole avec un grand P autorité sur la connaissance ...
II Les critiques du progrès sont-ils ses ennemis ?
39 Par Von Wright l'humanité est précaire comme les autres espèces et l'industrialisation est-elle biologiquement adaptée à l'humain ?
47 Pour Wittgenstein les nazis vainqueurs se sera terrible mais si ce sont les alliés ce sera glauque.
52-53 Pour Wittgenstein dans les médias peu de commentaires pendant la montée du nazisme mais une exultation mauvaise, quand les troupes allemandes furent écrasées, sur les civles marchant dans les ruines de leurs villes, avec une propagande mensongère germe du nazisme lui-même.
III Le progrès comme forme de la civilisation contemporaine
66-67 « Quand on considère le cas de Kraus, on se rend compte au premier coup d'œil que ce qui l'exaspère est moins l'idée de progrès elle-même que les formes d'idolâtrie qu'elle suscite, et l'espèce d'hystérie que déchaînent à l'époque dans les journaux les performances de la technique ou la réalisation de prouesses comme la conquête du pôle Nord. L'idée de progrès, dans l'usage qu'on en fait actuellement, a cessé, d'après lui, d'être une idée philosophique pour se transformer en un concept journalistique. « A chaque parasite de l'époque est restée, écrit-il, la fierté d'être un contemporain. C'est affaire d'idéalisme que de se consoler de la perte de l'ancien avec le fait qu'on peut contempler la bouche ouverte quelque chose de nouveau et, si le monde va à sa fin, le sentiment de supériorité de l'homme triomphe dans l'attente d'un spectacle auquel seuls les contemporains ont accès . » »
68-69 « L'attitude de conquérant et de propriétaire que l'homme d'aujourd'hui a adoptée à l'égard de la nature ne lui inspire aucune sympathie. Il milite, au contraire, pour une forme d'humilité et de respect devant les phénomènes de la nature et l'ordre naturel, et même, si l'on se réfère à ce qu'il dit dans les Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer, pour ce qu'on pourrait appeler une forme de « piété naturelle ». C'est au moins un point sur lequel, compte tenu de la façon dont les mentalités et les comportements ont commencé depuis un certain temps à évoluer sur cette question, on peut penser que sa position n'a rien de conservateur et est même objectivement tout à fait progressiste.
Wittgenstein semble faire partie de ceux qui pensent, avec raison selon moi, que le problème de ce qu'on appelle les dégâts du progrès ne sera pas résolu par des corrections mineures introduites au coup par coup mais seulement par un changement d'attitude radical, qui est malheureusement peut-être devenu depuis un certain temps déjà impossible et qui consisterait à s'imposer une fois pour toutes une forme de sagesse et de mesure suffisamment rigoureuse, résolue et efficace dans la gestion des ressources naturelles et dans nos rapports avec la nature en général. »
IV Le « mythe moderne du progrès »
71 « « Il n'y a réellement aucune raison impérative pour laquelle un être humain devrait faire autre chose que manger, boire, dormir, respirer et procréer ; tout le reste pourrait être fait à sa place par des machines. Par conséquent, la fin logique du progrès mécanique est de réduire l'être humain à quelque chose qui ressemble à un cerveau dans un bocal. C’est le but vers lequel nous nous acheminons déjà, même si, bien entendu, nous n'avons pas l'intention d'y aller ; tout comme un homme qui boit une bouteille de whisky n’entend par réellement attraper une cirrhose du foie. L’objectif sous-entendu du « progrès » n'est pas – exactement, peut-être, le cerveau dans le bocal, mais en tout cas un degré de profondeur sous-humain effrayant dans la mollesse et l'absence d’énergie. » » Le Quai de Wigan - Orwell traduction Bouveresse

V Que peut-on faire aujourd’hui pour la cause du progrès ?

Février 2024

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