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Gilles Deleuze (1925-1995) - Leibniz (Le Pli) - Huxley - Gattari
Ainsi que Spinoza et le problème de l'expression - et Descartes, et Leibniz

L'Anti-œdipe

Gille Deleuze - le Magazine Littéraire de septembre 1988 :
Page 16 «La philosophie consiste toujours à inventer des concepts. Je n'ai jamais eu de souci concernant un dépassement de la métaphysique ou une mort de la philosophie. La philosophie a une fonction qui reste parfaitement actuelle, créer des concepts. Personne ne peut le faire à sa place. Bien sûr la philosophie a toujours eu ses rivaux, depuis les « rivaux » de Platon jusqu'au bouffon de Zarathoustra. Aujourd'hui c'est l'informatique, la communication, la promotion commerciale qui s'approprient les mots « concepts » et « créatif », et ces « concepteurs » forment une race effrontée qui exprime l'acte de vendre comme suprême pensée capitaliste, le cogito de la marchandise. La philosophie se sent petite et seule devant de telles puissances, mais s'il lui arrive de mourir, au moins ce sera de rire.
La philosophie n'est pas communicative, pas plus que contemplative ou réflexive : elle est créatrice ou même révolutionnaire, par nature, en tant qu'elle ne cesse de créer de nouveaux concepts. La seule condition est qu'ils aient une nécessité, mais aussi une étrangeté et ils les ont dans la mesure où ils répondent à de vrais problèmes. Le concept, c'est ce qui empêche la pensée d'être une simple opinion, un avis, une discussion, un bavardage. Tout concept est un paradoxe : forcément.»
Page 17 «... le concept, je crois, comporte deux autres dimensions, celles du percept et de l'affect. C'est cela qui m'intéresse et non les images. Les percepts ne sont pas des perceptions, ce sont des paquets de sensations et de relations qui survivent à celui qui les éprouvent. Les affects ne sont pas des sentiments, ce sont des devenirs qui débordent celui qui passe par eux (il devient autre). Les grands romanciers anglais ou américains écrivent souvent par percepts, et Kleist, Kafka, par affects. L'affect, le percept et le concept sont trois puissances inséparables, elles vont de l'art à la philosophie et l'inverse. Le plus difficile évidemment, c'est la musique, ...»
20 «L'artiste ou le philosophe ont souvent une petite santé fragile, un organisme faible, un équilibre mal assuré, Spinoza, Nietzsche, Lawrence. Mais ce n'est pas la mort qui les brise, c'est plutôt l'excès de vie qu'ils ont vu, éprouvé, pensé. Une vie trop grande pour eux, mais c'est par eux que « le signe est proche » : la fin de Zarathoustra, le cinquième livre de l'Éthique ? On écrit en fonction d'un périple à venir et qui n'a pas encore de langage. Créer n'est pas communiquer, mais résister. Il y a un lien profond entre les signes, l'événement, la vie, le vitalisme.»
21 «... l'inconscient n'est pas : un théâtre, mais une usine, une machine à produire ; l'inconscient ne délire pas sur papa-maman, il délire sur les races, les tribus, les continents, l'histoire et la géographie, toujours un champ social. Nous cherchions une conception immanente, un usage immanent des synthèses de l'inconscient, un productivisme ou constructivisme de l'inconscient. Alors nous nous apercevions que la psychanalyse n'avait jamais compris ce que voulait dire un article indéfini(un enfant...), un devenir (les devenirs-animaux, les rapports avec l'animal), un désir, un énoncé.»
22 «Créer des concepts, c'est construire une région du plan, ajouter une région aux précédentes, explorer une nouvelle région, combler le manque. Le concept est un composé, un consolidé de lignes, de courbes. Si les concepts doivent constamment se renouveler, c'est justement parce que le plan d'immanence se construit par région, il a une construction locale, de proche en proche . … il y a une répétition comme puissance du concept : c'est le raccordement d'une région à une autre. ...
Ce qui remplace pour moi la réflexion, c'est le constructionnisme. Et ce qui remplace la communication, c'est une sorte d'expressionnisme.
L'expressionnisme en philosophie trouve son point le plus haut chez Spinoza et chez Leibniz. ...
... cette manière très sommaire, l'inclusion des mondes possibles [les modes ?] sur le plan d'immanence fait de l'expressionnisme le complément du constructionnisme.»
23 «L'image de la pensée est comme le présupposé de la philosophie, elle la précède, ce n'est pas une compréhension non-philosophique cette fois, mais une compréhension pré-philosophique. Il y a bien des gens pour qui penser, c'est « discuter un peu ». Certes c'est une image idiote, mais même les idiots se font une image de la pensée, et c'est seulement en mettant à jour ces images qu'on peut déterminer les conditions de la philosophie
«C’est l’image de la pensée qui guide la création des concepts. Elle est comme un cri, tandis que les concepts sont des chants.»
«Il y a un rapport privilégié de la philosophie avec la neurologie, on le voit avec la neurologie, on le voit chez les associationnistes, chez Schopenhauer ou Bergson. »
24 «Je crois que la philosophie ne manque ni de public ni de propagation, mais c'est comme un état clandestin de la pensée, un état nomade. »
25 «Leibniz est fascinant parce qu'aucun philosophe peut-être n'a créé plus que lui. Ce sont des notions extrêmement bizarres en apparence, presque folles. Leur unité semble abstraite, du type «tout prédicat est dans le sujet » seulement le prédicat n'est pas un attribut, c'est un événement, et le sujet n'est pas un sujet, c'est une enveloppe. Il y a pourtant une unité concrète du concept, une opération ou construction qui se reproduit sur ce plan, le Pli, les plis de la terre, les plis des organismes, les plis dans l'âme. Tout se plie, se déplie, se replie chez Leibniz, on perçoit dans les plis, et le monde est plié dans chaque âme qui en déplie telle ou telle région suivant l'ordre de l'espace et du temps (harmonie). Du coup, l'on peut présumer la situation non-philosophique à laquelle Leibniz nous renvoie, comme une chapelle baroque «sans porte ni fenêtre» où est intérieur comme une musique baroque qui extrait l'harmonie de la mélodie. C'est le Baroque qui élève le pli à l'infini, on le voit dans les tableaux du Greco, dans les sculptures du Bernin et qui nous ouvre une compréhension non-philosophique par percepts et affects. … Il faut suivre à la fois Leibniz chez ses grands disciples philosophes (c'est sans doute le philosophe qui a eu le plus de disciples créateurs), mais aussi chez les artistes qui lui font écho même sans le savoir, Mallarmé, Proust, Michaux, Hantaï, Boulez, tous ceux qui façonnent un monde de plis et de déplis. Tout cela est un carrefour, une connexion multiple. Le pli est loin d'avoir épuisé toutes ses puissances aujourd'hui, c'est un bon concept philosophique. J'ai fait ce livre en ce sens [Le Pli] ...»
Pour Aldous Huxley, dans le texte LA FOI, LE GOUT ET L'HISTOIRE du livre Les portes de la perception cité plus bas, page 315 et 316, la musique baroque commence et finie avec Claudio Monteverdi. «A peu près le seul compositeur du XVIIe siècle à qui le terme de Baroque puisse s'appliquer, dans le sens suivant lequel nous l'appliquons au Bernin, est Claudio Monteverdi. Dans ses opéras et sa musique religieuse, il y a des passages où Monteverdi unit le caractère ouvert et illimité de la polyphonie ancienne, à une expressivité nouvelle. Ce tour de force est réalisé en associant une mélodie inconditionnellement planante, à un accompagnement, non pas d'autres voix, mais d'accords diversement colorés... Entre 1598 et 1680 - années de la naissance et de la mort du Bernin, - la peinture et la sculpture baroques allaient dans une direction, la musique baroque, comme elle est appelée à tort, en prenait une autre, presque opposée.»
Sainte-Thérèse par Bernin

Du Le Pli chez Leibniz et le baroque
Page 7 à 9 «Chez Leibniz la courbure de l'univers se prolonge suivant trois autres notions fondamentales, la fluidité de la matière, l'élasticité des corps, le ressort comme mécanisme. En premier lieu, il est certain que la matière n'irait pas d'elle-même en ligne courbe : elle suivrait la tangente. Mais l'univers est comme comprimé par une force active qui donne à la matière un mouvement curviligne ou tourbillonnaire, suivant une courbe sans tangente à la limite. Et a division infinie de la matière fait que la force compressive rapporte toute portion de matière aux ambiants, aux parties environnantes qui baignent et pénètrent le corps considéré, et en déterminent la courbe. Se divisant sans cesse, les parties de la matière forment de petits tourbillons dans un tourbillon, et dans ceux-ci d'autres encore plus petits, et d'autres encore dans les intervalles concaves des tourbillons qui se touchent. La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans vide, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps, si petit soit-il, contient un monde, en tant qu'il est troué de passages irréguliers, environné et pénétré par un fluide de plus en plus subtil, l'ensemble de l'univers était semblable à « un étang de matière dans lequel il y a des différents flots et ondes » ;. On n'en conclura pourtant pas, en second lieu, que la matière même la plus subtile soit parfaitement fluide et perde ainsi sa texture, suivant une thèse que Leibniz prête à Descartes. C'est sans doute l'erreur de Descartes qu'on retrouvera dans des domaines différents, d'avoir cru que la distinction réelle entre parties entraînait la séparabilité : ce qui définit un fluide absolu, c'est précisément l'absence de cohérence ou de cohésion, c'est-à-dire la séparabilité des parties, qui ne convient en fait qu'à une matière abstraite et passive'. Suivant Leibniz, deux parties de matière réellement distinctes peuvent être inséparables, comme le montrent non seulement l'action des environnants qui déterminent le mouvement curviligne d'un corps, mais aussi la pression des environnants qui déterminent sa dureté (cohérence, cohésion) ou l'inséparabilité de ses parties. ïl faut donc dire qu'un corps a un degré de dureté aussi bien qu'un degré de fluidité, ou qu'il est essentiellement élastique, la force élastique des corps étant l'expression de la force compressive active qui s'exerce sur la matière. A une certaine vitesse du bateau. l'onde devient aussi dure qu'un mur de marbre. L'hypothèse atomiste d'une dureté absolue et l'hypothèse cartésienne d'une fluidité absolue se rejoignent d'autant mieux qu'elles communient dans la même erreur, en posant des minima séparables. soit sous forme de corps finis. soit à l'infini sous forme de points (la ligne cartésienne comme lieu de ses points, l'équation ponctuelle analytique).
C'est ce que Leibniz explique dans un texte extraordinaire un corps flexible ou élastique a encore des parties cohérentes qui forment un pli, si bien qu'elles ne se séparent pas en parties de parties, mais plutôt se divisent à l'infini en plis de plus en plus petits qui gardent toujours une certaine cohésion. Aussi le labyrinthe du continu n'est pas une ligne qui se dissoudrait en points indépendants, comme le sable fluide en grains, mais comme une étoffe ou une feuille de papier qui se divise en plis à l'infini ou se décompose en mouvements courbes, chacun déterminé par l'entourage consistant ou conspirant. « La division du continu ne doit pas être considérée comme celle du sable en grains, mais comme celle d'une feuille de papier ou d'une tunique en plis, de telle façon qu'il puisse y avoir une infinité de plis, les uns plus petits que les autres, sans que le corps se dissolve jamais en points ou minima » ''. Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne. L'unité de matière, le plus petit élément de labyrinthe, est le pli, non pas le point qui n'est jamais une partie, mais une simple extrémité de la ligne. C'est pourquoi les parties de la matière sont des masses ou agrégats, comme corrélat de la force élastique compressive. Le dépli n'est donc pas le contraire du pli, mais suit le pli jusqu'à un autre pli. « Particules tournées en plis », et qu'un « effort contraire change et rechange ». Plis des vents, des eaux, du feu et de la terre. et plis souterrains des filons dans la mine. Les plissements solides de la « géographie naturelle » renvoient d'abord à l'action du feu, puis des eaux et des vents sur la terre, dans un système d'interactions complexes ; et les filons miniers sont semblables aux courbures des coniques, tantôt se terminant en cercle ou en ellipse, tantôt se prolongeant en hyperbole ou parabole. La science de la matière a pour
modèle l'« origami ». dirait le philosophe japonais, ou l'art du pli de papier.»
10 «...il devient évident que le mécanisme de la matière est le ressort. Si le monde est infiniment caverneux, s'il y a des mondes dans les moindres corps, c'est parce qu'il y a « partout du ressort dans la matière », qui ne témoigne pas seulement de la division infinie des parties, mais de la progressivité dans l'acquisition et la perte du mouvement, tout en réalisant la conservation de la force. La matière-pli est une matière-temps, dont les phénomènes sont comme la décharge continuelle d'une « infinité d'arquebuses à vent ». Et là encore on devine l'affinité de la matière avec la vie, dans la mesure où c'est presque une conception musculaire de la matière qui met du ressort partout.»
J'en arrive à penser aux fractales (du chou romanesco), aux plis géologiques et aux plis des tentures dans les Temples.

Magazine Littéraire février 2002 :
Page 21 pour David Lapoujade Gilles Deleuze «...c’est l’idée que la philosophie est directement connectée à un « dehors », et qu'on ne produira des concepts qu'en rapport avec ce « dehors », avec quelque chose de non-philosophique en tout cas. Alors cet élément non-philosophique, on le trouve évidemment dans des champs très divers, la biologie, la littérature, la psychanalyse, etc. Mais on le rencontre aussi au cœur même de la philosophie. Ce qui compte, c'est d'être capable de repérer, dans ces divers champs, ce que Deleuze appelle des « singularités » et de déterminer les rapports entre ces singularités pour en dégager le concept. Par exemple chez Leibniz : il y a les thèses célèbres de l'harmonie préétablie, la monade sans fenêtre, le meilleur des mondes possibles, etc. Mais Deleuze, sans négliger ces thèses fondamentales, est attentif à quelque chose qui est, en apparence, tout à fait secondaire, le fait que Leibniz ne cesse de parler de plis, d'étoffe, de plissement, qu'il perçoit tout sous forme de plis, des plis infinis. ...[qu’il] les prolonge hors de la pensée de Leibniz, vers l'architecture, la musique baroques et découvre alors que l'âge baroque se caractérise précisément par le fait de porter les plis à l'infini. ...
Non seulement la philosophie n'est pas close sur elle-même puisqu'elle peut produire des concepts dans n'importe quel domaine pourvu qu'elle dispose d'un « champ », mais, même à l'intérieur de la philosophie, même à l'intérieur de l'œuvre la plus fermée, il y a quelque chose qui échappe, un petit brin de folie, une bizarrerie, qui fait qu'elle est directement connectée à un dehors qu'elle n'a pas pensé, mais qui, justement, la fait penser : un problème inconscient ou plutôt un inconscient « problématique ». C'est dans ces régions secrètes que Deleuze cherche à créer des concepts.»
24 «Deleuze veut construire une philosophie du structuralisme. Il le dit dans l'article «Qu'est-ce que le structuralisme ?» : il veut créer la philosophie transcendantale du structuralisme, quitte à ce que ça ne ressemble plus au structuralisme de Lacan ou de Lévi-Strauss.»
26 Pour Patrice Maniglier «... la métaphysique n'a aucune importance en elle-même. Il n'y a rien de plus ridicule que de prétendre trouver dans la science, dans l'actualité, des preuves à ses convictions métaphysiques. Il ne faut jamais partir de la métaphysique. Il n'y a aucune raison non plus de chercher nécessairement à y arriver. Mais il arrive que, non par principe, mais de fait, pour des raisons locales, singulières, il faille y passer qu'on ne puisse continuer à penser, à agir, à pousser un peu plus loin une découverte scientifique par exemple, qu'en construisant la métaphysique de son propre geste. C'est cela, en vérité, qu'enseigne Deleuze dans sa pratique. »
29 Pour Elie During «Deleuze a exprimé de manière constante un sentiment de lassitude et même une certaine hostilité à l'égard des discussions philosophiques. " La philosophie a horreur des discussions, elle a toujours autre chose à faire" écrit-il.»
31 «... il faut savoir quand une idée se transforme en platitude.»
Cité par Elie During « si l'on comprend le problème posé par quelqu'un on n'a pas envie de discuter avec lui : ou bien on pose le même problème, ou bien on en pose un autre et on a plutôt envie d'avancer de son côté. Comment discuter si l'on n'a pas un fond commun de problèmes, et pourquoi discuter si l'on en a un ? »
«Comme souvent, Deleuze est ventriloque, et c'est Bergson qui parle à travers lui : « J'estime que le temps consacré à la réfutation, en philosophie, est généralement du temps perdu » «  la vérité est qu'il s'agit, en philosophie et même ailleurs, de « trouver » le problème et par conséquent de le poser, plus encore que de le résoudre ».»
« Il ne s'agit pas de dire, avec Gueroult, Vuillemin ou Granger, que la réfutation n'a pas sa place en philosophie dès lors que cette dernière produit ses propres objets et ses propres normes de vérité dans le cadre de systèmes incommensurables ; ni, avec Althusser, qu'il n'y a pas d'erreur en philosophie parce qu'elle ne produit aucun objet de connaissance et se définit en premier lieu par ses effets. »
« Les objections, voilà ce que Deleuze a par-dessus tout en horreur : « Chaque fois qu'on me fait une objection, j’ai envie de dire : "D'accord, d'accord, passons à autre chose." Les objections n'ont jamais rien apporté. » »
51 Cité par David Rabouin « Il n’y a aucune question de difficulté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. »
Aldous Huxley - Les portes de la perception - 10/18 -  cité par Deleuze mais je ne sais plus où.
L'auteur dans le premier essais Les portes de la perception (titre aussi du livre) après l’absorption de mescaline décrit ce qu'il ressent à des amis.
22 Dans l'esprit de Kant et Schopenhauer l'abstraction fait disparaître le temps et l'espace matérialisant le sensible. « Les faits réellement importants, c'étaient que les rapports spatiaux avaient cessé d'avoir grand intérêt, et que mon esprit percevait le monde rapporté à autre chose qu'à des catégories spatiales. En temps ordinaire, l'œil se préoccupe de problèmes tels que : Où? A quelle distance? Situé comment par rapport à quoi? Dans l'expérience de la mescaline, les questions sous-entendues auxquelles répond l'œil sont d'un autre ordre. Le lieu et la distance cessent de présenter beaucoup d'intérêt. L'esprit effectue ses perceptions en les rapportant à l'intensité d'existence, à la profondeur de signification, à des relations à l'intérieur d'un motif-type. Je voyais les livres, mais je ne me préoccupais nullement de leurs positions dans l'espace. Ce que je remarquais, ce qui s'imposait à mon esprit, c'est qu'ils luisaient tous d'une lumière vivante, et que, chez certains, la splendeur était plus manifeste que chez d'autres. A cette occasion, la position et les trois dimensions étaient à côté de la question. Non point, bien entendu, que la catégorie de l'espace eût été abolie. Quand je me levai et me déplaçai par la pièce, je pus le faire d'une façon absolument normale, sans méjuger l'endroit où se trouvaient les objets. L'espace était toujours là; mais il avait perdu sa prédominance. L'esprit se préoccupait primordialement, non pas de mesures et de situations, mais d'être et de signification.
Et l'indifférence en ce qui concerne l'espace était accompagnée d'une indifférence vraiment complète en ce qui concerne le temps.
« Il semble y en avoir à foison », - voilà tout ce que je pus répondre quand l'enquêteur me demanda ce que je ressentais au sujet du temps.
A foison; mais exactement combien - voilà qui était totalement à côté de la question. J'aurais pu, bien entendu, consulter ma montre; mais ma montre, je le savais, était dans un autre univers.»
23 Comme le peintre voit l'abstraction dans le réel «La table, le fauteuil et le bureau étaient assemblés dans une composition ressemblant à quelque toile de Braque ou de Juin Gris, à une nature morte ayant quelque rapport reconnaissable avec le monde objectif, mais rendue sans profondeur, sans aucune tentative de réalisme photographique. Je regardais mes meubles, non pas comme l'utilitariste qui doit s'asseoir dans des fauteuils, et écrire devant des bureaux et des tables, et non pas comme le photographe ou l'enregistreur scientifique, mais comme l'esthète pur qui se préoccupe uniquement des formes et de leurs rapports dans le champ visuel ou le cadre du tableau.»
24 Un tri inconscient du réel pour se repérer pour survivre. «Réfléchissant à ce que j'ai éprouvé, je me trouve d'accord avec l'éminent philosophe de Cambridge, le Dr C. D. Broad, quand il dit « que nous ferions bien d'examiner avec beaucoup plus de sérieux que nous ne l'avons fait jusqu'ici le type de théorie que Bergson a mise en avant au sujet de la mémoire et de la perception sensorielle. Ce qu'il suggère, c'est que la fonction du cerveau! du système nerveux et des organes des sens est! dans l'ensemble, éliminative, et non productive. Toute personne est, à tout moment, capable de se souvenir de tout ce qui lui est jamais arrivé, et de percevoir tout ce qui se produit partout dans l'univers. La fonction du cerveau et du système nerveux est de nous empêcher d'être submergés et confus sous cette masse de connaissances en grande partie inutiles et incohérentes, en interceptant la majeure partie de ce que, sans cela, nous percevrions ou nous rappellerions à tout instant, et ne laissant que ce choix très réduit et spécial qui a des chances d'être utile en pratique.» Selon une théorie de ce genre, chacun de nous est, en puissance, l'Esprit en Général. Mais, pour autant que nous sommet des animaux, notre rôle est de survivre à tout prix. Afin de rendre possible la survie biologique, il faut que l'Esprit en général soit creusé d'une tuyauterie passant par la valve de réduction constituée par le cerveau et le système nerveux. Ce qui sort à l'autre extrémité, c'est un égouttement parcimonieux de ce genre de conscience qui nous aidera à rester vivants à la surface de cette planète particulière.»
26-27 «Ces effets de la mescaline sont du genre de ceux auxquels on s'attendrait à la suite de l'administration d'une drogue ayant le pouvoir de diminuer l'efficacité de la valve de réduction cérébrale. Quand le cerveau manque de sucre, le moi sous-alimenté s'affaiblit, ne peut se tracasser pour entreprendre les tâches nécessaires et ennuyeuses, et perd tout intérêt à ces rapports spatiaux et temporels qui sont si importants pour un organisme préoccupé d'améliorer sa situation dans le monde
30 à 34 Le pli «Et puis, un tableau un peu moins familier et non très bon, Judith [de Botticelli]. Mon attention fut arrêtée, et je contemplai, fasciné, non pas l'héroïne pâle et névrosée ou sa suivante, non pas la tête hirsute de la victime, ni le paysage printanier constituant le fond du décor, mais la soie pourprée du corsage plissé et des longues jupes ballonnées de Judith.

Judith de Botticelli
C'était là quelque chose que j'avais déjà vu - vu ce matin même, entre les fleurs et les meubles, lorsque, abaissant par hasard mon regard, je continuai à fixer  passionnément, par libre choix, mes propres jambes croisées. Ces plis du pantalon - quel labyrinthe de complexité significative et sans fini Et la texture de la flanelle grise - comme elle était riche, et profondément, mystérieusement somptueuse! Et je les revoyais ici, dans le tableau de Botticelli.
Les êtres humains civilisés portent des vêtements ; il ne peut donc y avoir de portrait, de narration mythologique ou historique, sans représentation de textiles avec des plis. Mais bien qu'il puisse en expliquer les origines, le. simple. art du tailleur ne peut jamais rendre compte du développement luxuriant des draperies en tant que thème majeur de tous les arts plastiques. Les artistes, la chose est évidente, ont toujours aimé les draperies pour elles-mêmes - ou plutôt, pour eux-mêmes. Quand on peint ou sculpte des draperies, on peint, on sculpte des formes qui, à toutes fins pratiques, sont non-représentationnelles - de ce genre de formes non conditionnées sur lesquelles les artistes, même de la tradition la plus naturaliste, s'en donnent à cœur joie. Dans la Vierge ou l'Apôtre quelconque, l'élément strictement humain, pleinement représentationnel, compte pour environ dix pour cent de l'ensemble. Tout le reste consiste en variations multicolores sur le thème inépuisable de la laine ou de la toile chiffonnées. Et ces neuf dixièmes non représentationnels de Vierge ou d'Apôtre peuvent être aussi importants, qualitativement, qu'ils le sont quantitativement. Très souvent ils donnent le ton à toute l'œuvre d'art, ils indiquent la clef dans laquelle le thème est rendu, ils expriment le mode, le tempérament. l'attitude de l'artiste devant la vie. La sérénité stoïque se révèle dans les surfaces lisses, les larges plis non tourmentés, des draperies de Piero. Tiraillé entre le fait et le souhait, entre le cynisme et l'idéalisme, le Berlin tempère la vraisemblance quasi caricaturale de ses visages, au moyen d'énormes abstractions vestimentaires, qui sont l'incarnation, dans la pierre ou le bronze, des éternels lieux communs de la rhétorique l'héroïsme, la sainteté, le sublime, auxquels aspire perpétuellement l'humanité, la plupart du temps en vain. Et voici les jupes et les manteaux viscéraux et inquiétants du Greco ; voici les plis anguleux, tordus, semblables à des flammes, dont Cosimo Turc revêt ses personnages : chez celui-là, la spiritualité traditionnelle sombre dans une aspiration physiologique anonyme; chez celui-ci, se tord un sentiment douloureux de l'étrangeté et de l'hostilité essentielles du monde. Ou bien, que l'on considère Watteau; ses hommes et ses femmes jouent du luth, se préparent à se rendre à des bals et à prendre part à des arlequinades, s'embarquent, sur des pelouses de velours et sous de nobles feuillages, pour la Cythère qui est le rêve de tout amant; leur mélancolie immense et la sensibilité à vif, atrocement douloureuse, de leur créateur, trouvent leur expression, non pas dans les actions enregistrées, non pas dans les gestes et les visages dépeints, mais dans le relief et la texture de leurs jupes en taffetas, de leurs capes et de leurs pour-points en satin. Il n'y a pas ici un pouce de surface lisse, pas un instant de paix ou de confiance, - rien qu'un désert soyeux d'innombrables petits plis et rides, avec une modulation incessante - l'incertitude intérieure, rendue avec l'assurance parfaite d'une main de maître - d'un ton dans un autre ton, d'une couleur indéterminée dans une autre. Dans la vie, l'homme propose, et Dieu dispose. Dans les arts plastiques, c'est le sujet qui se charge de proposer; ce qui dispose, en fin de compte, c'est le tempérament de l'artiste, approximativement (du moins dans le portrait, les ouvrages d'histoire et de « genre ») les draperies, sculptées ou peintes. A eux d'eux, ils peuvent décréter qu'une fête galante émouvra jusqu'aux larmes, qu'une crucifixion sera sereine au' point d'en être joyeuse, qu'une apposition de stigmates sera presque intolérablement empreinte de sexe, que le pt)rirait d'un prodige d'absence de cerveau féminin (je songe ici à l'incomparable Mme Moitessier, d' Ingres) exprimera l'intellectualité la plus austère, la plus intransigeante.

Mais ce n'est point là toute l'histoire. Les draperies, comme je l'avais à présent découvert, sont beaucoup plus que des procédés pour l'introduction de formes non-représentationnelles dans des peintures ou des sculptures naturalistes. Ce que le reste d'entre nous ne voit que sous l'influence de la mescaline, l'artiste est équipé congénitalement pour le voir tout le temps. Sa perception n'est pas limitée à ce qui est utile biologiquement ou socialement. Un peu de la connaissance de l'Esprit en Général se glisse à côté de la valve de réduction du cerveau et au moi, et pénètre dans son conscient. C'est une connaissance de la signification intrinsèque de tout existant. Pour l'artiste comme pour celui qui a pris de la mescaline, les draperies sont des hiéroglyphes vivants qui représentent, de quelque manière particulièrement infaillible, le mystère insondable de l'être pur. Plus même que le fauteuil, quoique moins, peut-être, que ces fleurs entièrement surnaturelles, les plis de mon pantalon de flanelle grise étaient chargés d'« istigkeit » [activité en allemand ?]. A quoi devaient-ils leur statut privilégié, je ne sais. Est-ce, peut-être, parce que les formes d'une draperie à plis sont tellement étranges et dramatiques qu'elles accrochent l'œil et imposent ainsi à l'attention le fait miraculeux de l'existence même? Qui sait? Ce qui est important, c'est moins la raison de l'expérience que l'expérience elle-même. Contemplant les jupes de Judith, là-bas dans le Plus Grand Drug-Store du Monde, je savais que Botticelli - et non seulement Botticelli, mais bien d'autres encore - avaient regardé des draperies avec les mêmes yeux transfigurés et transfigurants que les miens, tels qu'ils avaient été ce matin-là. Ils avaient vu l'« istigkeit », le Tout et l’Infini du drap plié, et avaient fait de leur mieux pour le rendre en peinture ou en pierre. Nécessairement, bien entendu, sans succès. Car la splendeur et la merveille de l'existence appartiennent à un autre ordre que l'art, même le plus élevé, est impuissant à exprimer. Mais je voyais nettement, dans la jupe de Judith, ce que, si j'avais été un peintre de génie, j'aurais pu faire de mon vieux pantalon de flanelle gris. Pas grand-chose, le ciel m'en est témoin, en comparaison de la réalité; mais de quoi ravir génération sur génération de contempleurs, de quoi leur faire comprendre un peu, tout au moins, de la véritable signification de ce que, dans notre imbécillité touchante, nous appelons « les simples choses », et négligeons en faveur de la télévision.
« C'est ainsi qu'il faudrait voir, disais-je sans cesse, tandis que j'abaissais les yeux sur mon pantalon, ou jetais un regard sur les livres brillants comme des joyaux, sur les pieds de mon fauteuil infiniment plus que van-goghien. C'est ainsi qu'il faudrait voir ce que sont réellement les choses. » Et pourtant, il y avait des réserves à faire. Car si l'on voyait toujours ainsi, on ne voudrait jamais faire autre chose. On se contenterait simplement de regarder, d'être le divin non-moi de la fleur, du livre, du fauteuil, de la flanelle. Cela suffirait. Mais, dans ce cas, qu'adviendrait-il d'autrui? Qu'adviendrait-il des rapports humains? Dans l'enregistrement des conversations de cette matinée, je trouve cette interrogation constamment réitérée : « Qu'advient-il des rapports humains? » Comment pouvait-on concilier cette félicité intemporelle de voir comme il faudrait voir, avec les devoirs temporels de faire ce qu'il faudrait faire et de sentir comme il faudrait sentir? « Il faudrait pouvoir, disais-je, voir ce pantalon comme infiniment important, et les êtres humains comme encore infiniment plus importants. » Il faudrait - mais en pratique, cela semblait impossible. Cette participation à la splendeur manifeste des choses ne laissait pas de place, pour ainsi dire, aux préoccupations ordinaires, nécessaires, de l'existence humaine, et surtout aux préoccupations impliquant des personnes. Car les personnes sont des mois, et, d'un point de vue tout au moins, j'étais à présent un non-moi, percevant et étant simultanément le non-moi des choses qui m'environnaient. Pour ce non-moi nouveau-né, le comportement, l'aspect, et même l'idée du moi qu'il avait cessé d'être, et des autres moi, ses semblables de naguère, semblaient, non pas, certes, déplaisants (car la déplaisante n'était pas l'une, des catégories auxquelles je rapportais mes pensées), mais immensément à côté de la question. Contraint par l'enquêteur à analyser et à exposer ce que je faisais (et comme je désirais ardemment qu'on me laissât seul avec l'éternité dans une fleur, avec l'Infini dans quatre pieds de fauteuil, et avec l'absolu dans les plis d'un pantalon de flanelle!), je me rendis compte que j'évitais de propos délibéré le regard de ceux qui étaient avec moi dans la pièce, que je m'abstenais délibérément d'avoir trop conscience d'eux
40-41 «Le contemplatif dont la perception a été « nettoyée» n'est pas tenu de rester dans sa chambre. Il peut aller vaquer à ses affaires, si complètement satisfait de voir et d'être une partie de l'Ordre divin des Choses, qu'il ne sera jamais tenté de s'adonner à ce que Traherne [poète et homme d’Église anglais] a appelé « les gentillesses malpropres du monde ». Quand nous nous sentons les seuls héritiers de l'univers, quand « la mer coule en nos veines... et que les astres sont nos joyaux », quand toutes choses sont perçues comme étant infinies et sacrées, quel motif pouvons-nous avoir d'être cupides ou d'affirmer notre moi, de poursuivre le pouvoir ou les formes un peu lugubres du plaisir? Les contemplatifs ont peu de chances de devenir des joueurs, ou des procureurs, ou des ivrognes; ils ne prêchent pas, en général, l'intolérance, ni ne font la guerre; ils n'estiment pas nécessaire de voler, d'escroquer, ni de pressurer les pauvres. Et à ces énormes vertus négatives, on peut en ajouter une autre qui, bien qu'elle soit difficile à définir, est à la fois positive et importante. L'arhat [dernier échelon de la sagesse dans une branche ancienne du bouddhisme] et le quiétiste peuvent bien ne pas pratiquer la contemplation dans sa plénitude ; mais, si tant est qu'ils la pratiquent, ils peuvent en rapporter des rumeurs d'une autre contrée de l'esprit, d'une contrée transcendante; et s'ils la pratiquent à son sommet, ils deviendront des conduits par les-quels quelque influence bénéfique pourra fouler cors de cette contrée, dans un monde de moi obscurcis. mourant chroniquement d'en être privés.»

L'Anti-œdipe
Pour Christian Godin dans "La philosophie pour les nuls" Deleuze par Nietzsche que l'identité est la nature avec ses différences. Ces différences qui constituent la nature des êtres et des choses. Il n'y a pas d'identité identique et stable. La psychanalyse ne le reconnaît pas car pour elle le désir est manque. La psychanalyse actualise les vieilles lunes du platonisme et du christianisme. Avec Gattari, Deleuze dans "L'Anti-œdipe" appelle à une psychanalyse subversive.

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