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Pierre Zaoui Spinoza, la décision de soi

Mots, idées, concepts, personnalités repérés :

“Pour Spinoza, la décision de soi est un ‘miracle’”
Pierre Zaoui, propos recueillis par Victorine de Oliveira publié le - Philosophie magazine
«Décider de soi, c’est renoncer à soi au profit du monde. C’est la conclusion à laquelle arrive Pierre Zaoui après avoir relu Spinoza. Il explique dans Spinoza. La décision de soi, ouvrage paru en 2008 et aujourd’hui épuisé, comment nous devons nous ouvrir à la joie et croire aux miracles, ces événements contraires à l’ordre habituel, afin de mieux nous diriger dans l’existence.

J’ai écrit Spinoza. La décision de soi à une période difficile de ma vie. En relisant le prologue du Traité de la réforme de l’entendement, j’ai eu un choc. Je considérais jusque-là Spinoza comme le philosophe le plus impersonnel. Or j’ai saisi pour la première fois la dimension profondément existentielle de cet écrit de jeunesse où il décrit un péril extrême, une vie qui ressemble assez à la mienne à l’époque, où tout est fragile et incertain. On présente souvent Spinoza comme le sage des sages, ou le philosophe le plus sage. Pourtant, le début du Traité est l’œuvre d’un jeune homme complètement perdu qui cherche son point d’appui dans la philosophie de façon à en faire un remède. Certes, c’est une idée classique pour les Anciens, mais elle n’est plus tellement à la mode au XVIIe siècle. Descartes pense plutôt la toute-puissance d’une volonté infinie, qui a un pouvoir de résolution absolument sans limite. À l’opposé du spectre, Spinoza se place du côté de la fragilité, du point de vue de celui qui n’a pas de force propre. Descartes est le grand penseur de la liberté, Spinoza celui de la libération. Quand, pour différentes raisons, on se sent soi-même esclave, serf, aliéné, le second a immédiatement plus d’attrait. Car il est bien là le problème essentiel du spinozisme : parvenir à se libérer sans cesse des forces qui nous asservissent non pas en les rejetant mais en en comprenant la nécessité et la puissance, et en retirant de la joie de cette compréhension. Spinoza nous enseigne donc que décider de soi, c’est apprendre à renoncer à soi au profit du monde – c’est de l’anti-développement personnel.
Plus précisément, il pose le problème ainsi : on n’est pas cause de soi, c’est autre chose qui nous cause ; comment peut-on dès lors participer à ce qui est causa sui, comment peut-on décider de soi ? Et si l’on prend bien ce problème au pied de la lettre, c’est déjà une véritable libération, au moins une libération de ce que Sartre appelait son “intimité gastrique”, car on comprend d’emblée que l’enjeu n’est plus du tout de chercher en soi on ne sait quelles “forces propres” (quand on ne va pas très bien, on sait qu’on n’en a aucune) mais d’instituer un nouveau rapport aux forces extérieures (les choses, les êtres, les idéalités mathématiques…) à toute fin qu’elles nous nourrissent au lieu de nous détruire. C’est assez rare de ressentir l’expérience exacte qui est en train d’être décrite dans un essai de philosophie classique.
Cette expérience, c’est l’expérience d’une “réforme de l’entendement” dit Spinoza, d’une modification de son esprit, de sa faculté de penser et de connaître. C’est intéressant, cette idée de réformer non pas soi ou son comportement, mais seulement son esprit. D’abord parce que l’enjeu de la décision de soi n’est justement pas soi mais le monde, que Spinoza appelle Dieu ou la Nature, et qui signifie de manière pratique toutes les choses qui nous entourent, vivantes et non vivantes, même si, en vérité, tout est vie chez Spinoza – même la pierre a une âme. Et ensuite, parce qu’il ne s’agit pas de se transformer intégralement, d’opérer une révolution brusque – au niveau individuel, le fantasme tragique de révolution radicale s’affaisse très vite en vaine farce des bonnes résolutions du nouvel an ou en serment d’ivrogne. On trouve différentes traductions d’intellectus amendatione, dont celle d’“amendement intellectuel”, avec l’idée de guérison, de soin, de réparation. Spinoza prend acte du fait que nous sommes tous plus ou moins détraqués au départ, dominés par des forces plus grandes que nous. Là encore, on est à l’opposé de l’idée cartésienne d’un bon sens qui serait la chose la plus communément partagée.
“Chacun essaie de décider de soi à chaque instant ? Balivernes ! Chacun essaie de persévérer dans son être, mais la plupart du temps de manière tellement idiote que cette persévérance nous conduit dans des voies qui nous mènent vers le malheur”
Avec Spinoza, on prend donc le problème à l’envers : nativement, il n’y a pas de bon sens, nous sommes tous des petits esprits détraqués, et la philosophie n’est pas là pour développer une raison naturellement orientée vers le vrai et le bien, mais d’abord pour réparer un esprit qui fonctionne à l’envers et qui nous fait “courir à notre propre servitude en croyant œuvrer pour notre salut”, pour reprendre les mots du Traité théologico-politique. Chacun essaie de décider de soi à chaque instant ? Balivernes ! Chacun essaie de persévérer dans son être, mais la plupart du temps de manière tellement idiote que cette persévérance nous conduit dans des voies qui nous mènent vers le malheur, la destruction, la guerre. Il faut réformer tout cela. Mais il ne s’agit pas d’une révolution. Au milieu de toute la gadoue qui constitue le fond de l’âme brille quand même un peu de lumière, celle d’une idée vraie. Nul besoin, donc, de tout changer de fond en comble – ce n’est pas une conversion religieuse – mais plutôt de tirer lentement, patiemment, prudemment, tous les fils de nécessité qui découlent de cette petite idée vraie, en amont vers l’idée de Dieu, et en aval vers les idées de toutes les choses singulières.
Spinoza est l’un des rares philosophes qui renonce d’avance à la toute-puissance de la philosophie. Cette dernière ne peut pas nous rendre tout-puissant, car seul Dieu est tout-puissant ou puissance infinie, et, en tant qu’être fini, nous ne sommes pas Dieu et ne pourrons jamais le devenir. C’est pourquoi Spinoza n’est pas du tout athée et a absolument besoin de l’idée de Dieu : au moins pour nous protéger du fantasme d’être Dieu nous-même. Autrement dit, on ne décide pas de soi en renforçant son pauvre petit ego mais en devenant capable de comprendre, et donc d’aimer et de se réjouir, de toutes les œuvres de Dieu : tel poème, telle sonate, tel bel athlète, telle coccinelle, tels amoureux qui se bécotent sur les bancs publics. On pourrait presque dire que toute la sagesse de Spinoza pourrait se résumer à cela : décider de soi, c’est apprendre, non pas à devenir un grand poète, un grand musicien ou un grand amant, mais à se réjouir pour de bon, sans jalousie, sans envie, sans toute cette boue ordinaire des affects humains, de la poésie de son rival, de la musique de son voisin ou du bonheur des amoureux qui s’embrassent.
Certes, il peut paraître paradoxal de faire d’un philosophe qui a théorisé un déterminisme absolu de la nature le penseur idéal de la décision de soi. C’est pourquoi j’ai essayé d’aborder cette idée de décision de soi en parlant de “miracle”. En un premier sens, un miracle consiste en un événement qui contrevient aux lois de la nature ou à ce que l’on en connaît. En ce sens, il n’y a pas de miracle chez Spinoza, qui dit qu’on ne nomme tel que ce que l’on ne peut pas expliquer. C’est par la même nécessité que le désespéré ira se pendre, que le sage fera de la philosophie, et que l’assassin ira tuer. Tout cela est inscrit dans une forme de nécessité, tout est conforme à l’ordre de la nature. Mais en rester là reviendrait à adopter d’un point de vue proprement éthique une forme de fatalisme qui conduit à l’abandon de soi et au renoncement à toute réforme. C’est pourquoi, en un second sens, pour que l’Éthique soit bien une éthique, il faut introduire un tremblement pratique, réhabiliter les notions de possible, de décision, de réforme qui ne sont pas des notions intrinsèques au système. C’est pourquoi j’ai voulu parler de miracle pour décrire ces moments de transfiguration de la nécessité.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment de sa vie on passe d’un plan de vie complètement désordonné et destructeur à un plan de vie créateur et vivant ? Comment décrire ce point de basculement ? Fondamentalement, c’est miraculeux, c’est-à-dire inexplicable dans le système de Spinoza. Vous essayez de résoudre un problème mathématique, vous n’y arrivez pas, puis vous dormez ou vous allez vous promener, et, d’un coup, ça se débloque. Vous n’allez pas bien, vous ruminez des idées noires, et, soudain, quelque chose s’éclaire. Pourquoi ? Il y a deux logiques, celle des idées fausses et celle des idées vraies. Les deux s’enchaînent absolument nécessairement. Quand on est dans la logique des idées fausses, on doit aller normalement vers plus de faux, mais il y a des moments de bascule où l’on change de plan et on rattrape la logique des idées vraies. Comment se font ces embrayages ? Ce n’est pas explicable par la raison. Mais c’est dans ces petits embrayages miraculeux que se loge toute la dimension proprement éthique de l’Éthique à toute fin d’“être conduit comme par la main vers la béatitude’’. »
Éditions points
4e de couverture et site de l'éditeur «Décider de soi, ce n’est ni devenir quelqu’un d’autre, ni devenir soi-même, mais bien plus impersonnellement devenir toute chose : réorienter son existence de telle sorte que l’ensemble des événements et des rencontres qui adviennent ne constitue plus une pluie hasardeuse de joies et de tristesses, d’espoirs et de désespoirs, mais une suite nécessaire d’accords de plus en plus joyeux, de plus en plus puissants et de plus en plus libres entre soi et son environnement. Mais comment y parvenir quand on ne croit ni en la volonté ni en Dieu, quand on ne sait ni ne peut décider de quoi que ce soit ? C’est là tout le problème de Spinoza. Et toute sa solution : apprendre à s’inventer un plan de vie où nos joies cessent d’être de simples instants volés sans lendemain pour devenir les rouages d’une machinerie spirituelle qui nous renforce à chaque pensée, à chaque sensation, à chaque rencontre. Tout le but de ce livre est de déplier une telle solution pour la rendre accessible à tous, dans le texte de Spinoza et même au-delà.
Pierre Zaoui - Maître de conférences en philosophie à l'université Paris-Cité, il a notamment publié La Traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire (Seuil, 2010), La Discrétion (Autrement, 2013) et Beautés de l’éphémère. Apologie des bulles de savon (Seuil, 2024).»



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