Sortir de l'histoire officielle

    


Je cherche dans ses romans et pièces de théâtre où se cachent Albert Camus.
Essayer à partir de sa fiction de le décrire, sa vie, sa pensée :
La pauvreté - Sa mère - L’Algérie
L’école - Le quartier et l’oncle tonnelier
Le lycée - Le foot - La cigarette
Les bains de mer - Les filles – les femmes - la séduction
Les ruines romaines - La littérature / les philosophes
Le journalisme - L'écriture
La révolte - L’engagement
Le théâtre

La mort heureuse 1937 ? (parution 1971)
Caligula 1938
L'étranger 1942
Le malentendu 1944
La peste 1947
L'État de siège 1948
Les justes 1949
  
Un repère : L'homme révolté 1951
La chute 1956
L'exil et le royaume 1957


La peste 1947

https://www.franceculture.fr/.../comment-albert-camus-a-ecrit-la-peste?...
En pdf sur unprolospecule Comment Albert Camus a écrit "La Peste"
«Résister et combattre la peste brune
Le débarquement allié en Afrique du Nord et l’entrée des Allemands en zone Sud l’empêchent de rentrer en Algérie, chez lui : “Comme des rats !” s’exclame-t-il dans ses Carnets, et quelques pages plus loin, début 1943 : “Je veux exprimer au moyen de la peste l'étouffement dont nous avons tous souffert”. ...
“Ce que l’on apprend au milieu des fléaux, c’est qu’il y a dans les hommes plus à admirer qu’à mépriser.” écrit-il dans La Peste. Tout en montrant les capacités humaines de solidarité, de combat, Camus alerte pour ne jamais oublier les leçons des épreuves : _“_Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais.”»

La peste dans la correspondance avec Jean Grenier «Votre livre a une résonance grave et profonde...»

"La petite fabrique de L'INHUMAIN" par Marylin Maeso Les éditions de L'Observatoire

Pages Folio 42
Le temps et l'espace :
Page 71 «... nous étions réduits à notre passé, et si même quelques uns d'entre nous avaient la tentation de vivre dans l'avenir, ils y renonçaient rapidement ...»
73 «... le temps suscitait ... l'angoisse qui lui est propre, ils étaient attachés aussi à l'espace ...»
N'oublions pas parmi les personnages le narrateur ? Ce narrateur est le docteur Rieux : indiqué par Camus dans Révoltes et servitudes - Actuelles II
Il se site souvent mais ne se dévoile pas, bien qu'il l'ait annoncé.
«...le narrateur, qu'on connaîtra toujours à temps...»
Il est bien concerné par la peste :
«une fois les portes fermées, ils s'aperçurent qu'ils étaient tous, et le narrateur lui même pris dans le même sac»
«...le narrateur est persuadé qu'il peut écrire ici, au nom de tous, ce que lui-même a éprouvé ...»
«...parler enfin plus expressément des amants, qui sont les plus intéressants et dont le narrateur est peut-être mieux placé pour parler,...»
«...un des camps d'isolement qui avaient été organisés par l'administration. Il se trouve que le narrateur, appelé ailleurs, ne les a pas connus. Et c'est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage de Tarrou.»
85 «Oui, il y avait dans le malheur une part d'abstraction et d'irréalité. Mais quand l'abstraction se met à vous tuer, il faut bien s'occuper de l'abstraction.»
119 «Il n'a pas vu assez mourir et c'est pourquoi il parle au nom d'une vérité. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d'un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l'excellence.»
124 «Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n'est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c'est ce qu'on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l'ignorance qui croit tout savoir et qui s'autorise alors à tuer. L'âme du meurtrier est aveugle et il n'y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.»
125 «...on ne félicite pas un instituteur d'enseigner que deux et deux font quatre. On le félicitera peut-être d'avoir choisi ce beau métier. Disons donc qu'il était louable que Tarrou et d'autres eussent choisi de démontrer que deux et deux faisaient quatre plutôt que le contraire, mais disons aussi que cette bonne volonté leur était commune avec l'instituteur, avec tous ceux qui ont le même coeur que l'instituteur et qui, pour l'honneur de l'homme, sont plus nombreux qu'on ne pense, c'est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci aperçoit très bien d'ailleurs l'objection qu'on pourrait lui faire et qui est que ces hommes risquaient leur vie. Mais il vient toujours une heure dans l'histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort.  L'instituteur le sait bien. Et la question n'est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient à décider si, oui ou non, ils étaient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle.»
150-151 «- Vous savez, docteur, dit-il, j'ai beaucoup pensé à votre organisation. Si je ne suis pas avec vous, c'est que j'ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne, j'ai fait la guerre d'Espagne.
- De quel côté ? demanda Tarrou.
- Du côté des vaincus. Mais depuis, j'ai un peu réfléchi.
- À quoi ? fit Tarrou.
- Au courage. Maintenant je sais que l'homme est capable de grandes actions. Mais s'il n'est pas capable d'un grand sentiment, il ne m'intéresse pas.
- On a l'impression qu'il est capable de tout, dit Tarrou.
- Mais non, il est incapable de souffrir ou d'être heureux longtemps.
Il n'est donc capable de rien qui vaille.
Il les regardait, et puis :
- Voyons, Tarrou, êtes-vous capable de mourir pour un amour ?
- Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant.
- Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c'est visible à l'œil nu. Eh bien, moi, j'en ai assez des gens qui meurent pour une idée. je ne crois pas à l'héroïsme, je sais que c'est facile et j'ai appris que c'était meurtrier. Ce qui m'intéresse, c'est qu'on vive et qu'on meure de ce qu'on aime.
Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur :
- L'homme n'est pas une idée, Rambert.
L'autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.
- C'est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l'amour. Et justement,  nous ne sommes plus capables d'amour. Résignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n'est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.
Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.
- Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s'agit pas d'héroïsme dans tout cela. Il s'agit d'honnêteté. C'est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c'est l'honnêteté.»
159 Nazisme : «Sous les ciels de lune, elle alignait ses murs blanchâtres et ses rues rectilignes, jamais tachées par la masse noire d'un arbre, jamais troublées par le pas d'un promeneur ni le cri d'un chien. La grande cité silencieuse n'était plus alors qu'un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d'anciens grands hommes étouffés à jamais dans le bronze s'essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui avait été l'homme. Ces idoles médiocres trônaient sous un ciel épais, dans les carrefours sans vie, brutes insensibles qui figuraient assez bien le règne immobile où nous étions entrés ou du moins son ordre ultime, celui d'une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix.»
165 «Les jours de grand vent seulement, une vague odeur venue de l'est leur rappelait qu'ils étaient installés dans un nouvel ordre, et que les flammes de la peste dévoraient leur tribut chaque soir.»
168 «...la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l'amour et même de l'amitié. Car l'amour demande un peu d'avenir, et il n'y avait plus pour nous que des instants.»
212 Des théories de femmes dans le sens de groupe, peut-être ?
Le foot 216 «Le ciel était à moitié couvert et Gonzalès, le nez levé, remarqua avec regret que ce temps, ni pluvieux, ni chaud, était le plus favorable à une bonne partie. Il évoquait comme il pouvait l'odeur d'embrocation dans les vestiaires, les tribunes croulantes, les maillots de couleur vive sur le terrain fauve, les citrons de la mi-temps ou la limonade qui pique les gorges desséchées de mille aiguilles rafraîchissantes. Tarrou note d'ailleurs que, pendant tout le trajet, à travers les rues défoncées du faubourg, le joueur ne cessait de donner des coups de pied dans les cailloux qu'il rencontrait. Il essayait de les envoyer droit dans les bouches d'égout, et quand il réussissait, « un à zéro », disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son mégot devant lui et tentait, à la volée, de le rattraper du pied. Près du stade, des enfants qui jouaient envoyèrent une balle vers le groupe qui passait et Gonzalès se dérangea pour la leur retourner avec précision.»
218 «Ils allèrent dire au revoir à Gonzalès, qui étudiait [263] un tableau de surveillance par roulement. Le joueur rit en leur serrant les mains.
- J'ai retrouvé au moins les vestiaires, disait-il, c'est toujours ça.»
222 « Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C'est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j'ai toujours voulu en sortir.»
222 «Ma mère était simple et effacée, je n'ai jamais cessé de l'aimer...»
224 Comme George Orwell prenant conscience du condamné à mort bien vivant en évitant une flaque d'eau sur le chemin de l'exécution : « Je n'ai pourtant gardé de cette journée qu'une seule image, celle du coupable. Je crois qu'il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d'une trentaine d'années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu'il avait fait et ce qu'on allait lui faire, qu'au bout de quelques minutes, je n'eus plus d'yeux que pour  lui. Il avait l'air d'un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s'ajustait pas exactement à l'angle du col. Il se rongeait les ongles d'une seule main, la droite... Bref, je n'insiste pas, vous avez compris qu'il était vivant.
« Mais moi, je m'en apercevais brusquement, alors que, jusqu'ici, je n'avais pensé à lui qu'à travers la catégorie commode d'« inculpé ». Je ne puis dire que j'oubliais alors mon père [avocat général], mais quelque chose me serrait le ventre qui m'enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n'écoutais presque rien, je sentais qu'on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec une sorte d'aveuglement entêté. je ne me réveillais vraiment qu'avec le réquisitoire de mon père.
« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu'il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu'il demandait même qu'on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : « Cette tête doit tomber. » Mais, à la fin, la différence n'était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu'il obtint cette tête. Simplement, ce n'est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l'affaire ensuite jusqu'à sa conclusion, exclusivement, j'eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l'eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu'on appelait poliment les derniers moments et qu'il faut bien nommer le plus abject des assassinats.»
226-227 Engagement mortel «...j'ai fait de la politique comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J'ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu'en la combattant, je combattrais l'assassinat. Je l'ai cru, d'autres me l'ont dit et, pour finir, c'était vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j'aimais et que je n'ai pas cessé d'aimer. J'y suis resté longtemps et il n'est pas de pays en Europe dont je n'aie partagé les luttes. Passons. « Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, à l'occasion, des condamnations. Mais on me disait que ces quelques morts étaient nécessaires pour amener un monde où l'on ne tuerait plus personne. C'était vrai d'une certaine manière et, après tout, peut-être ne suis-je pas capable de me maintenir dans ce genre de vérités. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'hésitais. ... « J'ai compris alors que moi, du moins, je n'avais pas cessé d'être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J'ai appris que j'avais indirectement souscrit à la mort de milliers d'hommes, que j'avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l'avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n'en parlaient jamais spontanément. Moi, j'avais la gorge nouée. J'étais avec eux et j'étais pourtant seul. Quand il m'arrivait d'exprimer mes scrupules, ils me disaient qu'il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons souvent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n'arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d'excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j'admettais les raisons, de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l'exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l'on cédait une fois, il n'y avait pas de raison de s'arrêter. Il me semble que l'histoire m'a donne raison, aujourd'hui c'est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement. « Mon affaire à moi, en tout cas, ce n'était pas le raisonnement.»
228-229 « C'est pourquoi encore cette épidémie ne m'apprend rien, sinon qu'il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n'en est indemne. Et qu'il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d'un autre et à lui coller l'infection. Ce qui est naturel, c'est le microbe. Le reste, la santé, l'intégrité, la pureté, si vous voulez, c'est un effet de la volonté et d'une volonté qui ne doit jamais s'arrêter. L'honnête homme, celui qui n'infecte presque personne, c'est celui qui a le moins de distractions possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! ...»
Quatre ans avant L'homme révolté, Jean-Paul Sartre et compagnie auraient dus le voir venir.
«...je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu'à partir du moment où j'ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l'histoire. je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n'est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j'ai appris la modestie. Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu'il faut, autant qu'il est possible, refuser d'être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J'ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d'autres têtes pour les faire consentir à l'assassinat, que j'ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair.
...j'ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d'elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la ... paix. ... chemin qu'il fallait prendre pour arriver à la paix ... la sympathie.»
230 «- En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment on devient un saint.
- Mais vous ne croyez pas en Dieu.
- Justement. Peut-on être un saint sans Dieu., c'est le seul problème concret que je connaisse aujourd'hui.
...je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu'avec les saints. je n'ai pas de goût, je crois, pour l'héroïsme et la sainteté. Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme.
- Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l'amitié ?
- Ce que vous voulez, dit Rieux.
- Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint, c'est un plaisir digne.
...Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s'il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu'il se batte ?»
231 «...plongea le premier. Froides d'abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d'automne [278] qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d'écume, l'eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d'étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d'eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s'arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.»
236 «...ce monde sans amour était comme un monde mort et qu'il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d'un être et le cœur émerveillé de la tendresse.»
250 «...l'effacement de Mme Rieux ; sur la façon qu'elle avait de tout exprimer en phrases simples ; sur le goût particulier qu'elle montrait pour une certaine fenêtre, donnant sur la rue calme, et derrière laquelle elle s'asseyait le soir, un peu droite, les mains tranquilles et le regard attentif jusqu'à ce que le crépuscule eût envahi la pièce, faisant d'elle une ombre noire dans la lumière grise qui fonçait peu à peu et dissolvait alors la silhouette immobile ; sur la légèreté avec laquelle elle se déplaçait d'une pièce à l'autre ; sur la bonté dont elle n'avait jamais donné de preuves précises devant Tarrou, mais dont il reconnaissait la lueur don tout ce qu'elle faisait ou disait ; sur le fait enfin que, selon lui, elle connaissait tout sans jamais réfléchir, et qu'avec tant de silence et d'ombre, elle pouvait rester à la hauteur de n'importe quelle lumière, fût-ce celle de la peste.»
263 «Il savait ce que sa mère pensait et qu'elle l'aimait en ce moment. Mais il savait aussi que ce n'est pas grand' chose que d'aimer un être ou du moins qu'un amour n'est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s'aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour - ou lui - sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l'aveu de leur tendresse.»
263-264 «...si c'était cela, gagner la partie, qu'il devait être dur de vivre seulement avec ce qu'on sait et ce dont on se souvient, et privé de ce qu'on espère. C'était ainsi sans doute qu'avait vécu Tarrou et il était conscient de ce qu'il y a de stérile dans une vie sans illusions. Il n'y a pas de paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s'empêcher de condamner et que même les victimes se trouvaient être parfois des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et la contradiction, il n'avait jamais connu l'espérance. Était-ce pour cela qu'il avait voulu la sainteté et cherché la paix dans le service des hommes ? À la vérité, Rieux n'en savait rien et cela importait peu
265 «Il reste donc au narrateur à se faire le chroniqueur des heures de joie qui suivirent cette ouverture des portes, bien que lui-même fût de ceux qui n'avaient pas la liberté de s'y mêler tout entiers. De grandes réjouissances étaient organisées pour la Journée et pour la nuit. En même temps, les trains commencèrent à fumer en gare pendant que, venus de mers lointaines, des navires mettaient déjà le cap sur notre port, marquant à leur manière que ce jour était, pour tous ceux qui gémissaient d'être séparés, celui de la grande réunion. On imaginera facilement ici ce que put devenir le sentiment de la séparation qui avait habité tant de nos concitoyens. Les trains qui, pendant la journée, entrèrent dans notre ville n'étaient pas moins chargés que ceux qui en sortirent.»
266-267 «Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l'épidémie, voulait courir d'un seul élan hors de la ville et s'élancer à la rencontre de celle qu'il aimait. Mais il savait que cela n'était plus possible. Il avait changé, la peste avait mis en lui une distraction que, de toutes ses forces, il essayait de nier, et qui, cependant, continuait en lui comme une sourde angoisse. Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait foi trop brutalement, il n'avait pas sa présence d'esprit. Le bonheur arrivait à toute allure, l'événement allait plus vite que l'attente. Rambert comprenait que tout lui serait rendu d'un coup et que la joie est une brûlure qui ne se savoure pas.
...le train s'arrêta, des séparations interminables qui avaient souvent commencé sur ce même quai de gare, y prirent fin, en une seconde, au moment où des bras se refermèrent avec une avarice exultante sur des corps dont ils avaient oublié la forme vivante. Rambert, lui, n'eut pas le temps de regarder cette forme courant vers lui, que déjà, elle s'abattait contre sa poitrine. Et la tenant à pleins bras, serrant contre lui une tête dont il ne voyait que les cheveux familiers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaient de son bonheur présent ou d'une douleur trop longtemps réprimée, assuré du moins qu'elles l'empêcheraient de vérifier si ce visage enfoui au creux de son épaule était celui dont il avait tant rêvé ou au contraire celui d'une étrangère. Il saurait plus tard si son soupçon était vrai.
...oublieux de toute misère et de ceux qui, venus aussi par le même train, n'avaient trouvé personne et se disposaient à recevoir chez eux la confirmation des craintes qu'un long silence avait déjà fait naître dans leur coeur. Pour ces derniers, qui n'avaient maintenant pour compagnie que leur douleur toute fraîche, pour d'autres qui se vouaient, à ce moment, au souvenir d'un être disparu, il en allait tout autrement et le sentiment de la séparation avait atteint son sommet. Pour ceux-là, mères, époux, amants qui avaient perdu toute joie avec l'être maintenant égaré dans une fosse anonyme ou fondu dans un tas de cendre, c'était toujours la peste.»
269 «...ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l'injustice du bonheur, que la peste était finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d'un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l'égard de tout ce qui n'était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu'elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d'un four s'évaporait en fumées grasses, pendant que l'autre, chargée des chaînes de l'impuissance et de la peur, attendait son tour.»
269-270 «...donner un nom à cet air de famille qu'il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants.
...faute d'un autre nom, ils l'appelaient quelquefois la paix.
...la vraie patrie se trouvait au delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l'amour. Et c'était vers elle, c'était vers le bonheur, qu'ils. voulaient revenir, se détournant du reste avec dégoût.»
271 «« Courage, c'est maintenant qu'il faut avoir raison », avaient retrouvé sans hésiter l'absent qu'ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine.»
273-274 «...justifier son intervention et faire comprendre qu'il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif. Pendant toute la durée de la peste, son métier l'a mis à même de voir la plupart de ses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il était donc bien placé pour rapporter ce qu'il avait vu et entendu. Mais il a voulu le faire avec la retenue désirable. D'une façon générale, il s'est appliqué à ne pas rapporter plus de choses qu'il n'en a pu voir, à ne pas prêter à ses compagnons de peste des pensées qu'en somme ils n'étaient pas forcés de former, et à utiliser seulement les textes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains. Étant appelé à témoigner, à l'occasion d'une sorte de crime, il a gardé une certaine réserve, comme il convient à un témoin de bonne volonté. Mais en même temps, selon la loi d'un cœur honnête, il a pris délibérément le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, ses concitoyens, dans les seules certitudes qu'ils aient en commun, et qui sont l'amour, la souffrance et l'exil. C'est ainsi qu'il n'est pas une des angoisses de ses concitoyens qu'il n'ait partagée, aucune situation qui n'ait été aussi la sienne. Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait à dire, son attente, ses épreuves, il devait les taire. S'il s'en est servi, c'est seulement pour comprendre ou faire comprendre ses concitoyens et pour donner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupart du temps, ils ressentaient confusément. A vrai dire, cet effort de raison ne lui a guère coûté. Quand il se trouvait tenté de mêler directement sa confidence aux mille voix des pestiférés, il était arrêté parla pensée qu'il n'y avait pas une de ses souffrances qui ne fût en même temps celle des autres et que dans un monde où la douleur est si souvent solitaire, cela était un avantage. Décidément, il devait parler pour tous. Mais il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le docteur Rieux ne pouvait parler. Il s'agit, en effet, de celui dont Tarrou avait dit un jour à Rieux : « Son seul vrai crime, c'est d'avoir approuvé dans son cœur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes. Le reste, je le comprends, mais ceci, je suis obligé de le lui pardonner. » Il est juste que cette chronique se termine sur lui qui avait un cœur ignorant, c'est-à-dire solitaire.»
278 «...Une stèle ou une plaque.
- J'en étais sûr. Et il y aura des discours.
Le vieux riait d'un rire étranglé.
- Je les entends d'ici : « Nos morts... », et ils iront casser la croûte.»
279 «...il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu'il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d’être des médecins.»

"La petite fabrique de L'INHUMAIN" par Marylin Maeso Les éditions de L'Observatoire

En remarque de ma part  L'inhumain est simplement humain. La technique permet de démultiplier la force, celle qui permet avec l'entraide à l'espèce de survivre. Malheureusement cette technique déséquilibre les interactions, ceci en faveur de la prédation.

Page 38 et suite : Marylin Maeso propose dans le chapitre "Un roman en trompe l'oeil"  de prêter attention à un personnage qui semble insignifiant Tarrou.  «...l'excentrique qui possède un point de vue décalé sur le monde.» «...ce bonhomme apparemment perdu dans ses nuées s'avère le plus lucide de tous». De la peste (page 222 ci-dessous «« Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C'est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j'ai toujours voulu en sortir.»». J'en déduis qu'elle propose d'écouter l'insignifiant, le silencieux, le discret, le silencieux. Cet insignifiant, qui a tout vu, n'apparaît dans les enquêtes et archives.
Elle propose aussi de lire dans ce roman en plus «du niveau littéral (récit de l'épidémie), du niveau métaphysique (la peste comme image de la condition humaine), et du niveau historico-politique (la peste comme allégorie du nazisme ... fascisme ... ).» un niveau plus discret, en retrait sur une vision d'un peuple endormi par ses habitudes.
Ses réflexions me rappellent de William S. Allen "Une petite ville nazie". Accepter le fatal pour ne pas perturber le quotidien.

Rélexions aussi sur L'homme révolté

L'étranger 1942


Pages Folio 2
Page 33 «...maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j’ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un petit recul, mais n’a fait aucune remarque. J’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j’ai pensé que je l’avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.»
37 «...des tramways sont arrivés dans le bruit. Ils ramenaient du stade de banlieue des grappes de spectateurs perchés sur les marchepieds et les rambardes. Les tramways suivants ont ramené les joueurs que j’ai reconnus à leurs petites valises. Ils hurlaient et chantaient à pleins poumons que leur club ne périrait pas. Plusieurs m’ont fait des signes. L’un m’a même crié : « On les a eus. »»
41 «Il y avait un tas de connaissements qui s’amoncelaient sur ma table et il a fallu que je les dépouille tous.» Connaissements un mot anglais pour des contrats maritimes, expérience du port de Camus issu d'un contrat d'été qu'il a exécuté avant d'entrer au lycée.
42 «Le camion nous a dépassés et nous nous sommes lancés à sa poursuite. J’étais noyé dans le bruit et la poussière. Je ne voyais plus rien et ne sentais que cet élan désordonné de la course, au milieu des treuils et des machines, des mâts qui dansaient sur l’horizon et des coques que nous longions. J’ai pris appui le premier et j’ai sauté au vol. Puis j’ai aidé Emmanuel à s’asseoir. Nous étions hors de souffle, le camion sautait sur les pavés inégaux du quai, au milieu de la poussière et du soleil. Emmanuel riait à perdre haleine.»
45 «...il me parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi parce que je l’écoute. Je trouve que ce qu’il dit est intéressant.»
Le nom de Sintès du voisin de palier est celui de sa mère.
68 «Marie m’a dit qu’elle aimerait connaître Paris. Je lui ai appris que j’y avais vécu dans un temps et elle m’a demandé comment c’était. Je lui ai dit : « C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. »
68-69 «...nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes étaient belles et j’ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m’a dit que oui et qu’elle me comprenait.»
«...« Tu ne veux pas savoir ce que j’ai à faire ? » Je voulais bien le savoir, mais je n’y avais pas pensé et c’est ce qu’elle avait l’air de me reprocher. Alors, devant mon air empêtré, elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.»
69-70 Portrait d'une femme énigmatique que l'on retrouve au tribunal, qui est-elle et que représente-elle ? : «...est entré une bizarre petite femme qui m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table. Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de pomme. Elle s’est débarrassée de sa jaquette, s’est assise et a consulté fiévreusement la carte. Elle a appelé Céleste et a commandé immédiatement tous ses plats d’une voix à la fois précise et précipitée. En attendant les hors-d’œuvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carré de papier et un crayon, a fait d’avance l’addition, puis a tiré d’un gousset, augmentée du pourboire, la somme exacte qu’elle a placée devant elle. À ce moment, on lui a apporté des hors-d’œuvre qu’elle a engloutis à toute vitesse. En attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle a coché une à une presque toutes les émissions. Comme le magazine avait une douzaine de pages, elle a continué ce travail méticuleusement pendant tout le repas. J’avais déjà fini qu’elle cochait encore avec la même application. Puis elle s’est levée, a remis sa jaquette avec les mêmes gestes précis d’automate et elle est partie.»
75 «Elle avait mis une robe de toile blanche et lâché ses cheveux. Je lui ai dit qu’elle était belle, elle a ri de plaisir.»
79 «Pour la première fois peut-être, j’ai pensé vraiment que j’allais me marier.»
80-81 «j’étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Le sable commençait à chauffer sous les pieds. J’ai retardé encore l’envie que j’avais de l’eau, mais j’ai fini par dire à Masson : « On y va « J’ai plongé.» «L’eau était froide et j’étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans la bouche.»
«Sur la plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j’ai mis ma figure dans le sable. Je lui ai dit que « c’était bon » ... Elle s’est allongée flanc à flanc avec moi et les deux chaleurs de son corps et du soleil m’ont un peu endormi.»
100 «j’avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments.»
115 «...je la regardais et j’avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J’avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu’il fallait espérer en dehors de lui. Mais c’était bien sans doute ce que Marie voulait dire parce qu’elle souriait toujours. Je ne voyais plus que l’éclat de ses dents et les petits plis de ses yeux.»
118 «Il y avait plus malheureux que moi. C’était d’ailleurs une idée de maman, et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout.»
118-119 «...j’étais tourmenté par le désir d’une femme. C’était naturel, j’étais jeune. Je ne pensais jamais à Marie particulièrement. Mais je pensais tellement à une femme, aux femmes, à toutes celles que j’avais connues, à toutes les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule s’emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs. Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un autre, cela tuait le temps.»
122 Amusant il cite sa pièce Le malentendu.
128 «« Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L’été, c’est la saison creuse pour les journaux. Et il n’y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose. » Il m’a montré ensuite, dans le groupe qu’il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée, avec d’énormes lunettes cerclées de noir. Il m’a dit que c’était l’envoyé spécial d’un journal de Paris...» C'est là que Jacques Ferrandez dans son album y a placé Sartre.
131 «Les journalistes tenaient déjà leur stylo en main. Ils avaient tous le même air indifférent et un peu narquois. Pourtant, l’un d’entre eux, beaucoup plus jeune, habillé en flanelle grise avec une cravate bleue, avait laissé son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage un peu asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs, qui m’examinaient attentivement, sans rien exprimer qui fût définissable. Et j’ai eu l’impression bizarre d’être regardé par moi-même.» N'est-ce pas le cas ? Camus s'est-il amusé à se mettre dans son roman ? Est-il le coupable et de quoi ?
146 «...j’ai reconnu un court instant l’odeur et la couleur du soir d’été. Dans l’obscurité de ma prison roulante, j’ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d’une ville que j’aimais et d’une certaine heure où il m’arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l’air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l’appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d’aveugle, que je connaissais...»
149 «Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. ... En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps.»
165 «il y avait une disproportion ridicule entre le jugement qui l’avait fondée et son déroulement imperturbable à partir du moment où ce jugement avait été prononcé. Le fait ... qu’elle aurait pu être tout autre, qu’elle avait été prise par des hommes qui changent de linge, qu’elle avait été portée au crédit d’une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle décision.»
171 «...tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Dans le fond, je n’ignorais pas que mourir à trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque, naturellement, dans les deux cas, d’autres hommes et d’autres femmes vivront, et cela pendant des milliers d’années. Rien n’était plus clair, en somme. C’était toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans vingt ans. À ce moment, ce qui me gênait un peu dans mon raisonnement, c’était ce bond terrible que je sentais en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je n’avais qu’à l’étouffer en imaginant ce que seraient mes pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même en venir là.»
174-175 «...je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j’en étais bien sûr et j’ai dit que je n’avais pas à me le demander : cela me paraissait une question sans importance.» ... «...je n’étais peut-être pas sûr de ce qui m’intéressait réellement, mais j’étais tout à fait sûr de ce qui ne m’intéressait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne m’intéressait pas.»
179 «...Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter une autre vie. » Je lui ai répondu que naturellement, mais cela n’avait pas plus d’importance que de souhaiter d’être riche, de nager très vite ou d’avoir une bouche mieux faite. C’était du même ordre. Mais lui m’a arrêté et il voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je lui ai crié : « Une vie où je pourrais me souvenir de celle-ci »,»
180 «...j’ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu’il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu.»
180-181 «Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. ... j’étais sûr de moi, sûr de tout, ... sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. .... J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? ... Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. ...Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour.»
183 «Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent.»
«Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle.»
184 «...pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.»

La mort heureuse

Pages Folio 4998
Page 13 «De précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la chaux, tout cela était si frais et si enfantin qu['il] s’arrêta un moment avant de reprendre le chemin qui de la place descendait vers la villa...»
20 «un camion qui arrivait vers eux dans un fracas de chaînes et d’explosions. « On y va ? » Patrice courut. Le camion les dépassa. Et de suite ils s’élancèrent à sa poursuite, noyés dans le bruit et la poussière, haletants et aveugles, juste assez lucides pour se sentir transportés par l’élan effréné de la course, dans un rythme éperdu de treuils et de machines, accompagnés par la danse des mâts sur l’horizon, et le roulis des coques lépreuses qu'ils longeaient. Mersault prit appui le premier, sûr de sa vigueur et de sa souplesse, et sauta au vol. Il aida Emmanuel à s'asseoir les jambes pendantes, et dans la poussière blanche et crayeuse, la touffeur lumineuse qui descendait du ciel, le soleil, l'immense et fantastique décor du port gonflé de mâts et de grues noires, le camion s'éloigna à toute vitesse, faisant sauter sur les pavés inégaux du quai, Emmanuel et Mersault, qui riaient à perdre haleine, dans un vertige de tout le sang.»
24 ««Le pauvre, dit Emmanuel, il s'en va de la poitrine.» C'était vrai. René était généralement silencieux et sérieux. Il n'était pas trop maigre, mais son regard était brillant. En ce moment, un consommateur lui expliquait que la tuberculose «avec du temps et des précautions, ça se guérit».»
«De ce tuberculeux placide à Emmanuel gonflé de chants, sa vie oscillait tous les jours dans des odeurs de café et de goudron, détachée de lui-même et de son intérêt, à son cœur étrangère et à sa vérité. Les mêmes choses qui en d'autres circonstances l'eussent passionné, il se taisait sur elles puisqu'il les vivait, jusqu'au moment où il se retrouvait dans sa chambre et mettait toute sa force et sa précaution à éteindre la flamme de vie qui brûlait en lui.»
25 «Il logeait dans la chambre qu'habitait sa mère. Ils avaient longtemps vécu dans ce petit appartement de trois pièces. Seul, Mersault avait loué deux pièces à un tonnelier de ses amis qui vivait avec sa sœur, et il avait gardé la meilleure chambre.»
«Belle, elle avait cru pouvoir être coquette, bien vivre et briller. Vers la quarantaine, un mal terrible l'avait saisie. Elle fut dépouillée de robes et de fards, réduite aux blouses...»
26-27 «...la pauvreté près de sa mère avait une douceur. Lorsqu'ils se retrouvaient le soir et mangeaient en silence autour de la lampe à pétrole, il y avait un bonheur secret dans cette simplicité et ce retranchement. Le quartier autour d'eux était silencieux. Mersault regardait la bouche lasse de sa mère et souriait. Elle souriait aussi. Il mangeait à nouveau. La lampe fumait un peu. Sa mère la réglait du même geste usé, le bras droit seul tendu et le corps renversé en arrière.
...Il fumait ou lisait. Dans le premier cas, sa mère disait : «Encore !»Dans le «Approche-toi de la lampe, tu vas user ta vue.» Maintenant, au contraire, la pauvreté dans la solitude était une affreuse misère.»
28«Elle donnait d'une part sur la rue, d'autre part sur une terrasse toujours couverte de linge et, par-delà cette terrasse, sur de petits jardins d'orangers serrés entre de hauts murs. Parfois, les nuits d'été, il laissait la chambre dans l'obscurité et il ouvrait la fenêtre sur la terrasse et les jardins obscurs. De la nuit vers la nuit, l'odeur de l'oranger montait très forte et l'entourait de ses écharpes légères. Toute la nuit d'été, sa chambre et lui-même étaient alors dans ce parfum à la fois subtil et dense et c'était comme si, mort pendant de longs jours, il ouvrait pour la première fois sa fenêtre sur la vie.»
«À deux heures cinq il était dans son bureau. Il travaillait dans une grande pièce dont les quatre murs étaient couverts de 414 niches où s'empilaient des dossiers. La pièce n'était ni sale ni sordide, mais elle évoquait à toute heure du jour un columbarium où des heures mortes auraient pourri. Mersault vérifiait des connaissements, traduisait les listes de provisions des bateaux anglais et, de trois. à quatre, recevait les clients désireux de faire expédier des colis. Il avait demandé ce travail qui en réalité ne lui revenait pas. Mais, au début, il avait trouvé là une porte de sortie sur la vie. Il y avait des visages vivants, des habitués, un passage et un souffle où il sentait enfin son cœur battre.»
29 «En face de lui il avait un calendrier fort en couleurs qui figurait le pardon des Terre-Neuvas. Mouillette, buvard, encrier et règle s'alignaient sur sa table. Ses fenêtres donnaient sur d'énormes piles de bois amenés de Norvège par des cargos jaunes et blancs. Il tendait l'oreille. Derrière le mur, la vie respirait à grands coups sourds et profonds sur la mer et sur le port. Si loin à la fois et si près de lui... la sonnerie de six heures le libéra. C'était un samedi.»
31 «À cinq heures, des tramways arrivèrent dans le bruit, ramenant des stades de banlieue des grappes de spectateurs, perchés sur les marchepieds et les rambardes. Les tramways suivants ramenèrent les joueurs qu'on reconnaissait à leurs petites valises. Ils hurlaient et chantaient à pleins poumons que leur club ne périrait pas. Plusieurs firent des signes à Mersault. L'un cria : « On les a eus ! - Oui », dit seulement Mersault en secouant la tête.»
34 «tout lui semblait merveilleusement facile, sa force même et son courage. Cette beauté qu'elle lui versait tous les jours comme la plus fine des ivresses, il lui était reconnaissant qu'elle l'affichât en public et à ses côtés. Que Marthe fût insignifiante l'eût fait autant souffrir que de la voir heureuse dans les désirs des hommes.»
35 «c'était moins par désir de paraître qu'à cause de cette reconnaissance qui lui gonflait le cœur et le remplissait d'amour pour tous les êtres. S'il donna un pourboire exagéré à l'ouvreuse, c'est qu'aussi bien il ne savait comment payer sa joie et qu'il adorait par ce geste de tous les jours une divinité dont l'éclatant sourire brillait comme une huile dans son regard.
49 «J'ai envie de me marier, de me suicider, ou de m'abonner à L'Illustration. Un geste désespéré, quoi. »
50 «Vous êtes pauvre, Mersault. Ça explique la moitié de votre dégoût. Et l'autre moitié, vous la devez à l'absurde consentement que vous apportez à la pauvreté.»
54 «Quand je regarde ma vie et sa couleur secrète, j'ai en moi comme un tremblement de larmes. Comme ce ciel. Il
est à la fois pluie et soleil, midi et minuit. Ah Zagreus ! Je pense à ces lèvres que j'ai baisées, à l'enfant pauvre que j'ai été, à la folie de vie et d'ambition qui m'emporte à certains moments. Je suis tout cela à la fois.»
«Je ne ferais pas de ma vie une expérience. Je serais l'expérience de ma vie... Oui, je sais bien quelle passion me gonflerait de toute sa force. Avant j'étais trop jeune. Je me mettais au milieu. Aujourd'hui, dit-il, j'ai compris qu'agir et aimer et souffrir c'est vivre en effet, mais c'est vivre dans la mesure où l'on est transparent et accepte son destin, comme le reflet unique d'un arc-en-ciel de joies et de passions qui est le même pour tous.»
55 «Beaucoup de douleurs attendent ceux qui vous aiment...» et s'arrêta surpris devant le bond soudain de Mersault, qui la tête dans l'ombre dit violemment : «L'amour qu'on me porte ne m'oblige à rien. - C'est vrai  mais je constatais. Vous resterez seul un jour, voilà tout.»
56 «... pour un homme bien né, être heureux ça n'est jamais compliqué. Il suffit de reprendre le destin de tous, non pas avec la volonté du renoncement, comme tant de faux grands hommes, mais avec la volonté du bonheur. Seulement, il faut du temps pour être heureux. Beaucoup de temps. Le bonheur lui aussi est une longue patience. Et dans presque tous les cas, nous usons notre vie à gagner de l'argent, quand il faudrait, par l'argent, gagner son temps.»
59 «Il avait dans la bouche la chaleur et l'âcreté des cigarettes qu'il avait fumées.»
60 « Ne me faites pas dire que l'argent fait le bonheur. J'entends seulement que pour une certaine classe d'êtres le bonheur est possible (à condition d'avoir du temps) et qu'avoir de l'argent c'est se libérer de l'argent.»
62 «Mersault entendit des gémissements qui venaient de l'appartement de Cardona, le tonnelier. Il frappa. On ne lui répondit pas. Les plaintes continuaient. Il entra sans hésiter. Le tonnelier était roulé en boule sur son lit et pleurait avec de grands hoquets d'enfant. À ses pieds, il y avait la photographie d'une vieille femme. «Elle est morte», dit-il à Mersault, dans un grand effort. C'était vrai, mais il y avait longtemps de cela. Il était sourd, à demi muet, méchant et brutal. Jusqu'ici il avait vécu avec sa sœur. Mais, lassée de sa méchanceté et de son despotisme,...»
64 «C'était bien sûr par pitié qu'elle vivait avec lui, disait-elle à Mersault. Mais il l'empêchait de voir l'homme qu'elle aimait. ... le frère, ne voulait pas qu'elle reçoive son ami. Il lui fallait le voir en secret. Elle l'avait reçu une fois. Surpris, ç'avait été une affreuse rixe.»
66 «Cardona cependant avait pris la photo dans ses mains et la regardait, et l'embrassant encore, disait de sa voix d'infirme : «Pauvre maman.» Mais c'était lui qu'il plaignait ainsi. Elle était enterrée dans le cimetière hideux que Mersault connaissait bien, à l'autre bout de la ville.»
68 «...Mersault s'embarquait pour Marseille. Pour tout le monde, il allait se reposer en France. ... le lendemain de son arrivée à Lyon, eut un violent accès de fièvre et sauta dans un train pour Prague.»
76-77 «...Mersault regagna la fenêtre. Il vit alors que sous la maison un passage en voûte menait à la rue. C'était comme si toutes les voix de la rue, toute la vie inconnue de l'autre côté des maisons, les bruits des hommes qui ont une adresse, une famille, des dissentiments avec un oncle, des préférences à table, une maladie chronique, le fourmillement des êtres dont chacun avait sa personnalité, comme de grands battements pour toujours séparés du cœur monstrueux de la foule, s'infiltraient dans le passage et montaient tout le long de la cour pour éclater comme des bulles dans la chambre de Mersault. À se sentir si poreux, si attentif à chaque signe du monde, Mersault sentit la fêlure profonde qui l'ouvrait à la vie. Il alluma une autre cigarette...»
83 «Le dieu qu'on adorait ici était celui qu'on craint et qu'on honore, non celui qui rit avec l'homme devant les jeux chaleureux de la mer et du soleil.»
84 « Toute cette eau descendant avec son chargement de cris, de mélodies, et d'odeurs de jardins, pleine des lueurs cuivrées du ciel couchant et des ombres contorsionnées et grotesques des statues du pont Charles, apportait à Mersault la conscience douloureuse, et ardente d'une solitude sans ferveur où l'amour n'avait plus de part. Et s'arrêtant devant le parfum d'eaux et de feuilles qui montait jusqu'à lui, la gorge serrée, il imaginait des larmes qui ne venaient pas. Il eût suffi d'un ami, ou de bras ouverts. Mais les larmes s'arrêtaient à la frontière du monde sans tendresse où il était plongé.»
86 « Le cœur vide et le ventre serré, sa révolte éclatait. Des images de sa vie lui gonflaient les yeux. Quelque chose en lui clamait après des gestes de femmes, des bras qui s'ouvrent et des lèvres tièdes. Du fond des nuits douloureuses de Prague, dans des odeurs de vinaigre et des mélodies puériles, montait vers lui le visage angoissé du vieux monde baroque qui avait accompagné sa fièvre. Respirant avec peine, avec des yeux d'aveugle et des gestes de machine il s'assit sur son lit.»
90 «La nuit et le jour passaient dans cette lutte obstinée avec le verbe, l'image qui désormais feraient toute la couleur de son regard devant la vie, le rêve attendri ou malheureux qu'il faisait de son avenir. Il fermait les yeux. Il faut du temps pour vivre. Comme toute œuvre d'art, la vie exige qu'on y pense. Mersault pensait à sa vie et promenait sa conscience éperdue et sa volonté de bonheur dans un compartiment...»
96 « Dès le premier cyprès, droit sur la terre pure, il avait cédé. Il sentait encore sa faiblesse et sa fièvre. Mais quelque chose en lui avait molli, s'était détendu. Bientôt, à mesure que le soleil avançait dans la journée et qu'approchait la mer, sous le grand ciel rutilant et bondissant d'où coulaient sur les oliviers frémissants des fleuves d'air et de lumière, l'exaltation qui remuait le monde rejoignit l'enthousiasme de son cœur.»
96 à99 le retour au soleil et sa réflexion sur l'Amour et le temps laissé libre, oisiveté, la solitude.
101 à 106 Lui et les 3 étudiantes dans la Maison devant le Monde.
120 « À cette heure où la nuit déborde d'étoiles leurs gestes se figent sur le grand visage muet du ciel. Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d'étoiles, l'eau du ciel battue par son bras et Alger à ses pieds, autour d'eux comme un manteau étincelant et sombre de pierreries et de coquillages.»
126 «Il y avait là comme un élan vigoureux et massif de la terre parti des coteaux du Sahel qui se profilaient à l'horizon, pour aboutir dans cet énorme dos de bête musclée qui plongeait dans la mer de toute sa hauteur.»
128 «Sur l'extrémité de cette pointe, se découpaient les colonnes dorées du temple et tout autour d'elles les ruines usées parmi les absinthes qui formaient à distance un pelage gris et laineux. Les soirs de juin, pensa Mersault, le vent devait porter vers le Chenoua à travers la mer le parfum dont se délivraient les absinthes gorgées de soleil.»
152 «Le destin d'un homme, dit Mersault sans bouger, est toujours passionnant s'il l'épouse avec passion. Et pour certains, un destin passionnant, c'est toujours un destin sur mesure.»
153 «- Êtes-vous capable d'avoir du mépris pour un homme ?
- Je crois.
- À quelles conditions ?»
L'autre réfléchit.
«C'est assez simple, il me semble. Dans tous les cas où il serait poussé par l'intérêt ou le goût de l'argent.»
154 «Il avait pris conscience de cette vérité essentielle et immorale que l'argent est un des moyens les plus sûrs et les plus rapides pour conquérir sa dignité. Il était arrivé à chasser l'amertume qui prend toute âme bien née à considérer ce qu'ont d'inique et de vil la naissance et les conditions de croissance d'un beau destin. Cette malédiction sordide et révoltante selon laquelle les pauvres finissent dans la misère la vie qu'ils ont commencée dans la misère, il l'avait rejetée en combattant l'argent par l'argent, avec la haine la haine. Et de ce combat de bête à bête, il arrivait parfois que l'ange sortit, tout entier dans le bonheur de ses ailes et de sa gloire, sous le souffle tiède de la mer.»
155 «À la fin de l'été, les caroubiers mettent une odeur d'amour sur toute l'Algérie, et le soir ou après la pluie c'est comme si la terre tout entière reposait, après s'être donnée au soleil, son ventre tout mouillé d'une semence au parfum d'amande amère. Pendant toute la journée leur odeur était descendue des grands arbres, lourde et oppressante.»
163 «Il eut chaud, rejeta les couvertures, puis froid, et les ramena. Dans ce balancement entre deux souffrances, cette somnolence et cette inquiétude qui le tirait du sommeil, il prit conscience soudain qu'il était malade. Une angoisse lui vint à la pensée qu'il pouvait peut-être mourir dans cette sorte d'inconscience et sans pouvoir regarder devant lui. Au village, l'horloge de l'église sonna sans qu'il pût reconnaître le nombre de coups. Il ne voulait pas mourir comme un malade. Pour lui du moins il ne voulait pas que la maladie fût ce qu'elle est souvent, une atténuation et comme une transition vers la mort.»
164 «On ne naît pas fort, faible ou volontaire. On devient fort, on devient lucide. Le destin n'est pas dans l'homme mais autour de l'homme.»
«Il toussa longuement. Il respirait mal. Il étouffait dans ses vêtements de nuit. Il avait froid. Il avait chaud. Il brûlait d'une immense colère trouble et les poings serrés, tout son sang battant à grands coups sous son crâne; le regard vide, il attendait le nouveau frisson qui le replongerait dans la fièvre aveugle. Le frisson vint, le rendit à un monde humide et clos où ses yeux se fermèrent et firent taire la révolte de l'animal, jaloux de sa soif et de sa faim.»
170 «...lui avait rempli son rôle, avait parfait l'unique devoir de l'homme qui est seulement d'être heureux.»
172 «Il regarda les lèvres gonflées de Lucienne et, derrière elle, le sourire de la terre. Il les regardait du même regard et avec le même désir.»

Les justes

Pages Folio 477
Page 36 « J'aime la beauté, le bonheur. C'est pour cela que je hais le despotisme. Comment leur expliquer? La révolution, bien sûr! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie. Tu comprends ?»
37 «Et puis, nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera ! Nous acceptons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents.»
59 «Ouvre les yeux et comprends que l'Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence su elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.»
« Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.»
65 «Mais moi, j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que moi, et c'est eux que je salue. C'est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte.
… si un jour ... la révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en détournerais.
L'honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches.
Non. Il est la dernière richesse du pauvre.»
67 «J'ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. J'ai choisi d'être innocent.»
84-85 Amour, tendresse, lutte :
« Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n'ont pas droit à l'amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fixes. Que viendrait faire l'amour dans ces cœurs fiers ? L'amour courbe doucement les têtes, .... Nous, nous avons la nuque raide.
Mais nous aimons notre peuple
Nous l'aimons, c'est vrai. Nous l'aimons d'un vaste amour sans appui, d'un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l'aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence…
Mais c'est cela l'amour, tout donner, tout sacré fier sans espoir de retour.
Peut-être. C'est l'amour absolu, la joie pure et solitaire, c'est celui qui me brûle en effet. A certaines heures, pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser d'être un monologue, et s'il n'y a pas une réponse, quelquefois. J'imagine cela, vois-tu : le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur
quitte sa fierté, les bras s'ouvrent. Ah l Yanek, si l'on pouvait oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. Une seule petite heure d'égoïsme, peux-tu penser à cela ?
… s'appelle la tendresse.
… la connais-tu vraiment? Est-ce que tu aimes la justice avec la tendresse ?
… aimes[-tu] notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la flamme de la vengeance et de la révolte ?
… m'aimes-tu avec tendresse ?
Personne ne t'aimera jamais comme je t'aime.
… ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde ?
… Je t’aime comme je suis.
Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’organisation ?
Je ne vous sépare pas, toi, l’Organisation et la justice.
M’aimes-tu dans la solitude, avec tendresse, avec égoïsme ?
122-123 «[Dieu ne réunit] Pas sur cette terre. Et mes rendez-vous sont sur cette terre.
C'est le rendez-vous des chiens, le nez au sol, toujours flairant, toujours déçu.
... ne peut-on pas imaginer que deux êtres renonçant à toute joie, s'aiment dans la douleur sans pouvoir s'assigner d'autre rendez-vous que celui de la douleur ?»

L'État de siège

Pages Folio théâtre 52
Page 40 «Du moment que vous avez fait vos trois repas, travaillé vos huit heures et entretenu vos deux femmes, vous imaginez que tout est dans l'ordre. Non, vous n'êtes pas dans l'ordre, vous êtes dans le rang. Bien alignés, la mine placide, vous voilà mûrs pour la calamité. Allons, braves gens, l'avertissement est donné, je suis en règle avec ma conscience. Pour le reste, ne vous en faites pas, on s'occupe de vous là-haut. Et vous savez ce que ça donne : ils ne- sont pas commodes !»
«Ai-je parlé du ciel, juge ? J'approuve ce qu'il fait de toutes façons. Je suis juge à ma manière. J'ai lu dans les livres qu'il vaut mieux être le complice du ciel que sa victime. J'ai l'impression d'ailleurs que le ciel n'est pas en cause. Pour peu que les hommes se mêlent de casser les vitres et les têtes, vous vous apercevrez que le bon Dieu, qui connaît pourtant la musique, n'est qu'un enfant de chœur.»
52-53 «L'ASTROLOGUE : Demandez votre horoscope ! Le passé, le présent, l'avenir garanti par les astres fixes ! J'ai dit fixes ! (À part.) Si les comètes s'en mêlent, ce métier deviendra impossible. Il faudra se faire gouverneur.»
74 «La parfaite secrétaire est sûre que tout peut toujours s'arranger, qu'il n'y a pas d'erreur de comptabilité qui ne finisse par se réparer, ni de rendez-vous manqué qui ne puisse se retrouver. Point de malheur qui n'ait son bon côté. La guerre elle-même a ses vertus et il n'est pas jusqu'aux cimetières qui ne puissent être de bonnes affaires lorsque les concessions à perpétuité sont dénoncées tous les dix ans.»
78 «- Ordonnance donc faisant office d'acte promulgué en pleine obéissance des volontés de notre bien-aimé souverain, pour la réglementation et assistance charitable des citoyens atteints d'infection et pour la désignation de toutes les règles et de toutes les personnes telles que surveillants, gardiens, exécuteurs et fossoyeurs dont le serment sera d'appliquer strictement les ordres qui leur seront donnés.
- Qu'est ce langage, je vous prie ?
- C'est pour les habituer à un peu d'obscurité. Moins ils comprendront, mieux ils marcheront. Ceci dit, voici les ordonnances que vous allez faire crier par la ville l'une après l'autre, afin que la digestion en soit facilitée, même aux esprits les plus lents. Voici nos messagers. Leurs visages aimables aideront à fixer le souvenir de leurs paroles.»

79 «L'État, c'était lui, et maintenant, il n'est plus rien. Puisqu'il s'en va, c'est la Peste qui est l'État.
Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Peste ou gouverneur, c'est toujours l'État.»

«Toutes les maisons infectées devront être marquées au milieu de la porte d'une étoile noire d'un pied de rayon, ornée de cette inscription. « Nous sommes tous frères. » L'étoile devra rester jusqu'à la réouverture de la maison, sous peine des rigueurs de la loi.»
81 «Il est sévèrement interdit de porter assistance à toute personne frappée par la maladie, si ce n'est en la dénonçant aux autorités qui s'en chargeront. La dénonciation entre membres d'une même famille est particulièrement recommandée et sera récompensée par l'attribution d'une double ration alimentaire, dite ration civique.»
88 «...attention aux idées déraisonnables, aux fureurs de l’âme, comme vous dites, aux petites fièvres qui font les grandes révoltes. J'ai supprimé ces complaisances et j'ai mis la logique à leur place. J'ai horreur de la différence et de la déraison. À partir d'aujourd'hui, vous serez donc raisonnables, c'est-à-dire que vous aurez votre insigne.»
92 «Il aime le loisir, c'est visible. Moi, je ne conçois l'inactivité que dans les casernes et dans les files d'attente. Ce loisir-là est bon, il vide le cœur et les jambes. C'est un loisir qui ne sert à rien. Dépêchons !»
«- Un certificat d'existence, pourquoi faire ?
- Pourquoi faire ? Comment vous passeriez-vous d'un certificat d'existence pour vivre ?
- Jusqu'ici nous avions très bien vécu sans ça.
- C'est que vous n'étiez pas gouvernés. Tandis que vous l'êtes maintenant. Et le grand principe de notre gouvernement est justement qu'on a toujours besoin d'un certificat. On peut se passer de pain et de femme, mais une attestation en règle, et qui certifie n'importe quoi, voilà ce dont on ne saurait se priver !»

94 «Ma vie est à moi. C'est du privé, et qui ne regarde personne.
Du privé ! Ces mots n'ont pas de sens pour nous. Il s'agit naturellement de votre vie publique. La seule d'ailleurs qui vous soit autorisée. Monsieur l'alcade, passez au détail.»

108 à 112 charabias administratifs
Pseudo code du travail :
«- La vie a augmenté et les salaires sont devenus insuffisants.
- Nous le savions et voici un nouveau barème. Il vient d'être établi.
- Quel sera le pourcentage d'augmentation ?
- C'est très simple ! Barème numéro 108. « L'arrêté de revalorisation des salaires interprofessionnels et subséquents porte suppression du salaire de base et libération inconditionnelle des échelons mobiles qui reçoivent ainsi licence de rejoindre un salaire maximum qui reste à prévoir. Les échelons, soustraction faite des majorations consenties fictivement par le barème numéro 107 continueront cependant d'être calculés, en dehors des modalités proprement dites de reclassement, sur le salaire de base précédemment supprimé. »

- Mais quelle augmentation cela représente-t-il ?
- L'augmentation est pour plus tard, le barème pour aujourd'hui. Nous les augmentons d'un barème, voilà tout.
- Mais que voulez-vous qu'ils fassent de ce barème ?
- Qu'ils le mangent ! ...»

Ouvrir un commerce :
«- ...Tu veux ouvrir un commerce. ... Préfères-tu bénéficier de l'article 208 du chapitre 62 de la seizième circulaire comptant pour le cinquième règlement général ou bien l'alinéa 27 de l'article 207 de la circulaire 15 comptant pour le règlement particulier ?
- Mais je ne connais ni l'un ni l'autre de ces textes !
- Bien sûr, homme ! Tu ne les connais pas. Moi non plus. Mais comme il faut cependant se décider, nous allons te faire bénéficier des deux à la fois.
- C'est beaucoup, ... et je te remercie.
- Ne me remercie pas. Car il paraît que l'un de ces articles te donne le droit d'avoir ta boutique, tandis que l'autre t'enlève celui d'y vendre quelque chose.

- Qu'est-ce donc que cela ?
- L'ordre !»
Enfants à la rue :

«- Qu'y a-t-il, femme ?
- On a réquisitionné ma maison.
On y a installé des services administratifs.

- Cela va de soi !
- Mais je suis dans la rue et l'on a promis de me reloger.
- Tu vois, on a pensé à tout !
- Oui, mais il faut faire une demande qui suivra son cours. En attendant, mes enfants sont à la rue.
- Raison de plus pour faire ta demande. Remplis ce formulaire.
- Mais cela ira-t-il vite ?

- Cela peut aller vite à condition que tu fournisses une justification d'urgence.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Une pièce qui atteste qu'il est urgent pour toi de n'être plus à la rue.
- Mes enfants n'ont pas de toit, quoi de plus pressé que de leur en donner un ?
- On ne te donnera pas un logement parce que tes enfants sont dans la rue. On te donnera un logement si tu fournis une attestation. Ce n'est pas la même chose.

- Je n'ai jamais rien entendu à ce langage. Le diable parle ainsi et personne ne le comprend !»
Conclusion :
«Ce n'est pas un hasard, femme. Il s'agit ici de faire en sorte que personne ne se comprenne, tout en parlant la même langue. Et je puis bien te dire que nous approchons de l'instant parfait où tout le monde parlera sans jamais trouver d'écho, et où les deux langages qui s'affrontent dans cette ville se détruiront l'un l'autre avec une telle obstination qu'il faudra bien que tout s'achemine vers l'accomplissement dernier qui est le silence et la mort.»
«Vive rien ! Personne ne se comprend plus : nous sommes dans l'instant parfait !»
113 «La justice est que les enfants mangent à leur faim et n'aient pas froid. La justice est que mes petits vivent. je les ai mis au monde sur une terre de joie. La mer a fourni l'eau de leur baptême. Ils n'ont pas besoin d'autres richesses. Je ne demande rien pour eux que le pain de tous les jours et le sommeil des pauvres. Ce n'est rien et pourtant c'est cela que vous refusez. Et si vous refusez aux malheureux leur pain, il n'est pas de luxe, ni de beau langage, ni de promesses mystérieuses qui vous le fassent jamais pardonner.»
«Choisissez de vivre à genoux plutôt que de mourir debout afin que l'univers trouve son ordre mesuré à l'équerre des potences, partagé entre les morts tranquilles et les fourmis désormais bien élevées, paradis puritain privé de prairies et de pain, où circulent des anges policiers aux ailes majuscules parmi des bienheureux rassasiés de papier et de nourrissantes formules, prosternés devant le Dieu décoré destructeur de toutes choses et décidément dévoué à dissiper les anciens délires d'un monde trop délicieux.»
115 «Nous étions un peuple et nous voici une masse ! On nous invitait, nous voici convoqués ! Nous échangions le pain et le lait, maintenant nous sommes ravitaillés ! Nous piétinons ! (Ils piétinent.) Nous piétinons et nous disons que personne ne peut rien pour personne et qu'il faut attendre à notre place, dans le rang qui nous est assigné ! À quoi bon crier ? Nos femmes n'ont plus le visage de fleur qui nous faisait souffler de désir, l'Espagne a disparu ! Piétinons ! Piétinons ! Ah douleur ! C'est nous que nous piétinons ! Nous étouffons dans cette ville close ! Ah ! si le vent se levait...«
119 «- C'est la peur qui m'a poussé chez toi ! ...
- ... Quitte cette maison. ... Je suis le serviteur de la loi, je ne puis t'accueillir ici.
- Tu servais l'ancienne loi. Tu n'as rien à faire avec la nouvelle.
- Je ne sers pas la loi pour ce qu'elle dit, mais parce qu'elle est la loi.
- Mais si la loi est le crime ?
- Si le crime devient la loi, il cesse d'être crime.
Et c'est la vertu qu'il faut punir !
Il faut la, punir, en effet, si elle a l'arrogance de discuter la loi.

...
J'ai la loi de mon côté. C'est elle qui fera mon repos.
- Je crache sur ta loi. J'ai pour moi le droit, le droit de ceux qui aiment à ne pas être séparés, le droit des coupables à être pardonnés et des repentis à être honorés ! Oui, je crache sur ta loi. ...»

127 «Ordre est donné à tous les commandants de district de faire voter leurs administrés en faveur du nouveau gouvernement.
Ce n'est pas facile. Quelques-uns risquent de voter contre !
Non, si vous suivez les bons principes.
Les bons principes ?
Les bons principes disent que le vote est libre. C'est-à-dire que les votes favorables au gouvernement seront considérés comme ayant été librement exprimés. Quant aux autres, et afin d'éliminer les entraves secrètes qui auraient pu être apportées à la liberté du choix, ils seront décomptés suivant la méthode préférentielle, en alignant le panachage divisionnaire au quotient des suffrages non exprimés par rap-port au tiers des votes éliminés. Cela est-il clair ?
... que vous ayez compris ou non, n'oubliez pas que le résultat infaillible de cette méthode devra toujours être de compter pour nuls les votes hostiles au. gouvernement.
Mais vous avez dit que le vote était libre ?
Il l'est, en effet. Nous partons seulement du principe qu'un vote négatif n'est pas un vote libre. C'est un vote sentimental et qui se trouve par conséquent enchaîné par les passions.»
145 «Il est vrai que vous mentez et que vous mentirez désormais, jusqu'à la fin des temps !... J'ai bien compris votre système. Vous leur avez donné la douleur de la faim et des séparations pour les distraire de leur révolte. Vous les épuisez, vous dévorez leur temps et leurs forces pour qu'ils n'aient ni le loisir ni l'élan de la fureur ! Ils piétinent, soyez contents ! Ils sont seuls malgré leur masse, comme je suis seul aussi. Chacun de nous est seul à cause de la lâcheté des autres. Mais moi qui suis asservi comme eux, humilié avec eux, je vous annonce pourtant que vous n'êtes rien et que cette puissance déployée à perte de vue, jusqu'à en obscurcir le ciel, n'est qu'une ombre jetée sur la terre, et qu'en une seconde un vent furieux va dissiper. Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules ! Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes dans le ciel, les visages d'été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes ! ... Au sein de vos plus apparentes victoires, vous voilà déjà vaincus, parce qu'il y a dans l'homme ... une force que vous ne réduirez pas, une folie claire, mêlée de peur et de courage, ignorante et victorieuse à tout jamais. C'est cette force qui va se lever et vous saurez alors que votre gloire était fumée.»
147 «Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. je ne dis pas qu'elle s'arrête, il s'en faut. Mais enfin, elle grince et, quelquefois, elle finit vraiment par se gripper.»
161 «On se croirait en révolution, ma parole ! Ce n'est pas le cas pour-tant, vous le savez bien. Et puis, ce n'est plus au peuple à faire la révolution, voyons, ce serait tout à fait démodé. Les révolutions n'ont plus besoin d'insurgés. La police aujourd'hui suffit à tout, même à renverser le gouvernement. Cela ne vaut-il pas mieux, après tout ? Le peuple peut ainsi se reposer pendant que quelques bons esprits pensent pour lui et décident à sa place de la quantité de bonheur qui lui sera favorable.»
«...ne vaudrait-il pas mieux en rester là ! Quand un ordre est établi, ça coûte toujours plus cher de le changer. Et si même cet ordre vous paraît insupportable, peut-être pourrait-on obtenir quelques accommodements.»
165 «J'ai horreur de ce pays où l'on prétend être libre sans être riche. J'ai les prisons, les bourreaux, la force, le sang ! La ville sera rasée et, sur ses décombres, l'histoire agonisera enfin dans le beau silence des sociétés parfaites.»
172 «- On ne peut pas être heureux sans faire du mal aux autres. C'est la justice de cette terre.
Je ne suis pas né pour consentir à cette justice-là.
- Qui te demande de consentir ! L'ordre du monde ne changera pas au gré de tes désirs ! Si tu veux le changer, laisse tes rêves et tiens compte de ce qui est.
- Non. je connais la recette. Il faut tuer pour supprimer le meurtre, violenter pour guérir l'injustice. Il y a des siècles que cela dure ! Il y a des siècles que les seigneurs de ta race pourrissent la plaie du monde sous prétexte de la guérir, et continuent cependant de vanter leur recette, puisque personne ne leur rit au nez !»
173 «- Beau troupeau, en vérité, mais qui sent fort !
- Je sais qu'ils ne sont pas purs. Moi non plus. Et puis je suis né parmi eux. je vis pour ma cité et pour mon temps.
...
- Il est vrai qu'il leur arrive d'être lâches et cruels. C'est pourquoi ils n'ont pas plus que toi le droit à la puissance. Aucun homme n'a assez de vertu pour qu'on puisse lui consentir le pouvoir absolu. Mais c'est pourquoi aussi ces hommes ont droit à la compassion qui te sera refusée.
- La lâcheté, c'est de vivre comme ils le font, petits, besogneux, toujours à mi-hauteur.
- C'est à mi-hauteur que je tiens à eux. Et si je ne suis pas fidèle à la pauvre vérité que je partage avec eux, comment le serais-je à ce que j'ai de plus grand et de plus solitaire ?»
175 «Je ne méprise que les bourreaux. Quoi que tu fasses, ces hommes seront plus grands que toi. S'il leur arrive une fois de tuer, c'est dans la folie d'une heure. Toi, tu massacres selon la loi et la logique. Ne rail-le pas leur tète baissée, car voici des siècles que les comètes de la peur passent au-dessus d'eux. Ne ris pas de leur air de crainte, voici des siècles qu'ils meurent et que leur amour est déchiré. Le plus grand de leurs crimes aura toujours une excuse. Mais je ne trouve pas d'excuses au crime que de tous temps l'on a commis contre eux et que pour finir tu as eu l'idée de codifier dans le sale ordre qui est le tien.»
180 «Reconnaissez votre vrai souverain et apprenez la peur. ... Auparavant, vous prétendiez craindre Dieu et ses hasards. Mais votre Dieu était un anarchiste qui mêlait les genres. Il croyait pouvoir être puissant et bon à la fois. Ça manquait de suite et de franchise, il faut bien le dire. Moi, j'ai choisi la puissance seule. J'ai choisi la domination, vous savez maintenant que c'est plus sérieux que l'enfer.
Depuis des millénaires, j'ai couvert de charniers vos villes et vos champs. Mes morts ont fécondé les sables de la Libye et de la noire Éthiopie. La terre de Perse est encore grasse de la sueur de mes cadavres. J'ai rempli Athènes des feux de purification, allumé sur ses plages des milliers de bûchers funèbres, couvert la mer grecque de cendres humaines jusqu'à la rendre grise. Les dieux, les pauvres dieux eux-mêmes, en étaient dégoûtés jusqu'au cœur. Et quand les cathédrales ont succédé aux temples, mes cavaliers noirs les ont rem-plies de corps hurlants. Sur les cinq continents, à longueur de siècles, j'ai tué sans répit et sans énervement.
Ce n'était pas si mal, bien sûr, et il y avait de l'idée. Mais il n'y avait pas toute l'idée... Un mort, si vous voulez mon opinion, c'est ra-fraîchissant, mais ça n'a pas de rendement. Pour finir, ça ne vaut pas un esclave. L'idéal, c'est d'obtenir une majorité d'esclaves à l'aide d'une minorité de morts bien choisis. Aujourd'hui, la technique est au point. Voilà pourquoi, après avoir tué ou avili la quantité d'hommes qu'il fallait, nous mettrons des peuples entiers à genoux. Aucune beauté, aucune grandeur ne nous résistera. Nous triompherons de tout.»
...
Voici vos anciens maîtres que vous retrouverez aveugles aux plaies des autres, ivres d'immobilité et d'oubli. Et vous vous fatiguerez de voir la bêtise triompher sans combat. La cruauté révolte, mais la sottise dé-courage. Honneur aux stupides puisqu'ils préparent mes voies ! Ils font ma force et mon espoir ! Un jour viendra peut-être où tout sacrifice vous paraîtra vain, où le cri interminable de vos sales révoltes se sera tu enfin. Ce jour-là, je régnerai vraiment dans le silence définitif de la servitude.»
185 «Les voilà ! Les anciens arrivent, ceux d'avant, ceux de toujours, les pétrifiés, les rassurants, les confortables, les culs-de-sacs, les bien léchés, la tradition enfin, assise, prospère, rasée de frais. Le soulagement est général, on va pouvoir recommencer. À zéro, naturelle-ment. Voici les petits tailleurs du néant, vous allez être habillés sur mesure. Mais ne vous agitez pas, leur méthode est la meilleure. Au lieu de fermer les bouches de ceux qui crient leur malheur, ils ferment leurs propres oreilles. Nous étions muets, nous allons devenir sourds. Attention, ceux qui écrivent l'histoire reviennent. On va s'occuper des héros. On va les mettre au frais. Sous la dalle. Ne vous en plaignez pas : au-dessus de la dalle, la société est vraiment trop mêlée. ... ils se décorent. Les festins de la haine sont toujours ouverts, la terre épuisée se couvre du bois mort des potences, le sang de ceux que vous appelez les justes illumine encore les murs du monde, et que font-ils : ils se décorent ! Réjouissez-vous, vous allez avoir vos discours de prix. ...
... les gouvernements passent, la police reste. Il y a donc une justice.»

La chute

Pages Folio 10
Page 17 «À écouter leurs pas lourds, sur le pavé gras, à les voir passer pesamment entre leurs boutiques, pleines de harengs dorés et de bijoux couleur de feuilles mortes, vous croyez sans doute qu’ils sont là, ce soir ? ... vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, ... et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est ..., un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin ..., filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont partis à des milliers de kilomètres, vers Java, ...»
31-32 «Je n’étais pas mal fait de ma personne, je me montrais à la fois danseur infatigable et discret érudit, j’arrivais à aimer en même temps, ce qui n’est guère facile, les femmes et la justice, je pratiquais les sports et les beaux-arts, ...»
«imaginez, je vous prie, un homme dans la force de l’âge, de parfaite santé, généreusement doué, habile dans les exercices du corps comme dans ceux de l’intelligence, ni pauvre ni riche, dormant bien, et profondément content de lui-même sans le montrer autrement que par une sociabilité heureuse. Vous admettrez alors que je puisse parler, en toute modestie, d’une vie réussie.
Oui, peu d’êtres ont été plus naturels que moi. Mon accord avec la vie était total, j’adhérais à ce qu’elle était, du haut en bas, sans rien refuser de ses ironies, de sa grandeur, ni de ses servitudes. En particulier, la chair, la matière, le physique en un mot, qui déconcerte ou décourage tant d’hommes dans l’amour ou dans la solitude, m’apportait, sans m’asservir, des joies égales. J’étais fait pour avoir un corps. De là cette harmonie en moi, cette maîtrise détendue que les gens sentaient et dont ils m’avouaient parfois qu’elle les aidait à vivre.»

35 «N’avez-vous jamais eu subitement besoin de sympathie, de secours, d’amitié ?... la sympathie ... elle n’engage à rien. « Croyez à ma sympathie », dans le discours intérieur, précède immédiatement « et maintenant, occupons-nous d’autre chose ». C’est un sentiment de président du conseil : on l’obtient à bon marché, après les catastrophes.
L’amitié, c’est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l’a, plus moyen de s’en débarrasser, il faut faire face. Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n’est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n’avez pas besoin de compagnie, si vous n’êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s’ils téléphonent, soyez tranquille, ce sera le soir où vous n’êtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même, selon eux. Le ciel nous préserve, cher monsieur, d’être placés trop haut par nos amis !»
36 «Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments ? Comme nous aimons les amis qui viennent de nous quitter, n’est-ce pas ? Comme nous admirons ceux de nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre ! L’hommage vient alors tout naturellement, cet hommage que, peut-être, ils avaient attendu de nous toute leur vie. Mais savez-vous pourquoi nous sommes toujours plus justes et plus généreux avec les morts ? La raison est simple ! Avec eux, il n’y a pas d’obligation. Ils nous laissent libres, nous pouvons prendre notre temps, caser l’hommage entre le cocktail et une gentille maîtresse, à temps perdu, en somme. S’ils nous obligeaient à quelque chose, ce serait à la mémoire, et nous avons la mémoire courte. Non, c’est le mort frais que nous aimons chez nos amis, le mort douloureux, notre émotion, nous-mêmes enfin !»
48 «La vie me devenait moins facile : quand le corps est triste, le cœur languit. Il me semblait que je désapprenais en partie ce que je n’avais jamais appris et que je savais pourtant si bien, je veux dire vivre. Oui, je crois bien que c’est alors que tout commença.»
49 à 51 «Les deux têtes que vous voyez là sont celles d’esclaves nègres. Une enseigne. La maison appartenait à un vendeur d’esclaves. Ah ! on ne cachait pas son jeu, en ce temps-là ! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j’ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire ». Vous imaginez quelqu’un, aujourd’hui, faisant connaître publiquement que tel est son métier ? Quel scandale ! J’entends d’ici mes confrères parisiens. C’est qu’ils sont irréductibles sur la question, ils n’hésiteraient pas à lancer deux ou trois manifestes, peut-être même plus ! Réflexion faite, j’ajouterais ma signature à la leur. L’esclavage, ah ! mais non, nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dansl’ordre des choses, mais s’en vanter, c’est le comble.»
«Je sais bien qu’on ne peut se passer de dominer ou d’être servi. Chaque homme a besoin d’esclaves comme d’air pur. Commander, c’est respirer, vous êtes bien de cet avis ? Et même les plus déshérités arrivent à respirer. Le dernier dans l’échelle sociale a encore son conjoint, ou son enfant. S’il est célibataire, un chien. L’essentiel, en somme, est de pouvoir se fâcher sans que l’autre ait le droit de répondre.»
51 «Tout à fait entre nous, la servitude, souriante de préférence, est donc inévitable. Mais nous ne devons pas le reconnaître. Celui qui ne peut s’empêcher d’avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu’il les appelle hommes libres ? Pour le principe d’abord, et puis pour ne pas les désespérer. On leur doit bien cette compensation, n’est-ce pas ? De cette manière, ils continueront de sourire et nous garderons notre bonne conscience. Sans quoi, nous serions forces de revenir sur nous-mêmes, nous deviendrions fous de douleur, ou même modestes, tout est à craindre.»
62 «Mon rapport avec les femmes était naturel, aisé, facile comme on dit. Il n’y entrait pas de ruse ou seulement celle, ostensible, qu’elles considèrent comme un hommage. Je les aimais, selon l’expression consacrée, ce qui revient à dire que je n’en ai jamais aimé aucune. J’ai toujours trouvé la misogynie vulgaire et sotte, et presque toutes les femmes que j’ai connues, je les ai jugées meilleures que moi. Cependant, les plaçant si haut, je les ai utilisées plus souvent que servies. Comment s’y retrouver ?
Bien entendu, le véritable amour est exceptionnel, deux ou trois par siècle à peu près. Le reste du temps, il y a la vanité ou l’ennui.»

63-64 «...ma sensualité, pour ne parler que d’elle, était si réelle que, même pour une aventure de dix minutes, j’aurais renié père et mère, quitte à le regretter amèrement. Que dis-je ! Surtout pour une aventure de dix minutes et plus encore si j’avais la certitude qu’elle serait sans lendemain. J’avais des principes, bien sûr, et, par exemple, que la femme des amis était sacrée. Simplement, je cessais, en toute sincérité, quelques jours auparavant, d’avoir de l’amitié pour les maris. Peut-être
ne devrais-je pas appeler ceci de la sensualité ? La sensualité n’est pas répugnante, elle. Soyons indulgents et parlons d’infirmité, d’une sorte d’incapacité congénitale à voir dans l’amour autre chose que ce qu’on y fait. Cette infirmité, après tout, était confortable. Conjuguée à ma faculté d’oubli, elle favorisait ma liberté. Du même coup, par un certain air d’éloignement et d’indépendance irréductible qu’elle me donnait, elle me fournissait l’occasion de nouveaux succès. À force de n’être pas romantique, je donnais un solide aliment au romanesque. Nos amies, en effet, ont ceci de commun avec Bonaparte qu’elles pensent toujours réussir là où tout le monde a échoué.»

64-65 «... je ne peux supporter de m’ennuyer et je n’apprécie, dans la vie, que les récréations. Toute société, même brillante, m’accable rapidement tandis que je ne me suis jamais ennuyé avec les femmes qui me plaisaient. J’ai de la peine à l’avouer, j’aurais donné dix entretiens avec Einstein pour un premier rendez-vous avec une jolie figurante. Il est vrai qu’au dixième rendez-vous, je soupirais après Einstein ... je ne me suis jamais soucié des grands problèmes que dans les intervalles de mes petits débordements. Et combien de fois, planté sur le trottoir, au cœur d’une discussion passionnée avec des amis, j’ai perdu le fil du raisonnement qu’on m’exposait parce qu’une ravageuse, au même moment, traversait la rue.»
72-73 «Cette mort eût définitivement fixé notre lien, d’une part, et, de l’autre, lui eût ôté sa contrainte. Mais on ne peut souhaiter la mort de tout le monde ni, à la limite, dépeupler la planète pour jouir d’une liberté inimaginable autrement. Ma sensibilité s’y opposait, et mon amour des hommes.
Le seul sentiment profond qu’il m’arrivât d’éprouver dans ces intrigues était la gratitude, quand tout marchait bien et qu’on me laissait, en même temps que la paix, la liberté d’aller et de venir, jamais plus gentil et gai avec l’une que lorsque je venais de quitter le lit d’une autre, comme si j’étendais à toutes les autres femmes la dette que je venais de contracter près de l’une d’elles. Quelle que fût, d’ailleurs, la confusion apparente de mes sentiments, le résultat que j’obtenais était clair : je maintenais toutes mes affections autour de moi pour m’en servir quand je le voulais. Je ne pouvais donc vivre, de mon aveu même, qu’à la condition que, sur toute la terre, tous les êtres, ou le plus grand nombre possible, fussent tournés vers moi,...»
74 «Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s’envoler.»
80-81 «Pour ce qui me concerne, je les entends déjà : « Il s’est tué parce qu’il n’a pu supporter de… » Ah ! cher ami, que les hommes sont pauvres en invention. Ils croient toujours qu’on se suicide pour une raison. Mais on peut très bien se suicider pour deux raisons. Non, ça ne leur rentre pas dans la tête. Alors, à quoi bon mourir volontairement, se sacrifier à l’idée qu’on veut donner de soi. Vous mort, ils en profiteront pour donner à votre geste des motifs idiots, ou vulgaires. Les martyrs, cher ami, doivent choisir d’être oubliés, raillés ou utilisés. Quant à être compris, jamais.
Et puis, allons droit au but, j’aime la vie, voilà ma vraie faiblesse. Je l’aime tant que je n’ai aucune imagination pour ce qui n’est pas elle. Une telle avidité a quelque chose de plébéien, vous ne trouvez pas ?»

87 «...ils cherchent tous à être riches. Pourquoi ? Vous l’êtes-vous demandé ? Pour la puissance, bien sûr. Mais surtout parce que la richesse soustrait au jugement immédiat, vous retire de la foule du métro pour vous enfermer dans une carrosserie nickelée, vous isole dans de vastes parcs gardés, des wagons-lits, des cabines de luxe. La richesse, cher ami, ce n’est pas encore l’acquittement, mais le sursis, toujours bon à prendre…»
89 «Connaissez-vous Dante ? Vraiment ? Diable. Vous savez donc que Dante admet des anges neutres dans la querelle entre Dieu et Satan. Et il les place dans les Limbes, une sorte de vestibule de son enfer. Nous sommes dans le vestibule, cher ami.»
«On appelle vérités premières celles qu’on découvre après toutes les autres ...»

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