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Orwell ou la décence ordinaire
Son «common decency, c’est-à-dire ce jeu d’échanges subtil et compliqué qui fonde à la fois nos relations bienveillantes à autrui, notre respect de la nature et, d’une manière générale, notre sens intuitif de ce qui est dû à chacun.» - Jean-Claude Michéa : Orwell, anarchiste Tory - Jean-Claude Michéa : Orwell, anarchiste Tory .

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En pdf sur ce site Orwell et la décence ordinaire.

Sur cette notion :
Les gens de peu - Pierre Sansot

Le vagabond du Monde - Panaït Istrati

Bruce Bégout De la décence ordinaire
https://www.editions-allia.com/fr/livre/447/de-la-decence-ordinaire

Photographie de couverture par Norbert Ghisoland

Bruce Bégout Phénoménologie

Essai sur ce concept Common decency : décence ordinaire ou commune ?

Aussi un article lemonde.fr/livres//de-la-decence-ordinaire-de-bruce-begout-et-a-ma-guise-de-george-orwell
En pdf sur ce site decence-ordinaire-de-bruce-begout

Et tiré de la Revue des deux mondes Décembre 2020
Orwell et la common decency - Une courte mise au point - Bruce Bégout
En pdf sur unprolospecule Une courte mise au point
Page 50 «Orwell ne veut pas dire que les classes populaires sont en soi plus morales que les autres, et il ne masque pas à l'occasion leurs travers dans certains de ses textes (goût vulgaire, résignation morale, apolitisme coupable, etc.), il veut simplement montrer que la vie ordinaire et ses pratiques donnent peu à peu une moralité incarnée, ... qui ne renvoie pas à une doctrine religieuse ou philosophique ni à des principes transcendants.
... cette décence que l'homme peut perdre lorsqu'il abandonne le terrain de la vie ordinaire et se lance dans des stratégies de distinction sociale et de domination, en particulier l'intellectuel de parti, prompt à justifier toutes les bassesses et les crimes politiques au nom d'un idéal voire à les commettre lui-même, en raison de sa volonté de « tenir le fouet ».»
51 «Il serait tout autant que les autres fourbe, égoïste, envieux, etc. Si le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, l'ignominie aussi, et on ne peut donc supposer qu'un homme né au sein de la classe ouvrière soit naturellement meilleur ou plus enclin à faire le bien que celui qui est né au sein de la bourgeoisie.
[et] elle se limite à exprimer un simple dégoût personnel pour l'injustice.

[la] décence commune ... s'avère même être un obstacle à l'action politique, ... une vision du monde conservatrice de la vie familiale et sociale.»
52 «[mais George Orwell] veut ici renvoyer à la spontanéité des sentiments moraux qui ne relèvent pas d'un apprentissage. C'est naturellement, à savoir sans y réfléchir et sans se fonder sur des raisonnements ou des préceptes, que les gens ordinaires, dans le contexte social de leurs pratiques, témoignent d'une décence commune. ... cette décence ordinaire exprime toute une histoire des meurs et des luttes incorporée dans les pratiques : celle de la libéralité anglaise, d'un sens de la mesure, d'un respect des opinions et des modes de vie des autres, d'une répugnance quasi instinctive pour [a violence collective.»
53 «...toute politique ne peut pas lui tourner le dos en la disqualifiant comme un attachement naïf et anachronique à des pratiques dépassées. Pour le dire différemment, «les révolutions doivent se faire, il ne peut avoir de progrès moral sans changements économiques drastiques, et pourtant le révolutionnaire s'active pour rien s'il perd contact avec la décence ordinaire humaine ».»
54 «Si l'on entend par « populisme » une attirance pour un régime autoritaire qui met en relation directe le chef et le peuple, en faisant fi des corps intermédiaires vus comme des élites coupées des réalités sociales, la référence à la décence commune n'est pas alors vraiment populiste. L'idée même de société décente récuse l'inégalité et la hiérarchie, se méfie de l'embrigadement et du parti, fût-il populiste. On peut remarquer d'ailleurs que, très souvent, derrière des mouvements populistes autoritaires (boulangisme, nazisme, poujadisme, trumpisme, etc.) se tiennent des puissances économiques et politiques qui instrumentalisent le désarroi social des classes populaires et l'orientent à leur profit.
... Comment peut-on être démocrate en effet sans supposer au minimum que les gens ordinaires possèdent un certain sens de la justice ? Ceux qui le contestent devraient alors en tirer toutes les conséquences et militer ouvertement pour une conception oligarchique et technocratique de la politique.»

Du site de l'éditeur : «“De plus en plus, les gouvernements dépêchent des psychologues sur tous les lieux du drame social afin de masquer ses origines non psychologiques.” “Ce n’est pas Orwell qui est désespéré, c’est le monde qui est, de plus en plus, désespérant.”
George Orwell est connu pour avoir écrit 1984 ou La Ferme des animaux, satires du totalitarisme. Il l’est moins pour la réflexion qu’il a menée sur la condition des gens ordinaires. Bruce Bégout rend ici hommage à l’humanisme d’Orwell. Il y a, dans sa pensée, la combinaison inédite d’une lucidité pessimiste et d’une joie de vivre. En parcourant son œuvre, il cherche à définir la notion de “décence ordinaire”. La “common decency” serait ce “sens moral inné” qui incite les gens simples à bien agir. Orwell se demande quel rôle politique elle peut jouer. Partisan de l’engagement, il déplore la résignation des gens ordinaires. Sans jamais tomber dans un sentimentalisme à la Dickens, il défend l’idée d’un socialisme utilisant cette décence comme arme politique. Il dénonce, par contraste, l’indécence extraordinaire des intellectuels qui s’affilient au pouvoir et les dérives d’un socialisme coupé du quotidien. S’ensuit une critique de l’évolution technique de la société occidentale et une analyse de la dérive du langage vers une novlangue. Révélant l'importance qu'occupe la question de la vie quotidienne chez Orwell, Bruce Bégout nous propose une lecture nouvelle de son œuvre et met en valeur la finesse de son jugement politique.»

Pour éclaircir ce texte intense et déstabilisant je propose des titres pour chaque chapitre.
Chapitre I Vie banale et tyrannie technique
Page 11 «... cette vie ordinaire ne représente pas seulement pour Orwell un sujet d'étude original. Il ne s'agit pas simplement de mettre en évidence cette vie banale qui passe inaperçue la plupart du temps, mais plus fondamentalement de montrer que cette vie recèle en elle-même, dans son apparente platitude, une valeur capitale pour la compréhension de l'expérience humaine. Elle est ce par quoi l'existence prend sens, et, à ce titre, ne peut donc être négligée ni mutilée : «... Mon principal motif d'espoir pour l'avenir tient au fait que les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral.»»
12 «A une époque qui entendait rénover en profondeur la vie humaine dans tous ses aspects quotidiens, par une mainmise de la technique, de la science et de la bureaucratie, à une époque qui promouvait un homme nouveau, que ce soit l'ingénieur rationnel à la H.G. Wells ou le surhomme totalitaire, bref à une époque qui prétendait dépasser sans scrupules la médiocrité de la vie quotidienne, la décision de valoriser cette vie exprimait déjà une forme d'opposition.
Orwell a clairement vu dans le monde ordinaire un pôle de résistance. Car ce monde n'est pas simplement à préserver comme un territoire menacé, mais il est aussi ce qui nous préserve contre la destruction de l'expérience commune et la "mobilisation générale". Ce que les formes tyranniques du pouvoir moderne humilient en effet, ce sont justement ces valeurs ordinaires des gens simples, à savoir ce qu'Orwell nomme, à partir de 1935, la "décence ordinaire". (common decency) - Il est regrettable que la traduction française des Essais, articles et lettres (par ailleurs remarquable) n'ait pas rendu la common decency par une formule unique, effaçant ainsi l'unité d'un concept central.»
Chapitre II Décence ordinaire des gens simples
15 «...Orwell a tout d'abord repéré cette décence ordinaire parmi les gens que la société considère en général comme indécents en raison de leur manière débraillée de vivre : les mendiants et les vagabonds. Cet élément biographique n'est pas à négliger pour la compréhension même de ce que signifie la common decency. ... une sorte de démarche autopunitive, Orwell, ancien élève d'Eton et membre de la police impériale en Birmanie, décide, à la fin des années vingt, contre l'avis de sa famille et de ces amis, de s'avilir en choisissant de vivre parmi les déclassés. Voulant en quelque sorte se racheter du fait d'avoir appartenu aux deux plus hautes institutions de l'Empire britannique (la Public School et l'armée coloniale) qui représentent une autorité qu'il a toujours rejetée, il adopte une stratégie d'abaissement social. Il désire partager, de manière expiatoire, le sort de tous les êtres inférieurs et déchus : les coolies birmans, les trimards, les chômeurs, etc. Mû par un certain esprit de mortification, dont il comprendra par la suite le caractère superficiel en tant qu'il repose uniquement sur la haine de soi ...
... ce qu'il découvre, dans ses errances urbaines, au contact des populations des asiles de nuit, des
foyers ouvriers du Nord, des travailleurs sans qualification, c'est justement une dignité ordinaire, un sens viscéral de l'égalité, de la simplicité, de la solidarité. Cherchant l'humiliation, il découvre l'humilité.»
17 «Cette honnêteté ordinaire s'exprime sous la forme d'un penchant naturel au bien, et sert de critère du juste et de l'injuste, du décent et de l'indécent. Elle suppose donc, avant toute éducation éthique et pratique, une forme de moralité naturelle qui s'exprime spontanément sans faire appel à des principes moraux, religieux ou politiques.
A rebours de toute déduction transcendantale à partir d'un principe, la common decency est la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus qu'une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal.»
18 ««Goût et dégoût, sentiment esthétique, notion du bien et du mal (on ne peut jamais démêler dans le jugement ce qui relaxe de la morale et ce qui ressort de l'esthétique), tout cela donc provient de sentiments que l'on s'accorde la plupart du temps à décrire comme trop subtils pour être rendus par des mots.»»
20 «C'est comme si les possédants et les dominants ne connaissaient pas ce sentiment ordinaire de la décence. Ou plutôt comme s'ils l'avaient perdu ou corrompu.»
Plus on est riche, moins on a de morale, c'est prouvé
Des chercheurs américains et canadiens documentent l'existence d'une relation inverse entre élévation dans la hiérarchie sociale et éthique du comportement individuel.


21 «Il existe manifestement dans le mode de vie des couches supérieures de la population des facteurs qui inhibent le développement de la décence ordinaire.
Elle s'apparente à une certaine manière décente de vivre en commun. Par conséquent, la décence ordinaire combine toujours un sentiment naturel et un environnement social. »
22 «La décence ordinaire n'est pas, dans l'esprit d'Orwell. la reconnaissance apitoyée d'une (illusoire) bonté morale des gens simples face à la dépravation du riche, fiction religieuse qui repousse la justice sociale dans l'outre-monde du nivellement ultime.»
23 «Celle-ci [la morale innée de chaque homme] n'est pas à proprement parler une moralité spécifiquement ouvrière ou populaire, elle n'est rien d'autre que la moralité humaine par excellence (l'homme ordinaire est l'archétype de tous les hommes). ... elle ne se manifeste plus que dans les pratiques désintéressées des gens simples.»
23-24 Les communs «La vie ordinaire est, en quelque sorte sorte, le dernier refuge de l'universel. C'est au sein des existences communes que l'être-en-commun se maintient. Disons-le clairement ce n'est pas par simple intérêt que l'homme ordinaire répugne à faire le mal (l'éthique ne relève pas d'un calcul), mais parce qu'il a en lui certaines dispositions morales qui l'incitent à prendre soin spontanément de ses semblables. La décence signifie alors une générosité naturelle que favorise la vie ordinaire en tant que celle-ci s'épanouit dans les pratiques quotidiennes du travail, du soin, de l'amitié. En un sens, la vie ordinaire actualise les dispositions morales en les articulant à des activités faites en commun pour le bien du groupe.
Voilà pourquoi la décence ordinaire n'est pas équivalente à la dignité humaine. La dignité indique, comme en atteste son origine juridique, la présence dans l'homme d'une autorité et d'un prestige liés à un certain rang. Même lorsqu'elle est reconnue sans exception à tous les hommes chez Pic de la Mirandole, elle exprime toujours des qualités éminentes (raison, liberté, honneur) qui élèvent et édifient.»
25 «La dignité humaine repose donc sur une distinction anthropologique forte, à savoir sur l'archi-image divine contenue en chaque homme. Elle vient toujours d'en haut. A l'inverse, pourrait-on dire, la décence commune vient d'en bas. Elle relève d'une reconnaissance du caractère inférieur de l'homme.
Là où la dignité repose sur l'interprétation métaphysique de l'homme comme animal rationnel, la décence témoigne simplement de la faculté humaine d'éprouver le bien et de chercher à agir selon lui. Elle n'est pas un droit, ni ne fonde le droit comme la dignité qui entre dans la fondation des droits de l'homme), mais elle est pré-institutionnelle et, comme telle, ne peut jamais s'exprimer dans un cadre juridique. Ainsi déployée dans son immanence, la common decency relève toujours d'une confiance de la grande majorité des gens dans leurs valeurs morales communes, «sans avoir besoin de les associer à quelque croyance transcendantale»»
26 «la décence ordinaire appartient à la sphère des sentiments les plus profonds et les plus essentiels de l'homme. Elle s'enracine dans la vie affective. Or, selon la thèse développée dans l'article New Words ("des mots nouveaux"), rien n'est plus difficile à exprimer que cette part obscure [inconnue] de notre nature «En un certain sens, ce versant non verbal de notre esprit en constitue la partie la plus importante, car c'est là que presque tous les mobiles qui gouvernent notre vie prennent leur source.»
Orwell considère que le langage, toujours trop abstrait et général, est un moyen peu adapté à la restitution de la singularité des sentiments les plus vifs. «La vie dénie toute expression.» Car le non verbal relève essentiellement de la sphère vague des sentiments et des émotions que «l'on s'accorde la plupart du temps à décrire comme trop subtils pour être rendus par des mots».»
27 « ... la décence n’est pas exactement un néologisme, mais elle est peut-être une nouvelle manière de formuler cette expérience ordinaire de la justice. ... toute nouvelle formulation des sentiments les plus profonds de l’homme, pour ne pas être une simple fantaisie, à savoir le résultat de la décision arbitraire d’un auteur ou d’une coterie littéraire, doit sans cesse renvoyer à une “expérience partagée”.
Note : «dans le cas du “bon” néologisme, il s’agit encore et toujours de légitimer l’invention verbale en l’étayant sur une expérience partagée : “sans cette communauté d’expérience, il est évident qu’aucun mot ne peut être porteur de sens”,»
Chapitre III Imperfection vivante du monde ordinaire
28 «...cette décence ne se limite pas à un sens moral inné, mais implique aussi une pratique commune du respect et de la loyauté.
La décence ordinaire se manifeste tout d’abord sous la forme d’une certaine répugnance à faire le mal ou à le voir faire. L’homme ordinaire, ... Ancré dans son monde de la vie, avec ses pratiques et ses coutumes traditionnelles qui le lient spontanément à des égaux, il n’a pas de disposition naturelle à la domination, et c’est pour cela qu’il en est, la plupart du temps, la victime toute désignée.»
29«...cette répugnance préverbale de l’homme ordinaire qui s’oppose, sous la forme de l’écœurement, à toute espèce de tyrannie. Telle est, pour Orwell, l’unique raison d’espérer en un avenir meilleur. Car l’espoir ne se nourrit pas de belles théories sur les lendemains qui chantent, mais surtout de la capacité humaine de conserver son sens moral en toutes circonstances. À quoi bon rêver d’une société juste et égalitaire si elle ne permet pas à la décence commune de s’y exprimer librement ?»
30 «Faisant montre d’une certaine indifférence à l’exercice du pouvoir «ils n’ont aucune envie d’arriver en haut de l’échelle», ils ne se laisseront jamais entraîner dans une entreprise inique.
Sachant intuitivement qu’ils n’en sortiront jamais vainqueurs, mais qu’ils rempliront au contraire, dès que les choses tourneront mal, les premiers wagons des individus à sacrifier, ce sont toujours les derniers à se convertir à la politique de la violence.»
... ce désintérêt, s’il a un aspect positif, à savoir la défiance vis-à-vis du pouvoir et le peu de goût pour le conquérir, comporte aussi de nombreux inconvénients. L’un des plus préoccupants demeure, sans nul doute, l’apolitisme, cet apolitisme des classes populaires qui est l’une des raisons principales de la montée du fascisme ...»
32 «...le socialisme, tel que le conçoit Orwell, ne vise pas à établir une société parfaite, mais une société meilleure.»
35 «Swift appartient à ce genre d’intellectuels qui ... est l’exemple-type de l’intellectuel occidental qui souhaiterait que tout dans la vie soit aussi bien construit et intelligent qu’une conférence.»
36 «Comme Tolstoï, avec qui il partage une intransigeance quelque peu effrayante qui, tout en narguant la pensée totalitaire, n’en est pas si éloignée (“chez l’un comme chez l’autre, on trouve derrière l’anarchisme apparent une mentalité autoritaire”, ibidem), il ne perçoit dans la vie quotidienne que saletés, maladies, bêtises, malignités, et ne peut jouir de rien, si ce n’est de son propre ascétisme.»
37 «Tel est le défaut majeur de ces réformateurs radicaux de la société qui, ne trouvant autour d’eux aucune objectivation concrète de leur idéal, versent dans le pessimisme venimeux et se retirent dans la tour d’ivoire de leur ironie mordante
38 «Dans Quelques réflexions sur le crapaud vulgaire [que l'on peut trouvé dans Les Amis de Bartleby - Barteldy personnage actif par sa passivité] « Je pense qu’en conservant l’attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et (…) les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête, et qu’en prêchant la doctrine selon laquelle il n’est rien d’admirable hormis l’acier et le béton, on contribue à l’avènement d’un monde où les êtres humains ne trouveront d’exutoire à leur excédent d’énergie que dans la haine et le culte du chef.»»
39 «...il ne s’agit pas de renoncer à la réforme sociale, mais celle-ci ne peut se faire concrètement qu’en se fondant sur le monde de la vie. Trop souvent le révolutionnaire n’a été qu’une tête haineuse, un être abstrait, immature et caractériel, sans nulle relation avec l’existence ordinaire.
...toute réforme politique ne peut s’inscrire véritablement dans le tissu de la vie humaine que si elle en respecte la trame souple et ténue.
S’il n’est pas une brute, l’homme ordinaire n’est pas non plus un saint ; mais, point plus important : il n’a pas à le devenir.»
41 ««Être humain consiste essentiellement à ne pas rechercher la perfection, à être parfois prêt à commettre des péchés par loyauté, à ne pas pousser l’ascétisme jusqu’au point où il rendrait les relations amicales impossibles, et à accepter finalement d’être vaincu et brisé par la vie, ce qui est le prix inévitable de l’amour porté à d’autres individus.»
Il faut d’abord savoir acquiescer au monde avant d’entreprendre de le changer.»
42 «Elle est une pratique, et, en tant que telle, une source d’actions.»
42-43 «Tout en dénonçant la passivité des hommes ordinaires, Orwell place donc tout de même sa confiance politique en eux. Autrement dit, le pouvoir peut ne pas être toujours corrompu et une traduction politique de la décence ordinaire est possible. Le combat politique d’Orwell n’aurait aucun sens si cette décence demeurait une simple qualité morale. Elle est une pratique, et, en tant que telle, une source d’actions. ... l’homme ordinaire se moque du pouvoir. Il ne le décrypte pas. En un certain sens, résigné, il ne cherche pas à le comprendre, encore moins à le conquérir.
      Aussi, le pouvoir politique, ayant clairement jaugé cyniquement ce fondement moral du peuple, cherche-t-il, soit à le détourner à son profit, en utilisant son potentiel d’indignation, pour le reporter sur des succédanés du mal véritable, soit à le réduire à néant, au nom de la Realpolitik, comme une forme naïve et obsolète de bonté.»
45 «Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices, qu’elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l’homme sur l’homme...»
Chapitre IV Indécence de l’intelligentsia
46 «Si Orwell insiste tant sur la décence ordinaire des petites gens, c’est aussi pour dénoncer, par contraste, l’indécence extraordinaire des élites politiques et culturelles. Il en veut tout particulièrement à une catégorie de personnes qui aurait dû, plus que toute autre, faire preuve d’un peu plus de décence dans ses prises de position publiques : les intellectuels. Tout au long de son œuvre, Orwell n’a eu de cesse de critiquer les intellectuels toujours prêts à braver la morale élémentaire pour légitimer des régimes notoirement tyranniques : “la plupart des intellectuels, pour ne pas dire tous, se sont ralliés à une forme de totalitarisme ou à une autre”
Souvent issus des classes moyennes, voire du peuple, ils semblaient pourtant être les mieux placés pour préserver à tout le moins une once de moralité dans un monde voué à l’exploitation des masses : «Lorsqu’on voit des hommes hautement instruits se montrer indifférents à l’oppression et à la persécution, on se demande ce qui est le plus méprisable, leur cynisme ou leur aveuglement.»»
47 «“Dans notre pays”, note Orwell amer, “ce sont les libéraux qui ont peur de la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre la pensée”.»
49 «Il insiste tout d’abord ... sur la position de l’intellectuel coupé du monde de la vie quotidienne.
Il n’a plus de repères dans le monde de la vie, mais flotte dans un univers artificiel où seules prévalent la pensée et la ruse.»
50 «...cette absence d’ancrage solide dans le monde de la vie qui rend l’intellectuel réceptif à l’idéologie d’une construction abstraite et arbitraire d’une nouvelle vie.»
51 «Ce qu’il dénonce chez l’intellectuel (par exemple chez les pacifistes profascistes et les marxistes prosoviétiques), ce n’est pas sa passion analytique ni sa posture critique, mais, au contraire, son affiliation, aveugle ou cynique (c’est selon), à un État ou à un parti ouvertement totalitaires.
En dépit de quelques formules un peu vives, il n’y a pas, chez Orwell, d’anti-intellectualisme au sens large, seulement, si l’on peut dire, une anti-intelligentsia.»
55 «Ce culte du pouvoir s’explique par la volonté de mettre en pratique sa soi-disant supériorité théorique en modifiant le réel. L’intellectuel est un être d’influence, il veut infléchir directement le cours des choses par ses conseils, ses analyses, ses convictions. Il attend simplement qu’on lui donne les moyens de ses ambitions politiques. À ce titre, la société industrielle s’avère une aubaine pour lui. ... La complexité du monde moderne travaille pour l’intellectuel ; elle crée les conditions sociales de son recours. Son sens de l’organisation se trouve valorisé dans un univers où rien de simple ne peut s’effectuer. C’est pourquoi, même s’il est censé théoriquement prendre leur défense, l’intellectuel éprouve un certain dédain pour les gens ordinaires et leurs vertus simplistes. Tout ce qu’ils soutiennent, “l’affection, l’amitié, la bienveillance ou même la simple politesse”, lui paraît absolument naïf.»
58 «...la société future va être exclusivement fondée sur la combinaison de la rationalité instrumentale et de la puissance. Or les intellectuels (ingénieurs, professeurs, journalistes, etc.) sont déjà les maîtres de la première et aspirent à la seconde.»
61 Un peu comme Sartre et compagnie mais pourtant ils ont côtoyé le nazisme «...l’intelligentsia anglaise n’est absolument pas capable de comprendre la nature horrible du totalitarisme, et ce pour des raisons qu’elle récuserait elle-même si elle les connaissait, à savoir son enracinement inconscient dans une tradition et une culture libérales : «Mais s’il est une chose qui a indéniablement contribué à propager le culte de la Russie parmi l’intelligentsia anglaise au cours de ces dernières années, c’est précisément la douceur et la sécurité de la vie anglaise. Par-delà toutes ses injustices, l’Angleterre demeure le pays de l’habeas corpus, et la très grande majorité des Anglais n’a jamais connu la violence ou l’abus de pouvoir. Quand on a grandi dans une telle ambiance, il est très difficile de se représenter ce que peut être un régime despotique.»»
Chapitre V Valorisation de la décence ordinaire
66 «La résistance à l’embrigadement totalitaire des intellectuels passe par la valorisation politique de la common decency. Se trouvent en elle, non seulement l’aspiration au respect, mais aussi sa mise en pratique effective dans des conduites sociales. Ainsi toute société juste ne peut qu’estimer la décence ordinaire. Mais elle doit aussi se fonder sur elle, et tirer d’elle la pratique immanente et quotidienne de la justice. Il ne peut exister de réforme politique qui n’aille dans le sens de l’encouragement de la décence. Car cette dernière constitue le code moral de toute action politique qui, si elle ne se limite pas à une simple éthique, ne peut non plus se passer d’elle. La reconnaissance de la décence ordinaire est donc fondamentale, puisqu’en elle réside rien de moins que la source de toute société juste. Il existe en effet dans la vie des gens ordinaires des qualités primordiales (désintérêt, solidarité, dégoût pour la domination) pour toute institution politique de la vie en commun.»
68 «C’est la société qu’il s’agit de changer, non la vie elle-même. En cherchant bien, on découvre toujours, dans la vie des gens simples, des vertus et des pratiques qui ont une valeur en elles-mêmes et qui n’ont pas besoin d’être transformées ni abandonnées.»
69 «...une certaine bohème littéraire des années trente qu’Orwell connaissait bien (Connolly, Spender, etc.), trahit encore un dégoût pour la vie ordinaire qu’elle ne cherche pas à réformer, mais à fuir dans des microcommunautés d’artistes.
...il n’est pas nécessaire de s’évader du monde quotidien pour connaître “la plénitude de la vie” . D’une part, cela est impossible et ne mène à rien ; d’autre part, l’expérience transgressive retombe elle-même rapidement dans la routine quotidienne.»
70 «...Orwell ne partage pas le mépris de la pauvreté d’un certain socialisme fabien qui veut transformer l’ouvrier en un gentleman.
La décence est aussi une revendication spontanée de l’estime de soi. Cela ne favorise pas,... le conservatisme corporatiste qui voudrait, sous le faux prétexte de la reconnaissance de cette dignité des classes populaires, ne rien changer à la structure économique et politique de la société (il existe ainsi un certain populisme qui, sous couvert de flatter l’identité culturelle du peuple, le prive de tous les moyens politiques, sociaux et économiques de son expression dynamique, la maintenant dans une conception figée de sa propre histoire et naturalisant par là même la hiérarchie sociale qui l’humilie).»
76 «...il s’agit, à présent, de lui donner une expression véritablement politique qui ne dilue pas sa moralité commune dans la raison d’État, et ne la réduise pas non plus aux simples appels de la bonne conscience.»
Chapitre VI Traductions politiques possibles
78 «COMMENT le socialisme, tel que le comprend Orwell, peut prendre en compte la décence ordinaire des gens simples ? Quelles traductions politiques possibles peut-il y avoir à ce sentiment du juste et de l’injuste ?
[sa] forme d’organisation de la société qui est la plus à même de respecter la décence. Toutefois le socialisme actuel n’a pas encore véritablement pris acte de la valeur cruciale de la décence ordinaire.
Il se perd en arguties théoriques sur le caractère scientifique du matérialisme historique, et néglige l’expérience commune de l’injustice qui est ... l’unique source de toute volonté de changement politique : «Si le [ le socialisme] attirait en masse des hommes dotés de meilleurs cerveaux et d’un sens plus élaboré de la décence ordinaire, les personnages douteux (…) cesseraient d’y tenir le haut du pavé.»»
79 «Alors même que le socialisme ... n’est rien d’autre que l’expression politique du “banal respect de soi”, il ne parvient pas à pénétrer la vie des gens ordinaires.
... le regret d’une doctrine sociale coupée de sa base vitale et quotidienne : le sens pratique des classes populaires. Le socialisme n’attire que les marginaux et les théoriciens, mais pas les gens auxquels il est directement destiné, à savoir le petit peuple. C’est la raison pour laquelle il est urgent d’entendre ces voix humbles, et surtout de les prendre au sérieux, ... » Les gilets jaunes.
80 «...la décence ordinaire peut, en tant que pratique sociale, servir d’instrument efficace à la rénovation de l’action politique.
«La grande masse des gens n’a jamais la moindre occasion de mettre sa décence innée ... au service de la gestion des affaires, de sorte qu’on en arrive presque à conclure cyniquement que les hommes ne sont honnêtes que lorsqu’ils n’exercent aucun pouvoir. (…) ... la voix authentique de l’homme ordinaire ... qui introduirait une nouvelle décence dans la gestion des affaires, si seulement il y accédait, au lieu de ne jamais sortir des tranchées, de l’esclavage salarié et de la prison.»
...il y a dans la pratique de la décence populaire une manière de respecter les autres qui devrait permettre l’épanouissement d’une action politique libérée de toute volonté de domination.»
81 «Le but du socialisme ne doit pas être de mettre sens dessus dessous la vie ordinaire, mais, au contraire, de prendre appui sur elle...
D’une certaine manière, la politique n’est pas une fin en soi. Elle tire le sens de sa pratique de la vie extra-politique qui la précède et la fonde : le monde quotidien. Elle devrait toujours viser sa propre suspension dans l’accomplissement de ce qui n’est pas politique, n’être qu’un moment intermédiaire entre deux états extra-politiques : la décence ordinaire au départ et la société décente à l’arrivée.»
82 «la décence ordinaire ... présente trois qualités principales qui en rendent l’expression politique difficile.
- ...il s’agit d’une pratique immanente et pré-institutionnelle de groupes sociaux mal définis.
- ...[elle] est, en tant qu’expression affective et immédiate d’un certain dégoût social, plutôt réactive qu’active, négative que positive. Elle signale une répugnance humaine à la violence et à la domination, qui, en retour, n’indique rien de ce que serait une action absolument juste et bonne (c’est pourquoi, chose étrange, cette décence ordinaire du peuple peut coexister avec des pratiques populaires amorales).
- ...[elle] ne s’assemble pas elle-même en une théorie pouvant donner des raisons d’agir. Elle relève seulement du sentiment spontané du bien que la littérature a souvent mieux exprimé que la philosophie.»
83 «Est décent ce qui n’humilie pas l’individu, mais témoigne du respect de sa vie, de ses choix, de ses manières d’être et de penser.
... elle doit mettre immédiatement fin aux inégalités sociales, économiques et culturelles les plus choquantes qui, par leur disproportion monstrueuse, constituent l’indécence même.»
84 «Elle désigne ...une sorte de juste mesure des talents et des travaux qui doit permettre à chacun de ne pas se sentir humilié par la non reconnaissance de ses actes. Orwell, on s’en serait douté, n’a aucun goût pour le nivellement étatique des qualités et des comportements, mais il fustige l’acceptation libérale de l’inégalité au nom de l’efficacité du système économique...»
Les deux remarques qui suivent sont pour moi interrogatives. Comment la mesure-t-on ? : «...toute loi, ou institution, de la société ne peut aller contre la décence ordinaire et violer son code moral immanent et pré-juridique. La common decency joue en quelque sorte ici le rôle d’un droit naturel, irréductible au droit positif et lui servant de modèle invisible et inviolable. Toute constitution politique doit respecter le pouvoir constituant de la décence ordinaire.»
85 «...une société qui n’impose aucun idéal de vie, mais respecte les pratiques et les formes de vie ordinaires déjà constituées, mêmes celles qui possèdent un caractère trivial et peut-être imparfait.» Le luddisme en était la défense.
Qu’est-ce qui, en effet, humilie quotidiennement l’homme ? C’est toujours le pouvoir entendu comme la forme instituée (nécessairement injuste) de domination de l’homme sur l’homme. Il n’y a pas de pouvoir qui ne suppose la différence hiérarchique et hégémonique des dominants et des dominés.» Donc sortir du rapport dominant-dominé.
« Aucun pouvoir n’est – et ne peut être – démocratique au sens strict, à la différence de la souveraineté.» Ce qui entraine une autre question qu'est-ce que la souveraineté ? Juste celle qui serait au dessus ?
86 «La question centrale pour Orwell ... : comment faire pour que la pratique ordinaire de la décence s’étende à toutes les strates de la société, afin de les corriger dans le sens d’une plus grande justice sociale, sans pour autant se convertir en formes hiérarchiques et institutionnelles ? En un sens, en tant qu’elle appartient continuellement à une pratique immanente et anonyme, la décence ordinaire est politiquement an-archiste.
...elle doit, elle aussi, entrer dans le jeu de l’action positive et transformatrice du réel.»
87 «La société décente n’a que faire de l’apitoiement sur les petites gens et leur lot quotidien de malheurs. Cette fausse sollicitude – souvent intéressée et paradoxale (intéressée car elle relève le plus souvent d’une simple logique électoraliste, et paradoxale car elle coexiste avec les décisions mêmes qui créent les conditions de cette souffrance sociale) ... les gouvernements dépêchent des psychologues sur tous les lieux du drame social afin de masquer ses origines non psychologiques. Il ne s’agit donc pas de déplorer les souffrances des gens ordinaires, mais surtout de laisser leurs vertus pratiques, leur sens de la générosité et de la loyauté, s’exprimer. ... ne pas les réduire à des positions victimaires, mais de les considérer comme des êtres capables de donner un sens à leur existence.»
Chapitre VII Risque de "populiste"
89 «si l’on y regarde de plus près, la théorie de la décence ordinaire constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme politique.»
90 «Appartenant à la vie immanente elle-même, le sens moral n’est jamais un ordre moral... Ce sens moral naturel ne se convertit jamais en un dogme moral et en un système normatif, et s’il le fait tout de même, c’est à ses dépens, parce qu’il est alors instrumentalisé par un pouvoir quelconque (un parti, une corporation, etc.).»
92 «...il considère ... que la répugnance populaire envers la violence et la perversion n’est pas le reflet d’un esprit petit-bourgeois, mais témoigne d’une décence naturelle qui se méfie instinctivement de toute transgression lorsque celle-ci implique l’humiliation des faibles et le crime gratuit.»
«...la raison pour laquelle la décence ordinaire est, pour Orwell, la forme éminente de résistance à l’hégémonie : «... dans toute société, les gens ordinaires doivent vivre dans une certaine mesure contre l’ordre existant. La culture authentiquement populaire de l’Angleterre mène une existence souterraine, clandestine, officieuse et plus ou moins réprouvée par les autorités.»»
93 «N’est-il pas, ... dangereux de fonder les normes de la vie politique sur la sphère préconsciente des sentiments et des instincts ? Les systèmes fascistes ne sont-ils pas la preuve vivante d’une politique irrationnelle faisant appel aux instincts les plus vils des hommes et les mobilisant sans hésitation dans une complicité affective qui va de la propagande abjecte jusqu’aux états extatiques grossiers, suscités par le spectacle infernal des parades militaires ?»
94 «...la propagande totalitaire ne cesse de fonder son discours et son action sur des passions ventrales. Elle falsifie à sa racine même la décence ordinaire en instaurant à sa place une sorte de sens immoral naturel : la haine de l’autre.»
95 ««Les interrelations entre le sadisme, le masochisme, le culte de la réussite, le culte du pouvoir, le nationalisme et le totalitarisme constituent un problème considérable qu’on vient tout juste de commencer à débroussailler et qu’il est même tenu pour inconvenant d’aborder.»»
97 «...on a affaire là à de véritables sentiments, à savoir à des expressions humaines intimes, profondes et quelque peu incompréhensibles, dont les ressorts cachés excèdent le langage et la raison.»
99 «Orwell ... ne considère pas la perversité comme une des impulsions primitives du cœur humain. Pour que le mal passe de l’inclination à l’exécution, il doit rencontrer des circonstances favorables. À bien y regarder, ce n’est donc jamais dans des situations banales que l’homme ordinaire devient un criminel, voire un meurtrier de masse. C’est toujours le caractère exceptionnel du contexte totalitaire dans lequel il est pris qui le conduit à commettre l’irréparable.»
101 «Le mal, si fréquent soit-il, ne forme jamais une expérience (à savoir cette traversée continue de la vie qui retient le passé comme un acquis vivant). Il demeure toujours au stade foudroyant de l’épreuve. Même au bout d’une dizaine d’années, voire plus, passée dans un environnement pervers (le XXe siècle a suffisamment fourni d’exemples de ce malheureux état de choses), la sensibilité humaine ne s’accoutume pas. Elle ressent le mal comme au premier jour, comme quelque chose d’extra-normal. Finalement ce n’est pas la moralité qui est elle-même ordinaire, qui se quotidianise tous les jours, mais c’est la vie ordinaire elle-même qui, parce qu’elle est ordinaire, produit une forme de bonté propre, de générosité autochtone.»
102 «C’est dans cette fidélité des hommes envers leur monde quotidien que se trouve certainement le fondement de leur moralité ordinaire.»
«Un être sans monde est plus réceptif au pacte faustien qu’une vie incarnée. Une existence sans attaches adhère plus facilement à ce qui brise toute attache.»
Chapitre VIII Menaces par la technicité
104 «...il affirme sans autre forme de procès qu’il déteste “les grandes villes, le bruit, les voitures, la radio, les nourritures en conserve, le chauffage central et le mobilier moderne”» Il aimait l'odeur du feu de tourbe.
105 ««Le processus de mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue ...»»
107 «L’ensemble du chapitre XII du Quai de Wigan constitue un réquisitoire terrible contre “la mécanisation du monde” et ses “ravages”»
111 «l’ère industrielle produit une transformation spectaculaire du paysage traditionnel de la vie et induit une séparation au sein même de toute expérience vécue. Elle prend d’assaut la ville et la campagne, les rues et l’intérieur des maisons. Radio, littérature, cinéma, médias et divertissements de masse en sont eux-mêmes la proie. C’est le temps de la production fordiste de tous les aspects de l’existence, même de ceux qui appartiennent à l’imaginaire ...»
113 «Non seulement il n’est pas “blâmable de prendre plaisir au printemps et à d’autres changements de saison”, mais il est même souhaitable de le faire, car il n’est pas sûr que la révolution socialiste ait d’autre but que de permettre en fin de compte aux gens ordinaires d’exprimer librement leurs inclinations envers la nature et les choses simples qui composent leur vie.»
115 «Une fois que les mots simples et clairs ont été bannis de la langue (comme trop communs, trop ordinaires, au fond, trop populaires), la voie est libre pour la phraséologie manipulatrice.
Ce n’est pas seulement la vérité objective que la novlangue détruit, mais l’expérience vécue elle-même avec ses nuances et ses humeurs. Elle dissout le sujet et l’objet dans le schéma idéologique. Les vérités élémentaires de la perception et de la logique sont niées, tout comme les sentiments sincères et authentiques. La novlangue détruit tout autant l’objectivité que la subjectivité, car elle défait le lien qui existe entre elles : l’expérience.»
116 «...Orwell note ... que les écrits propagandistes sont, au départ, entièrement étrangers “au monde de l’homme ordinaire”, en ce qu’ils nient ou inversent ses valeurs. Mais cet écart entre la langue idéologique et la langue ordinaire ouvre l’espace de la manipulation de masse. En effet, l’oubli de la langue de tous les jours, avec son système de référents et de significations ordinaires, accentue la perte de l’évidence naturelle des formes de vie quotidiennes et y introduit un malaise tenace que vise à apaiser la langue schématique de l’idéologie.»
116-117 «...l'homme ordinaire ne sait plus parler, ni ne comprend “le dialecte exsangue des porte-parole gouvernementaux”. Il se sent étranger dans son propre monde ne sachant plus comment lui donner un sens. Il est alors mûr pour la récupération technocratique qui lui livre, clefs en main, des phrases et des idées toutes faites dont la vertu première est de fournir une explication simpliste mais rassurante de la réalité. C’est que cette novlangue n’est pas seulement abstraite ..., elle est surtout abstractrice ... : elle arrache l’homme à ses formes de vie et le propulse dans un univers verbal totalement factice qui recrée un semblant de cohérence. La novlangue déquotidianise le langage ordinaire, afin de lui substituer un langage technocratique qui ne s’appuie plus sur le monde de la vie, mais veut le commander.
      Précisons qu’Orwell ne conteste pas le bien fondé d’une langue spécialisée dans son domaine d’application. Mais il met en garde contre l’invasion de ce langage fonctionnel dans le monde quotidien. Car la recrudescence des formules creuses étouffe la spontanéité du parler ordinaire. Comme a pu le faire Victor Klemperer en Allemagne à la même époque,...»
119-120 «Cette langue coupée de la vérité objective et de la sincérité subjective promeut le mensonge comme unique forme de communication. Elle a ainsi pour vocation de produire un climat favorable à l’adoption de l’indéfendable.
    «Le langage politique (…) a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance.»
... ces techniques de communication modernes... favorisent, selon Orwell, la désorientation anthropologique et préparent le terrain à l’acceptation de l’inacceptable. À partir du moment où les hommes ont été séparés de leurs formes de vie ordinaires (auxquelles participe bien entendu le langage), ils sont mûrs pour le reconditionnement artificiel.»
122 «...si abaissée soit-elle, la vie contient en elle une énergie qui contredit tout désespoir, énergie qu’Orwell observe habituellement chez les gens ordinaires et défavorisés : “les gens qui ont le ventre vide ne désespèrent jamais de l’univers – ils ont bien autre chose à faire qu’à se soucier de l’univers”. La survie quotidienne ne peut se payer le luxe de la mélancolie. Toutefois ce n’est pas simplement la volonté d’autoconservation qui repousse le désespoir, mais la pratique même de la vie ordinaire.»
124 «Ce n’est pas Orwell qui est désespéré, c’est le monde qui est, de plus en plus, désespérant. Toutefois le monde de la vie demeure ; et, même oublié et bafoué, il forme un socle immuable d’expérience : «Les bombes atomiques s’accumulent dans les usines, la police rôde dans les villes, les mensonges sont déversés par les haut-parleurs, mais la Terre continue de tourner autour du Soleil, et ni les dictateurs ni les bureaucrates, quelle que soit leur désapprobation, ne peuvent rien contre cela.»»
Orwell «...appartient à une catégorie de personnes très rare, celle des anxieux sereins. La noirceur de sa vision générale est sans cesse atténuée par de réelles lueurs qui jaillissent des pratiques de la vie quotidienne. La redécouverte de la décence ordinaire des vies communes constitue l’unique espoir de la rénovation politique et sociale de l’Occident. Après tout, tel est le sens même du socialisme : que les gens – la multitude anonyme des sans voix – prennent leur destin en main, et s’émancipent des hégémonies qui exploitent leurs facultés et méprisent leurs modes de vie. La leçon politique d’Orwell consiste tout entière dans cet appel à la révolution des hommes ordinaires.»

Les gens de peu - Pierre Sansot
Éditions PUF - 1991

Page 7«L’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance. « Le petit peuple », le menu peuple, il se faufile, il est délicat, il est fragile alors que le peuple, en lui-même, évoque la puissance, les remuements, les grondements assourdissants de l’océan. Le peu ne présuppose pas la petitesse ou la mesquinerie mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller ou de se montrer médiocre. Sans doute vaut-il mieux manifester de la grandeur dans le peu que demeurer indécis, épais, risible, incapable d’un beau geste dans « l’aisance ». Nous avons de la peine à rendre hommage à ces gens-là parce que, d’une façon expresse ou inavouée, nous avons adopté une échelle qui a pour fondement l’économique.»
10 «Nul n'est un grand homme pour son valet de chambre» disait Goethe.
13 «En effet la modestie est une vertu (vraie ou feinte) avant d'être un signe de reconnaissance sociale : ne pas faire preuve d'anogance, ne pas manifester une prétention excessive, ne pas entrer dans une concurrence sauvage à l'égard des autres, prendre plaisir aux choses simples de la vie : au fond «se faire oublier», ne pas laisser de traces - œ qui devrait redoubler les difficultés d'une recherche.
Une pareille attitude se rencontrera (de préférence, mais non point exclusivement) chez des personnes pauvres. Un esprit polémique, dans sa hargne démystificatrice, y verra un renoncement à une lutte qui permettrait de changer la société.»
14 «Cette modestie doit être entendue convenablement. Elle s'accompagnait souvent d'un sentiment de fierté. Elle signifiait : «Je ne te demande rien. Je ne veux pas être, de quelque manière, ton obligé. Puisque je demeure à ma pla ce, je t'interdis de briser une distance que j'entends maintenir entre nous »»
17 «cette catégorie indécise de gens de peu ne se confond pas avec ce que l'on a nommé le «prolétariat». Nous nous trouvons en présence d'une ambiguïté à laquelle il nous parait difficile de nous soustraire : ou bien l'on assimile les couches populaires au prolétariat (difficile à cerner),
à un peuple (plus mythique que réel) ou bien l'on conserve à œtte expression une  indétermination essentielle et nous ne sommes pas loin de ce que nous appelons les gens de
peu.»
19 «Certains marxistes le [le temps libre] reléguaient au rang d'une instance qui permettait la reproduction des forces de travail. Il fallait donc oser affirmer qu'un homme, même modeste, peut aussi se réaliser hors du travail.»
20 «Si l'on cherche une définition qui rende compte de tant d'activités différentes, on ne dira plus «temps libre» (car en ce cas le chômeur illustrerait le plus bel exemple d'homme voué au loisir), mais un «temps consacré à soi» et l'on se rapprocherait de ce «souci de soi» qui préoccupa le dernier Foucault.»

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